Preuves par discours III - Fragment n° 5 / 10  – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 42 p. 225 v° / C2 : p. 439

Le texte a été ajouté dans l’édition de 1678 : Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1678 n° 3 p. 231

Éditions savantes : Faugère I, 324, XII  / Havet XXIV.12 / Brunschvicg 863 / Le Guern 413 / Lafuma 443 (série V) / Sellier 690

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Bibliographie

 

 

JULLIEN Vincent, Philosophie naturelle et géométrie, Paris, Champion, 2006.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, Les vérités de la grâce, Paris, Presses Universitaires de France, 1923.

MESNARD Jean, Structures binaires et structures ternaires dans les Pensées de Pascal, in Pascal, Pensées, Littératures classiques, n° 20, supplément 1994, Paris, Klincksieck, 1994, p. 45-57.

PASCAL Blaise, Œuvres complètes, III, éd. J. Mesnard, introduction aux Écrits sur la grâce.

THIROUIN Laurent, “Montaigne, “demi-habile” ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées”, in MEURILLON Christian (dir.), Pascal, l’exercice de l’esprit, Revue des sciences Humaines, 244, décembre 1996, p. 81-102.

 

 

Éclaircissements

 

Tous errent d’autant plus dangereusement qu’ils suivent chacun une vérité. Leur faute n’est pas de suivre une fausseté mais de ne pas suivre une autre vérité.

 

La première situation est celle des philosophies humaines, telle que Pascal les présente dans les Pensées et l’Entretien avec Monsieur de Sacy.

Comme on le sait, Pascal montre que la nature de l’homme ne peut être comprise qu’à partir du moment où l’on prend pour principe qu’elle est marquée par le péché originel, qui a établit en l’homme deux aspects contraires : la grandeur, qui provient de la rémanence de la nature primitive dans l’état d’innocence d’une part, et la misère, qui répond à l’impuissance à laquelle le concupiscence a réduit les capacités de bien et de vrai en l’homme. De ces deux aspects, les philosophes n’ont jamais su saisir les deux dans leur unité, et ils ont connu l’un tout en ignorant l’autre. Ainsi Montaigne et ses semblables, qui ont connu la misère de l’homme, et « combien cette bassesse est effective, ont traité d’une superbe ridicule ces sentiments de grandeur, qui sont aussi naturels à l’homme ». Quant à Épictète, il a bien vu la dignité de la nature humaine, mais il n’a pas su comprendre que sa bassesse ; les stoïciens en général, suivant Preuves par discours II (Laf. 430, Sel. 683), ont bien connu la réalité de son excellence, mais ils ont eu le tort de prendre pour lâcheté et pour ingratitude les sentiments bas que les hommes ont naturellement d’eux-mêmes. Leurs erreurs ne consistent pas à se tromper sur l’aspect qu’ils connaissent : Montaigne a raison de taxer l’homme de bassesse, et Épictète d’en reconnaître la grandeur. C’est du reste ce qui permettra à Pascal, dans A P. R., de conserver une partie de leurs observations anthropologiques. Mais ils ont tort de ne pas comprendre que leurs adversaires aussi ont raison de leur côté ; pour être plus précis, ils n’ont pas compris que ces deux aspects de grandeur et de misère s’impliquent l’un l’autre, comme l’indique le fragment Contrariétés 5 (Laf. 122, Sel. 155) : La misère se concluant de la grandeur et la grandeur de la misère, les uns ont conclu la misère d’autant plus qu’ils en ont pris pour preuve la grandeur, et les autres concluant la grandeur avec d’autant plus de force qu’ils l’ont conclue de la misère même. Tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur n’a servi que d’un argument aux autres pour conclure la misère, puisque c’est être d’autant plus misérable qu’on est tombé de plus haut, et les autres au contraire. Ils se sont portés les uns sur les autres, par un cercle sans fin, étant certain qu’à mesure que les hommes ont de lumière ils trouvent et grandeur et misère en l’homme. En un mot l’homme connaît qu’il est misérable. Il est donc misérable puisqu’il l’est, mais il est bien grand puisqu’il le connaît. Autrement dit, ils se trompent parce qu’ils ne sont pas capables d’aller jusqu’au bout des conséquences de ce qu’ils savent : ils se conduisent en demi-habiles. Le problème a été traité par Thirouin Laurent, “Montaigne, “demi-habile” ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées”, in Meurillon Christian (dir.), Pascal, l’exercice de l’esprit, Revue des sciences Humaines, 244, 1996, p. 81-102.

