Preuves par les Juifs VI  – Fragment n° 6 / 15 – Papier original : RO 444-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 58 p. 253 v° / C2 : p. 469 v°-471

Éditions savantes : Faugère II, 96, XV ; II, 116, V / Havet X.7  / Brunschvicg 419, 321 et 428 / Tourneur p. 324-2 / Le Guern 432 / Lafuma 464 à 466 (série XI) / Sellier 703

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Bibliographie

 

 

DELFORGE Frédéric, Les petites écoles de Port-Royal, 1637-1660, Paris, Cerf, 1985.

DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, P. U. F., 1993.

FERREYROLLES Gérard, Itinéraires dans les Pensées. Spécialement, de l’enfance, in L’accès aux Pensées de Pascal, Actes du colloque scientifique et pédagogique de Clermont-Ferrand réunis et publiés par Thérèse Goyet, Klincksieck, Paris, 1993, p. 163-181.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd. Paris, SEDES-CDU, 1993.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

 

 

Éclaircissements

 

Je ne souffrirais point qu’il repose en l’un ni en l’autre afin qu’étant sans assiette et sans repos...

 

Ordre 2 (Laf. 4, Sel. 38). Lettre pour porter à rechercher Dieu. Et puis le faire chercher chez les philosophes, pyrrhoniens et dogmatistes, qui travailleront celui qui les recherche.

Le harcèlement du lecteur est une technique que Pascal pratique de son propre aveu. Voir Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, p. 424 sq.

Voir la bibliographie et les commentaires du fragment Contrariétés 13 (Laf. 130, Sel. 163) :

S’il se vante je l’abaisse.

S’il s’abaisse, je le vante.

Et le contredis toujours

Jusqu’à ce qu’il comprenne

Qu’il est un monstre incompréhensible.

Le rapprochement avec ce fragment suppose que l’on identifie « l’un » et « l’autre » à la position de ceux qui affirment la grandeur d’une part, et la misère de l’autre. Cette interprétation peut s’appuyer sur la présence du terme « contrariétés » un peu plus bas.

Sur l’idée de repos, voir Preuves par les Juifs VI (Laf. 460, Sel. 699). Voir la clausule sans repos dans Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230) : trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos.

Assiette : manière de placer une chose pesante sur une autre, pour le rendre ferme et solide (Furetière), la situation d’un corps solide, posé sur un autre, en sorte qu’il soit ferme et stable (Dictionnaire de l’Académie). Il se dit figurément de l’état et de la disposition de l’esprit (Dictionnaire de l’Académie). Le mot est de la racine du verbe seoir.

 

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Les enfants étonnés voient leurs camarades respectés.

 

Note dont la signification n’est pas claire, mais qui s’inscrit dans une série de remarques relatives à l’enfance. L’une d’entre elles touche l’admiration chez les enfants. Elle a peut-être été suscitée par le spectacle des élèves des Petites Écoles.

L’admiration chez les enfants est évoquée dans le fragment Misère 12 (Laf. 63, Sel. 97). La gloire. L’admiration gâte tout dès l’enfance. Ô que cela est bien dit, ô qu’il a bien fait, qu’il est sage, etc. Les enfants de Port-Royal auxquels on ne donne point cet aiguillon d’envie et de gloire tombent dans la nonchalance. Mais ici, il s’agit d’une admiration entre camarades, et non à l’égard des adultes.

Le livre de Delforge Frédéric, Les Petites Écoles de Port-Royal, p. 168 sq., insiste sur le fait que les jésuites s’appuient systématiquement sur l’émulation, à côté de motifs comme l’intérêt, le goût de savoir, l’enthousiasme, le sens de l’honneur. Les Petites Écoles, qui sont de moindre dimension, sont orientées dans un sens différent. Racine note dans son Abrégé de l’histoire de Port-Royal, que le problème de l’émulation a été un aspect important de la création des Petites Écoles : « quelques personnes de qualité, craignant pour leurs enfants la corruption qui n’est que trop ordinaire dans la plupart des collèges, et appréhendant aussi que, s’ils faisaient étudier ces enfants seuls, ils ne manquassent de cette émulation qui est souvent le principal aiguillon pour faire avancer les jeunes gens dans l’étude, avaient résolu de les mettre plusieurs ensemble sous la conduite de gens choisis ». Les Petites Écoles devaient créer une émulation qui devait remédier aux inconvénients de l’éducation isolée.

Ferreyrolles Gérard, Itinéraires dans les Pensées. Spécialement, de l’enfance, in L’accès aux Pensées de Pascal, p. 163-181. L’enfance peut être considérée comme un modèle de la nature humaine et de ses contrariétés. L’enfance pécheresse, dans la perspective théologique : p. 172.

