Pensées diverses I – Fragment n° 13 / 37 – Papier original : RO 127-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 94 p. 335 v° / C2 : p. 287 v°
Éditions de Port-Royal : Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janvier 1670 p. 338 / 1678 n° 35 p. 333
Éditions savantes : Faugère I, 249, VII / Havet VII.22 / Brunschvicg 27 / Tourneur p. 77-1 / Le Guern 480 / Lafuma 559 (série XXIII) / Sellier 466
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Bibliographie ✍
FORCE Pierre, “La nature et la grâce dans les Pensées de Pascal”, Op. cit., 2, Publications de l’Université de Pau, novembre 1993, p. 55-62. FUMAROLI Marc, “Pascal et la rhétorique gallicane”, in Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 359-372. GHEERAERT Tony, Le chant de la grâce. Port-Royal et la poésie d’Arnauld d’Andilly à Racine, Paris, Champion, 2003. ITARD Jean, “L’Introduction à la Géométrie de Pascal”, in L’Œuvre scientifique de Pascal, Centre International de synthèse, Paris, Presses Universitaires de France, 1964, 102-119. MESNARD Jean, “Baroque, science et religion chez Pascal”, in La culture du XVIIe siècle, p. 327-345. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008. |
✧ Éclaircissements
Miscellan.
Langage.
L’adjectif latin miscellaneus signifie mêlé, mélangé, et le neutre pluriel miscellanea désigne des choses mélangées, c’est-à-dire des morceaux portant sur des sujets variés. La meilleure traduction serait le titre que porte le manuscrit 4333 des Nouvelles acquisitions françaises de la BNF, savoir Recueil de choses diverses, dont le premier possesseur, Louis de Monmerqué, dit que c’est une « espèce de Miscellanea ». Le sous-titre indique la nature de la « chose diverse » particulière en question.
Le sous-titre Langage inscrit ce texte dans les réflexions relatives à la rhétorique que l’on trouve à toutes les périodes de sa vie, de la correspondance avec le P. Noël, la lettre sur la mort de son père, les Écrits sur la grâce, les Provinciales, ainsi que l’opuscule sur L’esprit géométrique et les Lettres de A. Dettonville. Cette longue réflexion sur les pouvoirs du langage a valu à Pascal cet hommage dans la Logique ou l’art de penser, III, 1664, éd. D. Descotes, Champion Classiques, 2014, p. 463 : « M. Pascal [...] savait autant de véritable rhétorique que personne en ait jamais su ».
Ceux qui font les antithèses en forçant les mots
Antithèse : dans le vocabulaire de la logique, opposition de sens entre deux termes ou deux propositions ; cette opposition peut être celle des contradictoires, ou celle des contraires. Voir Lalande André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, art. Antithèse, p. 65 sq. Voir Aristote, Réfutations sophistiques, Organon, V, éd. Tricot, Paris, Vrin, 1969, p. 142.
Antithesis est un mot de grammaire et de rhétorique. Dans l’argumentation, l’antithèse consiste à poser le contraire de la thèse, ou la thèse contraire. Dans l’éloquence, selon Fontanier Pierre, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1968, p. 379 sq., elle « oppose deux objets l’un à l’autre, en les considérant sous un rapport commun, ou un objet à lui-même, en le considérant sous deux rapports contraires ».
Antithèse : figure de rhétorique qui consiste en un jeu ou opposition de mots et de membres de périodes (Furetière).
Le terme a un sens mathématique apparemment institué par François Viète, qui puisait volontiers ses termes dans le vocabulaire de la rhétorique grecque ; il permet de préciser le sens du mot.
Dans l’Isagoge, Chapitre V, De legibus zeteticis, l’antithesis est l’opération qui consiste à faire passer un terme d’un membre de l’équation à l’autre en inversant son signe. Voir la traduction de Hérigone Pierre, Cursus mathematicus, II, Algèbre, ch. IV, Prop. IV, p. 89 : l’antithèse est la transposition d’une grandeur donnée et de l’une des parties de l’équation à l’autre, sous le signe d’affection contraire, en observant seulement que les grandeurs affirmées excèdent celles qui sont niées. Le mot est attaché par Viète au procédé de transfert plutôt qu’à l’opération d’addition simultanée du même terme des deux côtés de l’équation. Probablement parce que, comme l’indique Aristote, Catégories, 10, éd. Tricot, p. 64, il y a une opposition comme de l’affirmation et de la négation. Voir aussi Organon VI, Réfutations sophistiques, p. 142 ; Organon I, Catégories, 10, p. 58. On peut peut-être rapporter cela à la double idée de privation et de possession, qui a pour genre l’opposition.
