Pensées diverses I – Fragment n° 18 / 37 – Papier original : RO 113-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 95 p. 337-337 v° / C2 : p. 289-289 v°
Une note a été ajoutée dans l’édition de 1678 : Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1678 n° 64 p. 261
Éditions savantes : Faugère I, 228, CLXVI ; II, 313 / Havet XXIV.39 bis, XXV.171 bis / Michaut 296 et 297 / Brunschvicg 485 et 591 / Tourneur p. 78-3 / Le Guern 485 / Lafuma 564 et 565 (série XXIII) / Sellier 471
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Bibliographie ✍
Voir la bibliographie complète du moi haïssable dans le dossier qui lui est consacré et le fragment Laf. 688, Sel. 567. Les titres suivants sont restreints au présent fragment.
DEFRENNE Madeleine, “À propos d’une Pensée de Pascal. Le moi est haïssable”, Revue de Langues vivantes, 1, 1968. FERREYROLLES Gérard, “Pascal et les païens”, in SHIOKAWA Tetsuya (dir.), Littérature et mystique dans la France moderne, Research project report, Université de Tokyo, mai 2004, p. 7-17. FRIGO Alberto, “Pascal et les “membres pensants” : penser l’Église, régler l’amour”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, 32, Clermont-Ferrrand, 2010, p. 56-60. GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique. Paris, Vrin, 1986. ICARD Simon, Port-Royal et saint Bernard de Clairvaux (1608-1709), Paris, Champion, 2010. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, Paris, SEDES-CDU, 1993. MESNARD Jean, “Pascal et le problème moral”, L’Information Littéraire, janv.-fév. 1966, 1, p. 1-7 ; La culture du XVIIe siècle, Paris, P. U. F., 1992, p. 355-362. MESNARD Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, P. U. F., 1992, p. 405-413. SERRES, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, P. U. F., 1968. STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007. THIROUIN Laurent, “Le moi haïssable, une formule équivoque”, in BEHRENS Rudolf, GIPPER Andreas, MELLINGHOFF-BOURGERIE Viviane (dir.), Croisements d’anthropologies. Pascals Pensées im Geflecht der Anthropologien, Universitätvelag, Heidelberg, 2005, p. 217-247. |
✧ Éclaircissements
La vraie et unique vertu est donc de se haïr, car on est haïssable par sa concupiscence,
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 49 sq. La haine de soi, signe de la vraie religion : p. 51.
Pol Ernst, Album p. 58, propose comme hypothèse que Pascal a écrit Fausseté 18 (Laf. 220, Sel. 253) : Nulle autre religion n’a proposé de se haïr, nulle autre religion ne peut donc plaire à ceux qui se haïssent et qui cherchent un être véritablement aimable. Et ceux-là s’ils n’avaient jamais ouï parler de la religion d’un Dieu humilié l’embrasseraient incontinent, juste avant le présent fragment sur le feuillet originel et paraît justifier la conjonction de coordination donc qui ouvre le présent fragment. Cependant la reconstitution n'est donc pas plus recevable pour le sens qu'en en juger par les papiers.
Se faire centre de tout est le propre de la concupiscence. Ce texte est donc parent de Laf. 597, Sel. 494. Le moi est haïssable. Vous Miton le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable.
Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient.
Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours.
En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice.
Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.
Thirouin Laurent, “Le moi haïssable, une formule équivoque”, in Croisements d’anthropologies. Pascals Pensées im Geflecht der Anthropologien, p. 217-247.
Mesnard Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, p. 405-413. En quel sens le moi est haïssable du point de vue anthropologique : p. 406. Il est injuste, incommode parce qu’il se fait centre de tout. Les règles de l’honnêteté qui tendent à neutraliser ou au moins à modérer cette tyrannie du moi sur les autres : p. 407. Le moi se fait centre de tout en ce sens qu’il veut être aimé ; mais est-il vraiment aimable ?, p. 408. Le moi considéré par rapport à la charité : p. 411 sq. On est haïssable par sa concupiscence : p. 411. Opposition à l’amour de Dieu. Dans quelle mesure l’amour de soi est légitime : p. 412. Développement de l’apologue des membres et du corps, du corps plein de membres pensants : p. 412. Et par suite de l’image paulinienne du corps mystique : p. 412-413.