L’étonnement à l’égard des autres peut être considéré comme une forme inversée de l’orgueil qui veut s’attirer l’admiration d’autrui. L’orgueil n’est pas le seul défaut qui apparaît dès l’enfance : l’ambition et le désir de posséder sont également visibles dans la conduite des enfants. Voir Misère 13 (Laf. 64, Sel. 98). Mien, tien. Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants. C’est là ma place au soleil. Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre.

Pascal a retenu de ses lectures des textes judaïques l’idée que la corruption originelle est présente dès le premier âge. Voir Rabbinage 2 (Laf. 278, Sel. 309) : Tradition ample du péché originel selon les Juifs. Sur le mot de la Genèse 8, la composition du cœur de l’homme est mauvaise dès son enfance.

Ce qui est vrai des enfants l’est mutatis mutandis des adultes.

Laf. 779, Sel. 643. Les enfants qui s’effrayent du visage qu’ils ont barbouillé. Ce sont des enfants ; mais le moyen que ce qui est si faible étant enfant soit bien fort étant plus âgé ! on ne fait que changer de fantaisie. Tout ce qui se perfectionne par progrès périt aussi par progrès. Tout ce qui a été faible ne peut jamais être absolument fort. On a beau dire : il est crû, il est changé, il est aussi le même.

Même les grands hommes, selon Laf. 770, Sel. 635, sont tous à même niveau et s’appuient sur la même terre, et par cette extrémité ils sont aussi abaissés que nous que les plus petits, que les enfants, que les bêtes.

L’enfance peut aussi être prise en bien comme modèle de la vie spirituelle : Ferreyrolles Gérard, “Itinéraires dans les Pensées. Spécialement, de l’enfance”, p. 172 sq. Voir Raisons des effets 2 (Laf. 82, Sel. 116). La sagesse nous envoie à l’enfance. Nisi efficiamini sicut parvuli.

 

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Si c’est une marque de faiblesse de prouver Dieu par la nature, n’en méprisez point l’Écriture.

 

Le texte écrit par le secrétaire était « cela » et non pas « Dieu », comme le comporte la correction. Il faut supposer que le texte auquel se rapporte ce fragment évitait de se demander à quoi renvoyait « cela ». Il est possible que « cela » ait désigné la religion. Pascal semble avoir voulu éviter toute hésitation en ajoutant « Dieu » en surcharge. L’expression prouver Dieu se trouve dans l'expression "Excellence de cette manière de prouver Dieu", qui correspond au titre Excellence dans la Table des matières. On la trouve aussi dans le fragment qui précède celui-ci. Elle a toujours chez Pascal une nuance d’ironie, ou d’antiphrase, car il pense qu’on ne peut pas prouver Dieu, ou que le Dieu qu’on prouve n’est pas celui de Jésus-Christ, mais le Dieu des déistes.

Pascal dit nettement que vouloir s’appuyer sur la nature pour prouver Dieu n’est ni pertinent ni efficace, et ne peut servir qu’à détourner les incrédules de la foi.

Laf. 781, Sel. 644. J’admire avec quelle hardiesse ces personnes entreprennent de parler de Dieu. En adressant leurs discours aux impies leur premier chapitre est de prouver la divinité par les ouvrages de la nature. Je ne m’étonnerais pas de leur entreprise s’ils adressaient leurs discours aux fidèles, car il est certain qui ont la foi vive dedans le cœur voient incontinent que tout ce qui est n’est autre chose que l’ouvrage du Dieu qu’ils adorent, mais pour ceux en qui cette lumière est éteinte et dans lesquels on a dessein de la faire revivre, ces personnes destituées de foi et de grâce, qui recherchant de toute leur lumière tout ce qu’ils voient dans la nature qui les peut mener à cette connaissance ne trouvent qu’obscurité et ténèbres, dire à ceux‑là qu’ils n’ont qu’à voir la moindre des choses qui les environnent et qu’ils y verront Dieu à découvert et leur donner pour toute preuve de ce grand et important sujet le cours de la lune et des planètes et prétendre avoir achevé sa preuve avec un tel discours c’est leur donner sujet de croire que les preuves de notre religion sont bien faibles et je vois par raison et par expérience que rien n’est plus propre à leur en faire naître le mépris. Ce n’est pas de cette sorte que l’Ecriture qui connaît mieux les choses qui sont de Dieu en parle. Elle dit au contraire que Dieu est un Dieu caché et que depuis la corruption de la nature il les a laissés dans un aveuglement dont ils ne peuvent sortir que par Jésus-Christ hors duquel toute communication avec Dieu est ôtée.

Mais le fragment qui précède celui-ci indique que l’on ne peut pas reprocher aux auteurs sacrés d’avoir tenté de procéder par cette voie.

