Fragment Soumission et usage de la raison n° 23 / 23  – Papier original : RO 247-5

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Soumission n° 236 p. 83 v° / C2 : p. 111

Éditions de Port-Royal : Chap. V - Soumission, et usage de la raison : 1669 et janvier 1670 p. 47  / 1678 n° 1 p. 50

Éditions savantes : Faugère II, 347, I / Havet XIII.1 / Brunschvicg 267 / Tourneur p. 232-1 / Le Guern 177 / Lafuma 188 / Sellier 220

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Bibliographie

 

 

BOUCHILLOUX Hélène, Pascal, Paris, Vrin, 2004, p. 160 sq.

DROZ Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, Paris, Alcan, 1886, p. 116 sq.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Commentaires, Seconde édition, Vrin, Paris, 1971, p. 259.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., SEDES-CDU, 1993, p. 169.

MIEL Jan, Pascal and Theology, The John Hopkins Press, Baltimore and London, 1969, p. 163 sq.

PASCAL, Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 195 sq.

RUSSIER Jeanne, La foi selon Pascal, II, Tradition et originalité dans la théorie pascalienne de la foi, Paris, Presses Universitaires de France, 1949, p. 275.

 

 

Éclaircissements

 

La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle n’est que faible si elle ne va jusqu’à connaître cela.

 

Démarche : Jungo Michel, Le vocabulaire de Pascal dans les fragments pour une apologie, p. 57. Selon Richelet, « ce mot au figuré est beau et nouveau ». Il est en vogue selon le P. Bouhours. Andry lui attribue « d’ordinaire une idée de soumission ». Pascal l’emploie dans un sens très particulier.

Miel Jan, Pascal and theology, p. 163 sq., rapproche ce fragment de Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680), sur le pari, à propos de l’abêtissement, pour souligner que dès lors que l’on a compris que les résistances à la foi viennent des passions, il n’y a rien d’humiliant à s’appuyer sur la coutume et la machine pour chercher à croire.

Pascal n’hésite pas ici devant ce qui peut paraître un paradoxe : l’abêtissement est le point dernier de la raison. En réalité, comme l’indique Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 528 sq., il appartient à la raison de connaître ses échecs, d’en chercher la cause, d’accepter elle-même ses limites, et ultérieurement de contrôler témoins et témoignages.

Pascal s’appuie sur une idée qui remonte à saint Augustin : voir Soumission 8 (Laf. 174, Sel. 205). Saint Augustin. La raison ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait qu’il y a des occasions où elle se doit soumettre. Il est donc juste qu’elle se soumette quand elle juge qu’elle se doit soumettre.

Soumission 16 (Laf. 182, Sel. 213), sur le désaveu de la raison conforme à la raison : Il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison.

Une idée analogue se trouve sous la plume de Nicole-Wendrock, dans ses notes sur les Provinciales, tr. Joncoux, II, éd. de 1700, p. 299 : le principal usage qu’un chrétien fait de sa raison est de se convaincre que rien n’est plus raisonnable que de soumettre sa raison à la loi de Dieu. On peut remonter à Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, I, chapitre 6, éd. Michon, p. 151, selon lequel donner son assentiment à ce qui relève de la foi n’est pas faire preuve de légèreté, bien que cela soit au-dessus de la raison.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 531, remonte à saint Augustin. Cette formule paradoxale résume un paragraphe de l’Epistola 120-222, de saint Augustin n. 3 : « Ut ergo in quibusdam rebus ad doctrinam salutarem pertinentibus, quas ratione nondum percipere valemus, sed aliquando valebimus, fides praecedat rationem, qua cor mundetur, ut magnae rationis capiat et perferat lucem, hoc utique rationis est. Et ideo rationabiliter dictum est per prophetam : Nisi credideritis, non intellegetis [...] Proinde ut fides praecedat rationem, rationabiliter iussum est. Nam si hoc praeceptum rationabile non est, ergo irrationabile est : absit. Si igitur rationabile est ut ad magna quaedam, quae capi nondum possunt, fides praecedat rationem, procul dubio quantulacumque ratio quae hoc persuadet, etiam ipsa antecedit fidem ».