Ozanam Jacques, Cours de mathématiques, I, ch. III, Des équations, Problème I. Réduire une équation par l’antithèse, Paris, Jombert, 1693, p. 42. « On se sert de l’antithèse pour transporter les termes d’une équation d’un membre à l’autre ». Le transfert s’accompagne d’un changement de signe. Fondement sur l’axiome que si à des grandeurs égales on ajoute ou on ôte des grandeurs égales, les sommes ou les différences seront égales.
Voir Arnauld Antoine, Nouveaux éléments de géométrie, I, LXVIII (1667)-LXV (1683), Théorème, in Géométries de Port-Royal, éd. D. Descotes, p. 145.
Klein Jacob, Greek mathematical thought and the origin of algebra, Dover, New York, 1992, p. 342. Antithesis means the transposition of terms from one side of the equation to the other, with accompanying change of sign.
Les antithèses rhétoriques sont suspectes de sophistique. Voir Romilly Jacqueline de, Les grands sophistes, Paris, De Fallois, 1988, p. 99 sq., sur les antithèses de Gorgias.
Noter que Pascal ne s’en prend pas ici aux antithèses pour elles-mêmes, mais seulement aux antithèses qui se font en forçant les mots.
Il a raillé les antithèses excessives sur la nature de l’espace vide dont a usé le P. Noël, « un espace qui n’est ni Dieu, ni créature, ni corps, ni esprit, ni substance, ni accident, qui transmet la lumière sans être transparent, qui résiste sans résistance, qui est immobile et se transporte avec le tube, qui est partout et nulle part, qui fait tout et ne fait rien » (OC II, éd. J. Mesnard, p. 538). Voir la Lettre à Le Pailleur, OC II, éd. J. Mesnard, p. 564 : « Comme une grande suite de belles choses devient enfin ennuyeuse par sa propre longueur, je crois que le P. Noël s’est ici lassé d’en avoir tant produit ; et que, prévoyant un pareil ennui à ceux qui les auraient vues, il a voulu descendre d’un style plus grave dans un moins sérieux, pour les délasser par cette raillerie, afin qu’après leur avoir fourni tant de choses qui exigeaient une admiration pénible, il leur donnât, par charité, un sujet de divertissement. J’ai senti le premier l’effet de cette bonté ; et ceux qui verront sa lettre ensuite, l’éprouveront de même : car il n’y a personne qui, après avoir lu ce que je lui avais écrit, ne nie des conséquences qu’il en tire, et de ces antithèses opposées avec tant de justesse, qu’il est aisé de voir qu’il s’est bien plus étudié à rendre ses termes contraires les uns aux autres, que conformes à la raison et à la vérité. »
Mais c’est son père qui, pour défendre les travaux de son fils sur le vide, a formulé les règles de l’antithèse dans la lettre qu’il a écrite au P. Noël en avril 1648, OC II, p. 584 sq. Voir notamment OC II, éd. J. Mesnard, p. 591 sq., où, opposant le titre « simple, naïf, ingénu, sans artifice et tout naturel » d’Expériences nouvelles touchant le vide, à celui de Plein du vide, « subtil, artificieux, orné ou plutôt composé d’une figure qu’on appelle antithèse », il pose pour première règle que l’antithèse, pour être recevable, doit comporter un sens accompli, ne pas comporter deux contraires articulés comme un nominatif et un génitif.