Preuves par les Juifs VI (Laf. 463, Sel. 702). C’est une chose admirable que jamais auteur canonique ne s’est servi de la nature pour prouver Dieu. Tous tendent à le faire croire : David, Salomon, et jamais n’ont dit Il n’y a point de vide, donc il y a un Dieu. Il fallait qu’ils fussent plus habiles que les plus habiles gens qui sont venus depuis, qui s’en sont tous servis. Cela est très considérable.

On n’a donc aucune raison de reprocher à la religion chrétienne de s’appuyer sur des arguments inadéquats, puisqu’elle évite de chercher à convaincre par les effets naturels pour chercher plutôt à faire croire.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd. Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 269.

 

Si c’est une marque de force d’avoir connu ces contrariétés, estimez‑en l’Écriture.

 

Voir la liasse Contrariétés.

De quelles contrariétés est-il ici question ? Ce passage est manifestement une note prise sur un papier à part, qui devait servir de complément à un texte plus développé, sans doute rédigé sur un autre papier. La confrontation des deux papiers devait permettre de comprendre ce que Pascal entendait par ces contrariétés.

Il est vraisemblablement question des contrariétés de la nature humaine, décrites dans les premières liasses, Misère et Grandeur. La religion chrétienne les a effectivement connues, puisque le dogme du péché originel et de la corruption rend compte de la coexistence de ces deux aspects de la nature humaine. Cette interprétation peut s’appuyer par la présence, dans le contexte immédiat ci-dessus, de la phrase Je ne souffrirai point qu’il repose en l’un ni en l’autre, afin qu’étant sans assiette et sans repos...

Il est moins vraisemblable que Pascal pense ici aux contradictions entre sens littéral et sens spirituel qui figurent dans les textes prophétiques des Écritures (Voir Loi figurative).

En quel sens faut-il prendre ici le mot force ?

Pascal parle souvent de la force d’un argument ou d’une preuve, en un sens figuré. Voir par exemple Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Les principales forces des pyrrhoniens, je laisse les moindres, sont que nous n’avons aucune certitude de la vérité de ces principes, hors la foi et la révélation, sinon en ce que nous les sentons naturellement en nous.

Le mot convient surtout lorsque deux doctrines rivales s’opposent. Voir dans le même fragment le passage qui traite de l’opposition entre pyrrhoniens et dogmatiques : Voilà les principales forces de part et d’autre, je laisse les moindres comme les discours qu’ont faits les pyrrhoniens contre les impressions de la coutume de l’éducation, des mœurs des pays, et les autres choses semblables qui quoiqu’elles entraînent la plus grande partie des hommes communs qui ne dogmatisent que sur ces vains fondements sont renversées par le moindre souffle des pyrrhoniens.

C’est ainsi que l’on peut dire que certaines doctrines sont dénuées de l’autorité qui donne force à leurs preuves : voir Fausseté 1 (Laf. 203, Sel. 235). Fausseté des autres religions. Mahomet sans autorité. Il faudrait donc que ses raisons fussent bien puissantes, n’ayant que leur propre force.

C’est dans le même sens que Pascal soutient que les prophéties de l’Écriture ont une force infinie :

Prophéties 11 (Laf. 332, Sel. 364). Prophéties. Quand un seul homme aurait fait un livre des prédictions de Jésus-Christ pour le temps et pour la manière et que Jésus-Christ serait venu conformément à ces prophéties ce serait une force infinie.

Le même terme revient à propos des arguments de Pascal lui-même, notamment dans l’argument du pari : Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680). Et ainsi notre proposition est dans une force infinie, quand il y a le fini à hasarder, à un jeu où il y a pareils hasards de gain que de perte, et l’infini à gagner.

Le mot force, dans tous ces passages, signifie que les preuves proposées sont adéquates à ce qui doit être persuadé. Il n’implique aucune idée de tyrannie, bien au contraire

Estimez‑en l’Écriture : Pascal cherche, dans cette formule, à faire entendre que l’Écriture est vénérable, au sens du fragment Ordre 10 (Laf. 12, Sel. 46) : Vénérable parce qu’elle a bien connu l’homme.

Cet emploi figuré du mot force trouve sa justification dans l’analogie des ordres de la chair et de l’esprit, où Pascal montre que ce que la force physique ou politique est dans l’ordre des corps la puissance de convaincre l’est dans l’ordre des esprits.

Voir Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339). Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leur victoire et leur lustre, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles, où elles n’ont pas de rapport. Ils sont vus, non des yeux mais des esprits. C’est assez. [...] Archimède sans éclat serait en même vénération. Il n’a pas donné des batailles pour les yeux, mais il a fourni à tous les esprits ses inventions. Ô qu’il a éclaté aux esprits.

L’usage du mot force n’implique donc pas qu’il y ait tyrannie de la part de l’Écriture, bien au contraire.