On peut aussi rapporter cette maxime au conflit des doctrines théologiques que Pascal a exposées dans le Traité de la prédestination et de la grâce (Écrits sur la Grâce, OC III, éd. J. Mesnard, p. 766 sq.) Les Calvinistes d’une part, et les Restes des pélagiens (en d’autres termes les molinistes) d’autre part, sont également dans l’erreur. Les calvinistes sont hérétiques, et les pélagiens aussi. Les molinistes, eux, n’ont pas subi de condamnation pour hérésie de la part de l’Église ; ils ne sont pas non plus schismatiques, ne s’étant pas séparés du corps de l’Église catholique. Mais aux yeux de Pascal, ils n’en soutiennent pas moins une théologie erronée, et proche du pélagianisme, qui est effectivement hérétique.

Dans le troisième état du Traité de la Prédestination, dernier en date des Écrits sur la grâce, Pascal présente les trois doctrines de saint Augustin, des « restes des pélagiens » et de Calvin sous la forme d’une sorte de tableau comparatif qui met en parallèle les principes, les thèses et les raisonnements (Traité de la prédestination, 3, Rédaction plus élaborée de la partie centrale, OC III, p. 792 sq.).

La doctrine de saint Augustin, seule exempte d’erreur, comporte deux volets :

« Saint Augustin distingue les deux états des hommes avant et après le péché et a deux sentiments convenables à ces deux états ». « Avant le péché d’Adam, Dieu a créé le premier homme, et en lui toute la nature humaine.

Il l’a créé juste, sain, fort.

Sans aucune concupiscence.

Avec le libre arbitre également flexible au bien et au mal.

Désirant sa béatitude, et ne pouvant pas ne pas la désirer.

Dieu n’a pu créer aucun des hommes avec la volonté absolue de les damner.

Dieu n’a pas créé les hommes avec la volonté absolue de les sauver.

Dieu a créé les hommes dans la volonté conditionnelle de les sauver tous généralement s’ils observaient ses préceptes.

Sinon, de disposer d’eux comme maître, c’est-à-dire de les damner ou de leur faire miséricorde suivant son bon plaisir ».

Mais lorsque « Adam tenté par le Diable succomba à la tentation, se révolta contre Dieu, enfreignit ses préceptes, voulut être indépendant de Dieu et égal à lui », l’état de l’homme change dans sa nature et dans sa condition : « Adam, ayant péché et s’étant rendu digne de mort éternelle, pour punition de sa rébellion, Dieu l’a laissé dans l’amour de la créature. Et sa volonté, laquelle auparavant n’était en aucune sorte attirée vers la créature par aucune concupiscence, s’est trouvée remplie de concupiscence que le Diable y a semée, et non pas Dieu.

La concupiscence s’est donc élevée dans ses membres et a chatouillé et délecté sa volonté dans le mal, et les ténèbres ont rempli son esprit de telle sorte que sa volonté, auparavant indifférente pour le bien et le mal, sans délectation ni chatouillement ni dans l’un ni dans l’autre, mais suivant, sans aucun appétit prévenant de sa part, ce qu’il connaissait de plus convenable à sa félicité, se trouve maintenant charmée par la concupiscence qui s’est élevée dans ses membres. Et son esprit très fort, très juste, très éclairé, est obscurci et dans l’ignorance. »