Laf. 617, Sel. 510. Qui ne hait en soi son amour-propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n’est si opposé à la justice et à la vérité. Car il est faux que nous méritions cela, et il est injuste et impossible d’y arriver, puisque tous demandent la même chose. C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire.
Cependant aucune religion n’a remarqué que ce fût un péché, ni que nous y fussions nés, ni que nous fussions obligés d’y résister, ni n’a pensé à nous en donner les remèdes.
Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi.
et de chercher un être véritablement aimable pour l’aimer.
Voir le dossier Religion aimable.
Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous,
Cette affirmation demande à être éclaircie, car certains fragments qui disent que la concupiscence inspire l’amour des créatures, qui sont nombreuses à ne pas être nous. Voir par exemple Laf. 618, Sel. 511 : S’il y a un Dieu il ne faut aimer que lui et non les créatures passagères. Le raisonnement des impies dans la Sagesse n’est fondé que sur ce qu’il n’y a point de Dieu. Cela posé, dit-il, jouissons donc des créatures. C’est le pis-aller. Mais s’il y avait un Dieu à aimer il n’aurait pas conclu cela mais bien le contraire. Et c’est la conclusion des sages : il y a un Dieu, ne jouissons donc pas des créatures.
Donc tout ce qui nous incite à nous attacher aux créatures est mauvais puisque cela nous empêche, ou de servir Dieu, si nous le connaissons, ou de le chercher si nous l’ignorons. Or nous sommes pleins de concupiscence, donc nous sommes pleins de mal, donc nous devons nous haïr nous-mêmes, et tout ce qui nous excite à autre attache qu’à Dieu seul.
En fait, il faut comprendre que l’homme n’aime pas les créatures pour elles-mêmes, il les aime pour lui, parce qu’elles servent à sa propre satisfaction.
il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or il n’y a que l’être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous. Le bien universel est en nous, est nous‑même et n’est pas nous.
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Et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes est une addition dans l’interligne. Les éditeurs de 1678 l’ont supprimée. Pascal veut sans doute souligner que l’amour propre fait de chaque homme individuellement se fait centre de tout.
L’idée que l’on doit aimer un être qui soit en nous paraît contredire l’affirmation selon laquelle le moi est haïssable. Mais il s’agit d’une vérité pour ainsi dire logique : on ne peut aimer que ce qui paraît bien à notre égard.
Pascal le dit sous une autre forme dans la liasse Souverain bien : tous les hommes cherchent nécessairement à être heureux. Mais ils ne trouvent le bien que lorsqu’ils le cherchent en Dieu.
La proposition il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous n’est pas moins paradoxale : les Écrits sur la grâce permettent de l’interpréter en ce sens que la grâce agit en l’homme par une conversion intérieure qui est l’œuvre de Dieu en lui.
Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181). Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide et qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes les secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire que par Dieu même.
[...] Les uns le cherchent dans l’autorité, les autres dans les curiosités et dans les sciences, les autres dans les voluptés.
D’autres qui en ont en effet plus approché ont considéré qu’il est nécessaire que ce bien universel que tous les hommes désirent ne soit dans aucune des choses particulières qui ne peuvent être possédées que par un seul et qui étant partagées affligent plus leurs possesseurs par le manque de la partie qu’ils n’ont pas, qu’elles ne les contentent par la jouissance de celle qui lui appartient. Ils ont compris que le vrai bien devait être tel que tous pussent le posséder à la fois sans diminution et sans envie, et que personne ne le pût perdre contre son gré, et leur raison est que ce désir étant naturel à l’homme puisqu’il est nécessairement dans tous et qu’il ne peut pas ne le pas avoir, ils en concluent...
Mesnard Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, p. 405-413. Le moi se fait centre de tout en ce sens qu’il veut être aimé ; mais est-il vraiment aimable ?, p. 408. Le moi considéré par rapport à la charité : p. 411 sq. Dans quelle mesure l’amour de soi est légitime : p. 412. Développement de l’apologue des membres et du corps, du corps plein de membres pensants et par suite de l’image paulinienne du corps mystique : p. 412-413.