En fait, le texte dont s’inspire Augustin n’est pas exactement celui qu’il cite : voir Isaïe VII, 9. « Si non credideritis, non permanebitis » ; tr. de Sacy : « Si vous n’avez une ferme foi, vous ne persévérerez point ». Commentaire de Sacy : « Le prophète ajoute : Si vous n’avez une ferme foi, vous ne persévérerez point. Comme s’il disait [...] : Si vous n’êtes très persuadé que c’est Dieu qui vous délivrera de vos ennemis, vous ne persévérerez point dans la fidélité que vous lui devez, et vous retomberez bientôt dans des pensées présomptueuses qui vous perdront, en attribuant à vos propres forces ce que vous n’aurez reçu que de Dieu ».

Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique, IV, ch. 11 (1664), éd. D. Descotes, p. 584 sq., qui fait aussi référence à la lettre 122 de saint Augustin :

« Que si on compare ensemble les deux voies générales qui nous font croire qu’une chose est, la raison, et la foi, il est certain que la foi suppose toujours quelque raison : car comme dit saint Augustin dans sa lettre 122 et en beaucoup d’autres lieux, nous ne pourrions pas nous porter à croire ce qui est au-dessus de notre raison, si la raison même ne nous avait persuadé qu’il y a des choses que nous faisons bien de croire, quoique nous ne soyons pas encore capables de les comprendre. Ce qui est principalement vrai à l’égard de la foi divine, parce que la vraie raison nous apprend que Dieu étant la vérité même il ne nous peut tromper en ce qu’il nous révèle de sa nature ou de ses mystères. D’où il paraît qu’encore que nous soyons obligés de captiver notre entendement pour obéir à Jésus-Christ, comme dit saint Paul, nous ne le faisons pas néanmoins aveuglément et déraisonnablement, ce qui est l’origine de toutes les fausses religions, mais avec connaissance de cause, et parce que c’est une action raisonnable que de se captiver de la sorte sous l’autorité de Dieu, lorsqu’il nous a donné des preuves suffisantes, comme sont les miracles et autres événements prodigieux, qui nous obligent de croire que c’est lui-même qui a découvert aux hommes les vérités que nous devons croire.

Il est certain en second lieu, que la foi divine doit avoir plus de force sur notre esprit que notre propre raison. Et cela par la raison même qui nous fait voir qu’il faut toujours préférer ce qui est plus certain à ce qui l’est moins, et qu’il est plus certain que ce que Dieu dit est véritable, que ce que notre raison nous persuade, parce que Dieu est plus incapable de nous tromper que notre raison d’être trompée. »

Ce passage de la Logique provient des Réflexions d’un docteur de Sorbonne sur l’avis donné par Monseigneur l’évêque d’Alet, sur le cas proposé touchant la souscription de la dernière constitution du pape Alexandre VII, et du formulaire de l’assemblée générale du clergé de France, d’Arnauld (27 avril 1657), inséré dans le Cas proposé touchant la signature de la bulle d’Alexandre VII et du formulaire du clergé, reproduit in Arnauld A., Œuvres, XXI, p. 22 : après avoir fait état de la différence entre raison et autorité, entre foi humaine et foi divine, Arnauld écrit : « Or comparant ensemble ces deux voies générales, qui nous font croire qu’une chose est, il est certain que la foi suppose toujours quelque raison : car comme dit saint Augustin en sa Lettre 122, et en beaucoup d’autres endroits, nous ne pourrions pas nous porter à croire ce qui est au-dessus de notre raison, si la raison même ne nous avait persuadé qu’il y a des choses que nous faisons bien de croire, quoique nous ne soyons pas encore capables de les comprendre : ce qui est principalement vrai à l’égard de la foi divine, parce que la vraie raison nous apprend que Dieu étant la vérité même, il ne nous peut pas tromper en ce qu’il nous révèle de sa nature ou de ses mystères. D’où il paraît qu’encore que nous soyons obligés de captiver notre entendement pour obéir à Jésus-Christ, comme dit S. Paul, captivantes intellectum in obsequium Christi, nous ne le faisons pas néanmoins aveuglément et déraisonnablement ; ce qui est à l’origine de toutes les fausses religions : mais avec connaissance de cause, et parce que c’est une action raisonnable, et digne d’un homme sage, de le captiver de cette sorte, sous l’autorité de Dieu parlant par son fils. »