Mais si saint Augustin a su tenir les deux bouts de la chaîne, il n’en va pas de même des autres. Les restes des pélagiens (les molinistes) n’ont retenu de l’homme que son premier état, et soutenu que, même après le péché l’homme a conservé le pouvoir de faire le bien par une grâce permanente ou par ses propres forces. Dans cette perspective, « les hommes sont sauvés ou damnés suivant qu’il plaît aux hommes de rendre vaine ou efficace cette grâce suffisante donnée à tous les hommes pour croire ou pour prier, Dieu ayant une volonté égale de les sauver tous, de sa part ». Du côté des calvinistes au contraire, on n’a retenu de la condition de l’homme que sa corruption postlapsaire : Calvin « prétend que Dieu, ayant créé Adam et tous les hommes en lui, n’a pas eu, en les créant, une volonté conditionnelle pour les sauver. Que la fin qu’il s’est proposée en créant la plus noble de ses créatures n’a pas été ambiguë, mais qu’il en a créé les uns dans la volonté absolue de les damner, les autres dans la volonté absolue de les sauver. Que Dieu l’a ainsi décrété pour sa gloire. Que partant ce décret est juste quoiqu’il ne nous paraisse pas comment, puisque tout ce qui lui donne de la gloire est juste, étant juste qu’il ait toute gloire. Que néanmoins Dieu ne pouvant pas par sa justice les damner sans péché, il n’a pas permis, mais décrété et ordonné le péché d’Adam. Qu’Adam ayant péché nécessairement par le décret de Dieu, il a été digne de la mort éternelle. Qu’il a perdu son libre arbitre. Qu’il n’a plus eu aucune flexibilité au bien, même avec la grâce efficacissime ». « De sorte que les hommes sont sauvés ou damnés, suivant qu’il a plu à Dieu de les choisir dans Adam au point de leur création, et qu’il a plu à Dieu de les incliner ou au bien ou au mal pour sa gloire. Tous les hommes étant également innocents de leur part, lorsque Dieu les a discernés ».

Comme plus haut, l’erreur ne consiste pas  en un contresens sur la vérité, mais dans une incapacité à comprendre que les deux états de la nature sont complémentaires et s’impliquent mutuellement. Dans ce cas cependant, on est loin de la demi-habileté des philosophes.

Aussi Pascal insiste-t-il à plusieurs reprises sur le caractère généralement double de la vérité.

Fausseté 6 (Laf. 208, Sel. 240). Sans ces divines connaissances qu’ont pu faire les hommes sinon ou s’élever dans le sentiment intérieur qui leur reste de leur grandeur passée, ou s’abattre dans la vue de leur faiblesse présente. Car ne voyant pas la vérité entière ils n’ont pu arriver à une parfaite vertu, les uns considérant la nature comme incorrompue, les autres comme irréparable, ils n’ont pu fuir ou l’orgueil ou la paresse qui sont les deux sources de tous les vices, puisqu’ils ne peuvent sinon ou s’y abandonner par lâcheté, ou en sortir par l’orgueil. Car s’ils connaissaient l’excellence de l’homme, ils en ignorent la corruption de sorte qu’ils évitaient bien la paresse, mais ils se perdaient dans la superbe et s’ils reconnaissent l’infirmité de la nature ils en ignorent la dignité de sorte qu’ils pouvaient bien éviter la vanité mais c’était en se précipitant dans le désespoir. De là viennent les diverses sectes des stoïques et des épicuriens, des dogmatistes et des académiciens, etc.

Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690). La religion chrétienne consiste en deux points ; il importe également aux hommes de les connaître et il est également dangereux de les ignorer ; et il est également de la miséricorde de Dieu d’avoir donné des marques des deux. Et cependant ils prennent sujet de conclure qu’un de ces points n’est pas, de ce qui leur devrait faire conclure l’autre. [...] Elle enseigne donc ensemble aux hommes ces deux vérités : et qu’il y a un Dieu, dont les hommes sont capables, et qu’il y a une corruption dans la nature, qui les en rend indignes. Il importe également aux hommes de connaître l’un et l’autre de ces points ; et il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître le Rédempteur qui l’en peut guérir. Une seule de ces connaissances fait, ou la superbe des philosophes, qui ont connu Dieu et non leur misère, ou le désespoir des athées, qui connaissent leur misère sans Rédempteur.