Mais Pascal ne s’en tient pas à la nécessité de la haine de soi : sur la légitimité de l’amour de soi, voir Thirouin Laurent, “Le moi haïssable, une formule équivoque”, p. 217-247. Le bon amour de soi caractérise l’état de l’homme avant la chute, où non seulement il pouvait s’aimer sans péché, mais où il le devait ; voir la Lettre sur la mort de son père, OC II, éd. J. Mesnard, p. 853. Sur l’axiome selon lequel chaque chose s’aime plus que tout : p. 238 sq. Cet axiome permet de borner la justice de l’amour que l’on sent pour soi, qui doit être équivalent à l’amour du tout pour la partie et vice versa.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e édition, 1993, p. 166. La conversion, considérée comme passage de la concupiscence à la charité, de l’amour de soi à l’amour de Dieu.
Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007, p. 186 sq. Aimer un être en nous sans nous aimer revient à trouver en nous un Dieu plus intime que nous-mêmes. La haine du moi est alors le chemin vers l’amour de soi bien réglé.
En quel sens Dieu est-il en nous ?
Luc, XVII, 20-21. « Les pharisiens lui demandaient, un jour, quand viendrait le royaume de Dieu et il leur répondit : Le royaume de Dieu ne viendra point d’une manière qui le fasse remarquer. Et on ne dira point : il est ici, ou il est là. Car dès à présent le royaume de Dieu est au-dedans de vous ».
Sur l’immanence de Dieu à l’âme, voir saint Augustin, Confessions III, 6, 11, Bibliothèque augustinienne, 13, p. 382-383. « Tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo » ; « Mais toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même, et plus élevé que les cimes de moi-même ».
Saint Augustin, De vera religione, XXXIX, 72, Œuvres, 8, Bibliothèque augustinienne, p. 131. « Au lieu d’aller dehors, rentre en toi-même. Et, si tu ne trouves que ta nature, sujette au changement, va au-delà de toi-même, mais en te dépassant, n’oublie pas que tu dépasses ton âme qui réfléchit, et par conséquent porte-toi vers la source lumineuse où s’éclaire la réflexion. Où donc aboutit, en effet, toute démarche correcte de la raison, sinon à la vérité, puisque la vérité ne s’atteint pas elle-même par réflexion. La voilà, l’harmonie que nulle autre na saurait surpasser : accorde-toi à elle. Avoue que tu ne lui es pas identique, puisqu’elle n’a pas à se chercher, tandis que toi, tu est venu à elle en cherchant, non pas d’un lieu à l’autre, mais par le désir de ton esprit qui t’a fait trouver, non dans le vil plaisir de la chair, mais dans un plaisir spirituel très haut, l’accord de l’homme intérieur avec l’hôte qui est en lui ».
Commentaire de Port-Royal : « Ce n’est pas que ces pharisiens qui étaient remplis d’orgueil, fissent eux-mêmes partie du royaume de Jésus-Christ, qui est un royaume d’humilité et de douceur : mais c’est qu’il leur apprenait par là à chercher, non au-dehors, ni dans l’éclat extérieur d’une puissance temporelle, semblable à celle des princes du siècle, le royaume de Dieu, dont il parlait si souvent, mais dans le fonds même du cœur de l’homme, où Dieu devait principalement établir son règne par son esprit et par sa grâce.. Car c’est de ce règne qu’on doit entendre ce qu’il prêchait, et ce qu’il faisait prêcher par tous ses disciples, Que le royaume de Dieu était proche, ce règne tout spirituel, par lequel il commençait à prendre possession du cœur des hommes [...]. »
Morale chrétienne 18 (Laf. 368, Sel. 401). Membres. Commencer par là. Pour régler l’amour qu’on se doit à soi-même il faut s’imaginer un corps plein de membres pensants, car nous sommes membres du tout, et voir comment chaque membre devrait s’aimer, etc.
Voir Orcibal Jean, La spiritualité de Saint-Cyran, p. 87 : « L’esprit de Dieu se saisit de telle sorte de notre esprit qu’il le pénètre, qu’il l’anime, qu’il le fait agir, et qu’il est la première cause de ses mouvements, de ses actions, et de ses pensées ».