Voir Corinthiens II, X, 4-5 : « Nam arma militiae nostrae non carnalia sed potentia Deo ad destructionem munitionum consilia destruentes, et omnem altitudinem extollentem se adversus scientiam Dei et in captivitatem redigentes omnem intellectum in obsequium Christi ».

Un retournement paradoxal analogue se retrouve dans d’autres passages des Pensées. Pascal raisonne ici comme dans le fragment Infini rien, Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680), lorsqu’il écrit : Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison ; ils déclarent en l’exposant au monde que c’est une sottise, stultitiam, et puis vous vous plaignez de ce qu’ils ne la prouvent pas. S’ils la prouvaient ils ne tiendraient pas parole. C’est en manquant de preuve qu’ils ne manquent pas de sens.

L’argument repose sur la substitution d’une rationalité à une autre. Henri Gouhier, dans Blaise Pascal. Commentaires, p. 259, à propos de l’argument du pari, distingue le fait qu’une doctrine soit rationnellement démontrée ou non, et le caractère raisonnable ou déraisonnable de l’affirmation de cette doctrine. La différence est de degré entre la rationalité d’une doctrine et celle du motif qui fait qu’on l’affirme : il peut être raisonnable (au second degré) de soutenir une doctrine qui n’est pas rationellement démontrable (au premier degré).

Dans le présent fragment, la démarche de la raison qui consiste à « reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent » est raisonnable parce qu’il y a des motifs de croire, mais cette « infinité de choses qui la surpassent » ne sont par nature pas entièrement rationalisables. Dans l’argument du pari, Pascal admet que la vérité de la religion chrétienne ne peut être démontrée par la voie de la raison, en raison du mystère qu’elle enferme, mais c’est pour ajouter immédiatement que les chrétiens sont cohérents avec eux-mêmes lorsqu’ils s’abstiennent de chercher à démontrer une religion qu’ils savent indémontrable par raison. La cohérence logique est ainsi transférée de la doctrine à la manière dont cette doctrine est proposée ; on pourrait dire, en termes techniques, que Pascal admet qu’au niveau du discours, la religion n’est pas démontrable par raison, mais qu’au niveau du méta-discours, l’attitude des chrétiens est cohérente, raisonnable et même rationnelle.

Dans ce fragment, Pascal admet que la raison est contrainte de céder sur les principes, c’est-à-dire qu’elle est contrainte de renoncer aux principes purement philosophiques, et d’en admettre d’autres dont elle n’est pas la source, car ils proviennent d’une autorité surnaturelle. Mais il ajoute que cette attitude même, qui consiste à soumettre la raison, est raisonnable et cohérente, parce qu’elle est imposée par la démarche de la raison elle-même, après qu’elle a compris par expérience que les principes issus de la philosophie naturelle la conduisent à des contradictions inextricables.

Le fragment Soumission 23 s’accorde en définitive avec l’idée de Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, I, chap. 6, éd. Michon, p. 151 sq. : donner son assentiment à ce qui relève de la foi n’est pas faire preuve de légèreté, bien que cela soit au-dessus de la raison.

Le caractère raisonnable de la soumission de la raison et de son usage s’appuie sur le principe formulé dans Soumission 7 (Laf. 173, Sel. 204) : Si on soumet tout à la raison notre religion n’aura rien de mystérieux et de surnaturel. Si on choque les principes de la raison notre religion sera absurde et ridicule. Une religion qui n’exige pas de soumission, c’est-à-dire qui n’a rien de mystérieux, n’est rien d’autre qu’une philosophie naturelle. Mais cette religion doit avoir des motifs raisonnables pour justifier l’acte de soumission : ce sont ces motifs qui ont été présentés dans le premier mouvement des papiers classés.