« Si j’osais, mon Père, prendre la liberté de parler ici de grammaire, et d’établir quelques principes pour l’antithèse, je vous dirais, premièrement, que l’antithèse doit contenir en soi-même un sens accompli, comme quand nous disons que servir à Dieu, c’est régner ; que la prudence humaine n’est que folie ; que la mort est le commencement de la vie véritable, et mille autres de cette nature. La raison de ceci est que l’antithèse, pour avoir bonne grâce, doit, par la seule énonciation de ces termes, découvrir non seulement le sens qu’elle contient, mais aussi sa pointe et sa subtilité. Que si l’antithèse est de telle nature, que, combien que son sens soit parfait, il ne soit pourtant pas intelligible universellement à tous, il faut, en ce cas, faire précéder un discours qui en donne l’intelligence à tout le monde, afin qu’au même temps qu’on l’entend prononcer, on en conçoive le sens et la force. C’est avec cette précaution qu’un excellentissime auteur de ce temps en a fait une très belle, en laquelle il a, comme vous, employé le plein et le vide, en parlant des prêtres. Après avoir fait voir comme ils devaient vider et dépouiller de toutes les affections de la terre pour être remplis de l’abondance de la grâce, il ajoute ensuite que c’est en ce sens qu’un grand saint a dit : In apostolis multum erat plein, quia multum erat vacui ; mais cette précaution ne peut pas servir pour les titres des ouvrages, qui ne sont précédés d’aucun discours ; secondement, je vous dirais qu’il est impossible qu’une antithèse consistant en deux adjectifs contraires puisse contenir un sens parfait, quand l’un est énoncé par le nominatif et l’autre par le génitif, comme la vôtre, le plein du vide, qui a tout aussi peu de sens, comme celles qui seraient conçues en ces termes : le faible du fort, le petit du grand, le riche du pauvre. La raison pour laquelle telles antithèses n’ont point de sens accompli est que, dans les termes d’icelles, il n’y a ni sujet, ni attribut. Vous avez grand intérêt, mon Père, d’empêcher, si vous pouvez, que cette antithèse ingénieuse dont vous vous servez pour frapper et rendre ridicule un ouvrage étranger ne fasse une dangereuse répercussion contre le vôtre ».
Étienne Pascal poursuit en raillant la « joie » que le jésuite a conçue en inventant de telles antithèses, et les allégories dont il farcit son ouvrage.
Tous les développements sur la modération de Blaise et sur l’autorité d’Étienne Pascal servent de repoussoir à ce qu’Étienne présentera comme le peu de sérieux du P. Noël. Voir Fumaroli Marc, “Pascal et la rhétorique gallicane”, in Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 359-372 ; voir p. 363-364, sur l’affirmation de l’autorité du magistrat, face à la sophistique jésuite. Étienne Pascal souligne que les jeux de mots du P. Noël n’ont cours que dans le milieu réduit de l’École, alors que Blaise et lui-même défendent un style compréhensible dans le monde ; voir OC II, éd. J. Mesnard, p. 596.
Voir sur ce sujet les remarques de Mesnard Jean, “Baroque, science et religion chez Pascal”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, P. U. F., 1992, p. 334.
On comparera avec fruit l’antithèse du titre Le plein du vide avec l’antithèse de Pascal, qui est tout aussi forte, mais qui est immédiatement compréhensible, puisque les termes en sont à la fois opposés et complémentaires, du fragment Divertissement 7 (Laf. 139, Sel. 171) : Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure.
La pratique de Pascal sur l’antithèse a été étudiée par Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008, p. 491 sq. L’antithèse peut être chez Pascal une relation de pure opposition entre les voix ou les différents personnages mis en scène par Pascal. Elle revêt la forme du dialogue, par exemple dans les fragments
RO 285 r° / v° (Laf. 956, Sel. 791). Une proposition est bonne dans un auteur et méchante dans un autre. Oui, mais il y a donc d’autres mauvaises propositions.
Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680). Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix, car vous n’en savez rien. Non, mais je les blâmerai d’avoir fait non ce choix, mais un choix, car encore que celui qui prend croix et l’autre soient en pareille faute ils sont tous deux en faute ; le juste est de ne point parier. Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué.
Entre la voix de l’apologiste et celle de l’interlocuteur, la partie n’est jamais égale, et le premier a généralement le dernier mot.
Commencement 8 (Laf. 158, Sel. 190). Par les partis vous devez vous mettre en peine de rechercher la vérité, car si vous mourez sans adorer le vrai principe vous êtes perdu. Mais, dites-vous, s’il avait voulu que je l’adorasse il m’aurait laissé des signes de sa volonté. Aussi a-t-il fait, mais vous les négligez. Cherchez les donc ; cela le vaut bien.
Laf. 597, Sel. 494. Le moi est haïssable. Vous Miton le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable. Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice. Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.
Mais l’emploi de l’antithèse ne prend pas toujours la forme du dialogue ; l’auteur prend souvent ses distances par rapport aux deux termes de l’antithèse à la fois : p. 494. Voir par exemple le fragment Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). On ne peut être pyrrhonien sans étouffer la nature, on ne peut être dogmatiste sans renoncer à la raison. La nature confond les pyrrhoniens et la raison confond les dogmatiques.