Donetzkoff Denis, Saint-Cyran épistolier, Thèse, p. 273. Saint-Cyran, lettre 109, Lettres de Saint-Cyran, p. 170 : « Ce n’est pas nous qui prions, qui parlons, qui souhaitons, qui travaillons, qui tolérons, qui souffrons, mais c’est l’Esprit de Dieu, comme dit l’Évangile, qui prie, qui parle, qui souhaite, qui travaille, et qui souffre en nous, lorsque sans son exercice nous avons le soin de nous unir à lui et de l’invoquer à tous moments ».
Morale chrétienne 21 (Laf. 372, Sel. 404). Être membre est n’avoir de vie, d’être et de mouvement que par l’esprit du corps. Et pour le corps, le membre séparé ne voyant plus le corps auquel il appartient n’a plus qu’un être périssant et mourant. Cependant il croit être un tout et ne se voyant point de corps dont il dépende, il croit ne dépendre que de soi et veut se faire centre et corps lui-même. Mais n’ayant point en soi de principe de vie il ne fait que s’égarer et s’étonne dans l’incertitude de son être, sentant bien qu’il n’est pas corps, et cependant ne voyant point qu’il soit membre d’un corps. Enfin quand il vient à se connaître il est comme revenu chez soi et ne s’aime plus que pour le corps. Il plaint ses égarements passés.
Il ne pourrait pas par sa nature aimer une autre chose sinon pour soi-même et pour se l’asservir parce que chaque chose s’aime plus que tout.
Mais en aimant le corps il s’aime soi-même parce qu’il n’a d’être qu’en lui, par lui et pour lui. Qui adhaeret Deo unus spiritus est.
Le corps aime la main, et la main si elle avait une volonté devrait s’aimer de la même sorte que l’âme l’aime ; tout amour qui va au-delà est injuste.
Adhaerens Deo unus spiritus est ; on s’aime parce qu’on est membre de Jésus-Christ ; on aime Jésus-Christ parce qu’il est le corps dont on est membre. Tout est un. L’un est en l’autre comme les trois personnes.
Qui adhaeret deo unus spiritus est : voir Saint Paul, I. Cor., VI, 17. « Mais que celui qui demeure attaché au Seigneur est un même esprit avec lui ». Commentaire de Port-Royal : « Celui qui demeure attaché au Seigneur, en qualité de membre vivant de son corps mystique, participe tellement aux qualités et aux vertus divines de Jésus-Christ qu’il semble que c’est un même esprit, et que ce n’est plus lui qui vit, mais que c’est Jésus-Christ qui vit en lui. Vivo ego, jam non ego. »
Par lui, avec lui, en lui : paroles de la prière eucharistique de la messe, prononcées au moment où le prêtre présente le pain et le vin.
Pascal revient sur ce sujet dans les Écrits sur la grâce. Voir Traité de la prédestination et de la grâce, 2, § 9-10, OC III, éd. J. Mesnard, p. 784, à propos de I Eph. II, 5 : « C’est ainsi que saint Paul dit : Je vis, non pas moi, mais Jésus-Christ vit en moi. Certainement le premier mot qu’il a dit : Je vis, n’est pas faux, car il était vivant, et non seulement de la vie corporelle (dont il ne s’agit pas en cet endroit) mais de la vie spirituelle, car il était en grâce, et il dit ailleurs lui-même en plusieurs endroits : Nous étions morts, et nous sommes vivifiés, etc. Mais encore qu’il soit très vrai qu’il fût vivant, il le désavoue incontinent, en disant : Je ne suis pas vivant, “Non ego vivo”. L’apôtre n’est point menteur ; il est donc vrai qu’il est vivant, puisqu’il dit : Je suis vivant. Il est donc aussi véritable qu’il n’est pas vivant, puisqu’il dit : “Jam non ego”, je ne suis pas vivant. Et ces deux vérités subsistent ensemble, parce que sa vie, quoiqu’elle lui soit propre, ne vient pas originellement de lui. Il n’est vivant que par Jésus-Christ, la vie de Jésus-Christ est la source de sa vie.
Ainsi il est vrai en un sens qu’il est vivant, puisqu’il a la vie ; il est vrai aussi en un sens qu’il n’est pas vivant, puisqu’il ne l’est que de la vie d’un autre. Mais il est vrai que Jésus-Christ est vivant et on ne peut pas dire qu’il ne l’est pas. »
Higaki Julie, “Pascal et saint Paul”, in Descotes Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, p. 71-112.