Laf. 576, Sel. 479. Les deux raisons contraires. Il faut commencer par là sans cela on n’entend rien, et tout est hérétique. Et même à la fin de chaque vérité il faut ajouter qu’on se souvient de la vérité opposée.

Pascal a résumé sa pensée dans le fragment Laf. 733, Sel. 614. L’Église a toujours été combattue par des erreurs contraires. Mais peut-être jamais en même temps comme à présent, et si elle en souffre plus à cause de la multiplicité d’erreurs, elle en reçoit cet avantage qu’ils se détruisent.

Elle se plaint des deux, mais bien plus des calvinistes à cause du schisme.

Il est certain que plusieurs des deux contraires sont trompés. Il faut les désabuser.

La foi embrasse plusieurs vérités qui semblent se contredire, temps de rire de pleurer, etc. responde ne respondeas, etc.

La source en est l’union des deux natures en Jésus-Christ.

[...] Il y a donc un grand nombre de vérités, et de foi et de morale qui semblent répugnantes et qui subsistent toutes dans un ordre admirable.

La source de toutes les hérésies, est l’exclusion de quelques-unes de ces vérités.

Et la source de toutes les objections que nous font les hérétiques est l’ignorance de quelques-unes de nos vérités.

Et d’ordinaire il arrive que ne pouvant concevoir le rapport de deux vérités opposées et croyant que l’aveu de l’une enferme l’exclusion de l’autre, ils s’attachent à l’une, ils excluent l’autre et pensent que nous, au contraire. Or l’exclusion est la cause de leur hérésie ; et l’ignorance que nous tenons l’autre, cause leurs objections.

[...] C’est pourquoi le plus court moyen pour empêcher les hérésies est d’instruire de toutes les vérités, et le plus sûr moyen de les réfuter est de les déclarer toutes. Car que diront les hérétiques ?

La même idée se trouve sous la plume d’Antoine Arnauld. Voir Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, Les vérités de la grâce, p. 6. Il n’y a rien de faux à proprement parler dans les hérésies : chaque secte a tort en ce qu’elle rejette ce que soutient l’autre : p. 18. L’hérésie protestante supprime la liberté dans la doctrine de la grâce : p. 345.

En découle la règle rhétorique à laquelle Pascal se tient toujours, qui consiste à reconnaître la part de vérité que contient la pensée de l’interlocuteur, mais à attirer l’attention sur ce qu’elle peut avoir d’erroné. Cette règle vaut même dans la controverse avec les hérétiques.

Laf. 701, Sel. 579. Quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu’il se trompe il faut observer par quel côté il envisage la chose car elle est vraie ordinairement de ce côté-là et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse. Il se contente de cela car il voit qu’il ne se trompait pas et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés. Or on ne se fâche pas de ne pas tout voir, mais on ne veut pas être trompé, et peut-être que cela vient de ce que naturellement l’homme ne peut tout voir, et de ce que naturellement il ne se peut tromper dans le côté qu’il envisage, comme les appréhensions des sens sont toujours vraies.

On peut se demander si la même maxime pourrait valoir aussi dans le domaine scientifique.

L’opuscule De l’esprit géométrique et le fragment Grandeur 6 (Laf. 110, Sel 142) permettent de répondre positivement, par exemple pour ce qui touche les principes de la connaissance : ces principes ne sont pas démontrables par la raison, mais la connaissance des premiers principes, comme qu’il y aespace, temps, mouvement, nombres, aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours. Il faut donc affirmer à la fois que ces principes sont indémontrables et qu’ils sont indubitables. À partir de là, deux erreurs symétriques sont possibles : celle des sceptiques qui jugent douteux jusqu’aux principes les plus évidents, et celle de certains savants, comme Roberval, qui veulent que l’on démontre tout, y compris les principes. Voir sur ce point Jullien Vincent, Philosophie naturelle et géométrie, Paris, Champion, 2006.