Sur l’opposition de Nicole et de Pascal aux auteurs qui forcent les figures, c’est-à-dire « qui sacrifient la vérité au plaisir de tourner un vers ou une période agréable », et usent d’ornement « hors de propos, qui aboutissent à disproportionner le rapport entre le signifiant et le signifié » et « travestissent la réalité », voir Gheeraert Tony, Le chant de la grâce. Port-Royal et la poésie d’Arnauld d’Andilly à Racine, p. 420. Les antithèses faites pour la symétrie : p. 420.
Fénelon, Discours sur l’éloquence, Œuvres, I, éd. Le Brun, Pléiade, p. 55 sq. Bonne et mauvaise antithèse. Fénelon recourt à la comparaison avec l’architecture :
« A. N’avez-vous pas remarqué ces roses, ces points, ces petits ornements coupés et sans dessein suivi, enfin tous ces colifichets dont elle est pleine ? Voilà en architecture ce que les antithèses et les autres jeux de mots sont dans l’éloquence. L’architecture grecque est bien plus simple ; elle n’admet que des ornements majestueux et naturels ; on n’y voit rien que de grand, de proportionné, de mis en place. Cette architecture qu’on appelle gothique, nous est venue des arabes. Ces sortes d’esprits étant fort vifs, et n’ayant ni règle ni culture, ne pouvaient manquer de se jeter dans de fausses subtilités ; de là leur vint ce mauvais goût en toutes choses. Ils ont été sophistes en raisonnements, amateurs de colifichets en architecture, et inventeurs de pointes en poésie et en éloquence. Tout cela est du même génie.
B. Cela est fort plaisant. Selon vous, un sermon plein d’antithèses et d’autres semblables ornements est fait comme une église bâtie à la gothique. »
font comme ceux qui font de fausses fenêtres
Ozanam Jacques, Dictionnaire des mathématiques, p. 561, estime nécessaire de donner la définition suivante : « La fenêtre est une ouverture qui se fait aux murs des maisons pour voir clair, où l’on met d’ordinaire une cloison de bois et des vitres ».
Fenêtre feinte : désigne une peinture figurant extérieurement une fenêtre vraie, pour accompagner celles qui existent. C’est la représentation d’une fenêtre, que l’on fait pour la symétrie, afin d’en accompagner d’autres qui sont réelles, ou pour l’agrément.
Fausse fenêtre : c’est une fenêtre feinte, une fenêtre bouchée, qui conserve la figure d’une fenêtre, parfois en trompe-l’œil. Elle n’a de réel que les tableaux ou les chambranles, mais l’ébrasement n’a jamais été pratiqué et n’existe pas, ou a été ultérieurement bouché par de la maçonnerie. L’ouverture en est remplie quelquefois ou par une seule couverture foncée qui représente le vide, ou par l’imitation même en peinture du châssis, des vitraux, et des rideaux intérieurs. On pratique les fausses fenêtres par dehors pour garder la symétrie. Elles ont aussi souvent été destinées à réduire le montant de l’impôt sur les portes et fenêtres.
pour la symétrie.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 119. Pascal s’interroge sur la raison d’être du fait qui rend la symétrie plaisante. Elle provient de la « figure de l’homme ». Mais « si la beauté de la symétrie tient en son rapport à l’homme, elle serait infidèle à l’humain si elle s’accommodait du faux ».
Laf. 578, Sel. 481. L’éloquence est une peinture de la pensée, et ainsi ceux qui après avoir peint ajoutent encore font un tableau au lieu d’un portrait.
Le mot symétrie n’est pas dans le Dictionnaire des mathématiques d’Ozanam.
Itard Jean, “L’Introduction à la Géométrie...”, in L’Œuvre scientifique de Pascal, Centre International de synthèse, p. 115. Le terme symétrie est étranger au vocabulaire mathématique de l’époque.
Le mot grec σύμμετρος signifie commensurable. Le mot grec συμμετρία signifie d’abord réduction à une commune mesure, ce qui s’entend au sens des grandeurs commensurables. Voir Euclide, The thirteen books of the Elements, Livre X, Définition 1, éd. T. Heath, t. 3, Dover, p. 11 ; Les Éléments, Livre X, éd. Vitrac, t. 3, p. 25 sq. Sont dites grandeurs commensurables (σύμμετρα μεγέθη) celles qui sont mesurées par la même mesure, et incommensurables celles dont aucune commune mesure ne peut être produite.