Et plus bas, Traité de la prédestination et de la grâce, 2, § 11, sur Jean, XIV, 10, 12 : « C’est ainsi que Jésus-Christ dit lui-même : Ce n’est pas moi qui fais les œuvres, mais le Père qui est en moi, et néanmoins il dit ailleurs : Les œuvres que j’ai faites. Jésus-Christ n’est point menteur, et son humilité n’a point fait tort à sa vérité. On peut donc dire, puisqu’il l’a dit, qu’il a fait des œuvres et qu’il ne les a pas faites ; mais il est constant que la divinité les a faites en lui, et on ne peut pas dire qu’elle ne les a point faites. »
Voir Lettre sur la possibilité des commandements, 4, § 4, OC III, éd. J. Mesnard, p. 678-679. « Car, quand on dit que l’action vient de notre volonté, on considère la volonté humaine comme cause seconde, mais non pas comme première cause ; mais quand on cherche la première cause, on l’attribue à la seule volonté de Dieu, et on exclut la volonté de l’homme. C’est ainsi que saint Paul ayant dit : J’ai travaillé plus qu’eux tous, il ajoute : non pas moi, c’est-à-dire je n’ai point travaillé, mais sa grâce qui est avec moi a travaillé. Par où on voit qu’il attribue son travail à sa volonté, et qu’il le refuse à sa volonté suivant qu’il en cherche ou la cause seconde, ou la première cause ; mais jamais à soi seul ; au lieu qu’il la donne aussi à la grâce seule, et que c’est en parlant proprement qu’il le donne à la seule grâce. C’est ainsi qu’il dit : Je vis non pas moi, mais Jésus-Christ en moi. Il dit donc je vis, et il ajoute je ne vis pas. Tant il est vrai que la vie est de lui et qu’elle n’est pas de lui, suivant qu’il veut marquer ou la cause première ou la cause seconde. Mais, à proprement parler, il attribue cette vie à Jésus-Christ, et jamais à lui seul. »
Sur l’union du chrétien avec le Christ, voir le dernier paragraphe de la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies : « XV. Faites donc, Seigneur, que tel que je sois je me conforme à votre volonté ; et qu’étant malade comme je suis, je vous glorifie dans mes souffrances. Sans elles je ne puis arriver à la gloire ; et vous-même, mon Sauveur, n’y avez voulu parvenir que par elles. C’est par les marques de vos souffrances que vous avez été reconnu de vos disciples ; et c’est par les souffrances que vous reconnaissez aussi ceux qui sont vos disciples. Reconnaissez-moi donc pour votre disciple dans les maux que j’endure et dans mon corps esprit pour les offenses que j’ai commises. Et, parce que rien n’est agréable à Dieu s’il ne lui est offert par vous, unissez ma volonté à la vôtre, et mes douleurs à celles que vous avez souffertes. Faites que les miennes deviennent les vôtres. Unissez-moi à vous ; remplissez-moi de vous et de votre Esprit-Saint. Entrez dans mon cœur et dans mon âme, pour y porter mes souffrances, et pour y porter mes souffrances, et pour continuer d’endurer en moi ce qui vous reste à souffrir de votre Passion, que vous achevez dans vos membres jusqu’à la consommation parfaite de votre Corps ; afin qu’étant plein de vous ce ne soit plus moi qui vive et qui souffriez en moi, ô mon Sauveur : et qu’ainsi, ayant quelque petite part à vos souffrances, vous me remplissiez entièrement de la gloire qu’elles vous ont acquise, dans laquelle vous vivez avec le Père et le Saint-Esprit, par tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. »
Dans le troisième mouvement du Mémorial, second développement, relatif au remords de la séparation et au désir d’une union éternelle, Pascal écrit Je m’en suis séparé : voir OC III, éd. J. Mesnard, p. 43-44. La volonté de s’unir au Christ est affirmée dans la suite du Mémorial : Que je n’en sois pas séparé éternellement, puis : Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur.
Icard Simon, Port-Royal et saint Bernard de Clairvaux (1608-1709), Paris, Champion, 2010, p. 447 sq. Amour de soi, amour de Dieu.