Russier Jeanne, La foi selon Pascal, II, Tradition et originalité dans la théorie pascalienne de la foi, Paris, Presses Universitaires de France, 1949, p. 275. Intrinsèquement, les dogmes sont obscurs, mais ce qui doit être clair, donc évident, ce sont les raisons pour lesquelles nous les croyons. Comme dit Descartes dans les Réponses aux deuxièmes objections, AT, IX, p. 115 : « Encore qu’on dise que la foi a pour objet des choses obscures, néanmoins ce pourquoi nous les croyons n’est pas obscur, mais il est plus clair qu’aucune lumière naturelle ».

Droz Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, Paris, Alcan, 1886, p. 116 sq. et p. 121.

Giocanti Sylvia, Penser l’irrésolution..., p. 202. Un vrai rationaliste, selon Pascal, doit arriver à penser en usant de sa raison que la dernière démarche de la raison, démarche qui témoigne d’une force de discernement qui lui confère un statut de critère, est de reconnaître qu’une infinité de choses la dépassent.

 

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Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t‑on des surnaturelles ?

 

Cet argument est annoncé dans le fragment A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182) : Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être. La suite du fragment montre comment on peut établir par la raison qu’il est de bon sens de se soumettre, lorsque la raison est confrontée à la toute-puissance de Dieu : Incroyable que Dieu s’unisse à nous. Cette considération n’est tirée que de la vue de notre bassesse, mais si vous l’avez bien sincère, suivez-la aussi loin que moi et reconnaissez que nous sommes en effet si bas que nous sommes par nous-mêmes incapables de connaître si sa miséricorde ne peut pas nous rendre capables de lui. Car je voudrais savoir d’où cet animal qui se reconnaît si faible a le droit de mesurer la miséricorde de Dieu et d’y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggère. Il sait si peu ce que c’est que Dieu qu’il ne sait pas ce qu’il est lui-même. Et tout troublé de la vue de son propre état, il ose dire que Dieu ne le peut pas rendre capable de sa communication. Mais je voudrais lui demander si Dieu demande autre chose de lui sinon qu’il l’aime et le connaisse, et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connaissable et aimable à lui, puisqu’il est naturellement capable d’amour et de connaissance. Il est sans doute qu’il connaît au moins qu’il est et qu’il aime quelque chose. Donc s’il voit quelque chose dans les ténèbres où il est et s’il trouve quelque sujet d’amour parmi les choses de la terre, pourquoi, si Dieu lui découvre quelque rayon de son essence, ne sera-t-il pas capable de le connaître et de l’aimer en la manière qu’il lui plaira se communiquer à nous ? Il y a donc sans doute une présomption insupportable dans ces sortes de raisonnements, quoiqu’ils paraissent fondés sur une humilité apparente, qui n’est ni sincère ni raisonnable si elle ne nous fait confesser que, ne sachant de nousmêmes qui nous sommes, nous ne pouvons l’apprendre que de Dieu. Lorsque par exemple l’on refuse de croire que Dieu s’abaisse jusqu’à se proportionner à la bassesse de l’homme, on commet un paralogisme et une contradiction. Car rien ne permet à la raison humaine, qui est finie, de prétendre mesurer l’infinité divine. S’il est vrai que l’homme est trop bas pour s’élever de lui-même à Dieu, il n’est pas impossible à Dieu de se révéler à l’esprit humain en se proportionnant à ses facultés.

Pascal recourt à un argument analogue dans d’autres fragments, qui lui permettent de découvrir, chez les esprits forts, des façons de pensées aussi naïves que celles du peuple : voir par exemple Miracles III (Laf. 882, Sel. 444) : Athées. Quelle raison ont-ils de dire qu’on ne peut ressusciter ? Quel est plus difficile de naître ou de ressusciter, que ce qui n’a jamais été soit, ou que ce qui a été soit encore ? Est-il plus difficile de venir en être que d’y revenir. La coutume nous rend l’un facile, le manque de coutume rend l’autre impossible. Populaire façon de juger.