Le grec ἀσύμμετος signifie chez Euclide incommensurable. Asymmétrie est défini dans le Dictionnaire d’Ozanam, p. 25, § 24 : « Tout nombre proposé n’a pas une racine telle qu’on la demande, et alors cette racine est appelée nombre irrationnel. Telle est la racine carrée de 10, la racine cubique de 9, et cela se nomme asymmétrie ».
Symétrie appartient au vocabulaire de l’architecture : chez Vitruve, il signifie « proportion », et « marque en français le rapport et la parfaite ressemblance que les parties relatives ou appareillées d’un bâtiment ont l’une avec l’autre ». Dans ce style, le mot signifie aussi juste proportion, symétrie, et de là agréable disposition des parties d’un bâtiment, ordre de plusieurs choses placées l’une à l’égard de l’autre en quelque convenance ou proportion, correspondance de droit au gauche, du haut au bas, etc. Dans les bâtiments gothiques, on observait plutôt la commodité du logement que la symétrie extérieure qu’observaient les Grecs.
L’idée de symétrie, toujours relative au sens de la vue, est particulièrement présente en peinture ; voir sur ce sujet Bouleau Charles, Charpentes. La géométrie secrète des peintres, Paris, Seuil, 1963, p. 49 sq.
Lalande André, Vocabulaire…, art. Symétrie, p. 1082-1083. « Caractère de deux figures géométriques qui peuvent être placées d’une façon telle qu’à chaque point de l’une corresponde un point de l’autre, déterminé en abaissant de l’un de ces points une perpendiculaire sur une droite ou un plan (axe de symétrie) et en prolongeant cette perpendiculaire d’une longueur égale à elle-même ».
Les rhétoriciens font souvent l’éloge de la symétrie dans le discours. Voir Saint Augustin, De vera religione, Bibliothèque augustinienne, p. 101 sq. Harmonie et symétrie. Augustin en conclut que « le jugement est pour ainsi dire dicté par la nature même ».
Pascal écrit quelque chose d’approchant dans le fragment Laf. 580, Sel. 482. Symétrie, en ce qu’on voit d’une vue, fondée sur ce qu’il n’y a pas de raison de faire autrement. Et fondée aussi sur la figure de l’homme. D’où il arrive qu’on ne veut la symétrie qu’en largeur, non en hauteur, ni profondeur. Ce fragment interprète le goût de la symétrie par la station debout qui est propre à l’homme.
GEF XII, p. 38, remarque qu’il y a dans le texte de Pascal une tentative d’explication psychologique : c’est par l’œil et dans les limites de notre horizon visuel, que nous cherchons la symétrie, que nous ne voulons qu’en largeur parce que c’est le sens où l’homme lui-même est symétrique.
Pascal pouvait trouver une condamnation des effets rhétoriques de symétrie chez Stevin. Voir Stevin Simon, Œuvres mathématiques, tr. Girard, Le premier livre de la géographie, p. 126 sq. De la dichotomie. La dichotomie en usage au « siècle sage » : p. 126. La division doit être dans l’esprit et non dans la lettre. « Aussi il advient que d’aucun écrivent des définitions, et propositions seulement pour parfaire la dichotomie, combien qu’elles soient inutiles à l’affaire, même cela ne semble être nécessaire : puisque la matière n’est pas écrite, afin qu’il y ait une dichotomie, mais on a égard à la dichotomie, à celle fin de parvenir en une description méthodique de la matière. Tellement que si quelqu’un pour parfaire la dichotomie y aurait colloqué des choses inutiles ou connues, l’on pourrait dire là dessus par bonne raison, que les mêmes n’étant nécessaires, ni inconnues, n’auront besoin d’être écrites, ni déclarées conséquemment ».
Force Pierre, “La nature et la grâce dans les Pensées de Pascal”, p. 59. L’abus de symétrie correspond à une application erronée du principe de similitude. La symétrie existe dans la nature. Il est donc bon que la rhétorique s’appuie sur des symétries. Mais construire des symétries purement verbales viole le principe de similitude, puisque des symétries ne constituent pas une imitation de la nature.
On trouve une idée proche dans le fragment Laf. 578, Sel. 481. L’éloquence est une peinture de la pensée, et ainsi ceux qui après avoir peint ajoutent encore font un tableau au lieu d’un portrait.
GEF XII, p. 38, rapporte ces réflexions à l’influence du principe de symétrie qui s’est introduit dans la science, comme l’a conçu Archimède pour fonder la notion d’équilibre, et tel qu’il a été repris par Pascal lui-même dans L’équilibre des liqueurs, ch. II, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1046 : « toutes choses doivent être en repos, parce qu’il n’y a pas plus de raison pourquoi l’une cède que l’autre ». Plutôt que de ces réflexions, qui concernent plutôt l’idée d’équilibre que celle de symétrie, il faut renvoyer aux réflexions de saint Augustin qui touchent directement à la symétrie, comme le signale l’édition Sellier : Saint Augustin, De vera religione, XXX, Bibliothèque augustinienne, 8, Paris, Desclée de Brouwer, 1951, p. 101.
« Demandons-nous pourquoi nous sommes choqués de voir, de deux fenêtres non superposées, mais juxtaposées et qui pourraient être de dimensions égales, l’une est plus grande ou plus petite, alors que, si elles sont superposées, même une différence de moitié ne nous choque pas autant ; et pourquoi, du moment qu’il n’y en a que deux , nous ne nous soucions guère d’évaluer la différence de l’une à l’autre, tandis que, s’il y en a trois, le sens lui-même semble exiger ou bien qu’elles ne soient pas égales, ou bien que celle du milieu, entre la plus grande et la plus petite, offre des dimensions moyennes entre celles des deux autres. Ainsi, d’emblée, le jugement est pour ainsi dire dicté par la nature même ».
Sur l’usage de la symétrie chez Pascal, voir Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, p. 602 sq. Constructions parallèles : p. 602. Organisation des constructions parallèles autour d’un centre : p. 604.
Leur règle n’est pas de parler juste mais de faire des figures justes.
Les expressions sont significatives : la figure, en géométrie, soutient le raisonnement, mais ne le remplace pas.
Voir Gardies Jean-Louis, L’organisation des mathématiques grecque de Théétète à Archimède, ch. V, Le rôle de la figure chez Euclide et Archimède, Paris, Vrin, 1997, p. 127 sq.
Faire des figures justes : c’est la définition qu’Étienne Pascal a donnée de la géométrie à son fils. Voir OC I, éd. J. Mesnard, p. 573-574.
« Mon frère, voyant cette résistance, lui demanda un jour ce que c’était que cette science [sc. les mathématiques], et de quoi on y traitait. Mon père lui dit, en général, que c’était le moyen de faire des figures justes et de trouver les proportions qu’elles avaient entre elles et en même temps lui défendit d’en parler davantage et d’y penser jamais. »
Gilberte écrit plus bas :
« la mathématique donne le moyen de faire des figures infailliblement justes, il se mit lui-même à rêver ; et, à ses heures de récréation, étant seul dans une salle où il avait accoutumé de se divertir, il prenait du charbon et faisait des figures sur les carreaux, cherchant les moyens, par exemple, de faire un cercle parfaitement rond, un triangle dont les côtés et les angles fussent égaux et d’autres choses semblables. Il trouvait tout cela ; ensuite il cherchait les proportions des figures entre elles. Mais comme le soin de mon père avait été si grand de lui cacher toutes ces choses qu’il n’en savait pas même les noms, il fut contraint de se faire lui-même des définitions, et il appelait un cercle un rond, une ligne une barre, et ainsi des autres. Après ces définitions, il se fit des axiomes, et enfin il fit des démonstrations parfaites ; et comme l’on va de l’un à l’autre dans ces choses-là, il passa ses recherches si avant qu’il en vint jusques à la trente-deuxième proposition du premier livre d’Euclide. »
En revanche, dans le Traité du triangle arithmétique, Pascal construit des figures qui soutiennent le raisonnement. Le tableau des ordres numériques est symétrique par rapport à une ligne que Pascal nomme la dividente, de part et d’autres de laquelle les nombres se correspondent deux à deux (OC II, éd. J. Mesnard, p. 1293). Mais cette symétrie résulte du fait que, selon la Conséquence cinquième, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1291, « en tout triangle arithmétique, chaque cellule est égale à sa réciproque ». Mais cette symétrie résulte non pas de la volonté arbitraire du géomètre, mais des règles de génération des nombres des cellules posées au début du traité.
Dans le présent fragment, figure s’entend au sens de figure de rhétorique. Mais l’idée n’en est pas moins parente : en géométrie même, les figures servent seulement de soutien au raisonnement mathématique, et ne le constituent pas. C’est le raisonnement qui permet de construire la figure, et non la figure qui construit le raisonnement. Les figures, comme l’écrit J.-L. Gardies, ont principalement en géométrie une fonction de mémorisation, dans la mesure où elles représentent sur le papier les éléments qui doivent être retenus en vue de la démonstration. Mais la justesse de ces figures ne concerne pas leur matérialité graphique : elle regarde surtout l’exactitude des relations que le dessin ne représente qu’approximativement.
Dans l’éloquence, faire des figures justes signifie que l’on prête principalement attention à l’expression verbale, sans se soucier de la justesse des paroles dans leur réalité de désignation, c’est-à-dire la correspondance exacte des mots et des idées. L’opuscule De l’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, marque clairement les étapes qui permettent de parler juste, savoir les définitions nominales, les principes et les démonstrations.
Un bon exemple du défaut qui consiste à se soucier de faire des figures justes est la pointe, qui consiste en une sentence brève et brillante. La pointe plaît principalement par son caractère ingénieux, et sa brièveté. La pointe est devenue une de ces formes de discours ou de poésie qui « exercent l’esprit », comme on dit dans Molière, et qui de ce fait plaisent dans les milieux mondains, qui y voient une marque de distinction.
Cyrano de Bergerac, expert en ce qu’il appelle les imaginations pointues, Œuvres complètes, éd. Prévot, Belin, 1977, p. 17, écrit : « La pointe n’est pas d’accord avec la raison, c’est l’agréable jeu de l’esprit, et merveilleux en ce point, qu’il réduit toutes choses sur le pied nécessaire à ses agréments, sans avoir égard à leur propre substance. S’il faut que pour la pointe l’on fasse d’une belle chose une laide, cette étrange et prompte métamorphose se peut faire sans scrupule, et toujours on a bien fait pourvu qu’on ait bien dit ; on ne pèse pas les choses, pourvu qu’elles brillent il n’importe ; et s’il s’y trouve d’ailleurs quelque défaut, ils sont purifiés par le feu qui les accompagne ».
Pierre Nicole dans son De l’éducation d’un prince, XL, cité in La vraie beauté et son fantôme, éd. B. Guion, Paris, Champion, 1996, p. 153, écrit que « si l’on ne sait pas mêler [la] beauté naturelle et simple avec celle des grandes pensées, on est en danger d’écrire et de parler parfaitement mal à force de vouloir trop bien écrire et trop bien parler ; et plus on aura d’esprit, plus on tombera dans le genre vicieux. Car c’est ce qui fait qu’on se jette dans le style des pointes, qui est le caractère du monde le moins aimable ». La pointe est une de ces manières d’écrire où le mot prédomine sur l’idée.
De son côté Pascal reproche à la pointe de ne servir qu’à faire briller son auteur : L’épigramme des deux borgnes ne vaut rien, car elle ne les console pas et ne fait que donner une pointe à la gloire de l’auteur. Tout ce qui n’est que pour l’auteur ne vaut rien (Laf. 798, Sel. 650). La pointe à laquelle Pascal fait allusion contient un bon exemple des oppositions symétriques dont il s’agit. Pensées, éd. Havet, I, p. 86, renvoie à l’Epigrammatum delectus, livre VI, n° XXX, De Acone et Leonilla, p. 332 :
Lumine Acon dextro, capta est Leonilla sinistro,
Et potis est forma vincere uterque deos.
Blande puer, lumen quod habes concede parenti,
Sic tu caecus amor, sic erit illa Venus.
Tourneur a retrouvé l’auteur de l’épigramme latine : Geronimo Amaltei, dont un frère était secrétaire du cardinal Charles Borromée, à l’époque où Du Bellay était à Rome. L’épigramme a été adaptée par Du Bellay :
Jeanne et André son fils sont beaux comme le jour ;
Mais chacun d’eux d’un œil a perdu la lumière.
André, donne celui qui te reste à ta mère :
Elle sera Vénus, et tu seras l’Amour.
Ce style manque à l’honnêteté. Voir le fragment Laf. 611, Sel. 503. La règle est l’honnêteté. Poète et non honnête homme.