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 47. Sur la formule de saint Paul, liée à l’idée d’anéantissement dans la conversion.
Lettre du 17 octobre 1651, OC II, éd. J. Mesnard, p. 853. « Nous savons que ce qui est arrivé en Jésus-Christ doit arriver en tous ses membres ».
Le même texte insiste sur le caractère intérieur de la concupiscence : voir § 14, sur Rom. VII, 20. « C’est ainsi qu’il dit ailleurs : Non ego, sed quod inhabitat in me peccatum, en parlant des mouvements indélibérés de sa volonté. »
Ce dessin est de la main de Pascal. Voir le dossier Dessins de Pascal. Voir dans la transcription des Copies les imitations faites par les copistes.
Que représente-t-il ? Contrairement à ce que laissent croire les éditions, ce n’est ni un schéma ni un diagramme, c’est un dessin, qui paraît représenter trois arbres plantés sur une colline ou un monticule : l’épaisseur du tronc, la courbure du sol, la boule des trois arbres marque bien qu’il s’agit d’un graffito qui vise à évoquer ou à représenter quelque chose.
Contrairement à certaines éditions, les trois arbres n’ont pas le même point d’enracinement. Ils sont placés à égale distance de l’arbre central, de part et d’autre. Cela évoque trois manières de sortir de l’ignorance de Dieu, de s’élever au-dessus d’elle, mais divergentes et sans communication entre elles.
Les éditeurs ont reproduit ce dessin de manière très fantaisiste.
Présentation de l’édition Tourneur, p. 78. Note : « cette figure se trouvait à gauche d’un texte retranché par les ciseaux. Le fragment de papier qui porte ces deux notes a été collé sur la p. 113 du recueil ». Noter que sur ce dessin les trois racines se joignent en un même point, ce qui n’est pas conforme à l’original.
La présentation de l’édition Brunschvicg, fr. 591 est une des moins mauvaises.
Présentation de l’édition Lafuma Intégrale, identique à celle de l’édition du Luxembourg. Noter que Mahomet a été privé de son tronc, ce qui rend la figure incompréhensible.
C’est sans doute de cette figure que s’est inspiré Michel Serres, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, p. 702, pour la présenter comme l’image d’une balance dont Jésus-Christ est le point d’appui de deux fléaux. Ce commentaire, qui répond à une brillante analyse du modèle de la balance, n’a pourtant pas de rapport avec l’original.
Le sol est désigné comme l’ignorance de Dieu. Donc les trois arbres, dégagés au-dessus de cette ignorance, représentent ceux qui en sont sortis : des croyants, mais qui ont emprunté des voies différentes, nettement séparées les unes des autres.
La disposition de l’original rappelle celle des trois croix sur le Calvaire. Peut-on identifier le dessin de Pascal à la mise en croix du Christ entre les deux larrons ? Classiquement, dans les représentations de la crucifixion, le bon larron est placé à gauche du Christ, et le mauvais larron à droite.
Dans cette hypothèse, les païens, qui sont susceptibles de conversion, comme l’a dit saint Paul, correspondent au bon larron. Sur les païens, voir Ferreyrolles Gérard, “Les païens dans la stratégie argumentative de Pascal”, in Pascal. Religion, Philosophie, Psychanalyse, Revue philosophique de la France et de l’étranger, n° 1, janv.-mars 2002, p. 21-40. Parmi eux, il faut compter ceux qui, comme les Stoïciens, ont eu le pressentiment de Dieu, et peuvent être considérés comme des pré-convertis. Noter que Pascal prend soin de séparer nettement paganisme et ignorance de Dieu.
Mahomet serait en revanche identifié au mauvais larron. Voir la liasse Fausseté des autres religions. Les musulmans ne sont pas susceptibles d’une conversion du même type que les païens, étant déjà engagés dans une religion qui est considérée comme une hérésie de la religion juive. Voir Fausseté 7 (Laf. 209, Sel. 241-242).
Le Christ tient le milieu entre les erreurs opposées de Mahomet musulman et de la diversité des païens.
L’image porte donc une structure à quatre termes, dont trois s’opposent à l’ignorance de Dieu. On peut donc la lire de deux manières différentes, soit en considérant l’ensemble des quatre termes, soit en considérant trois manières de croire par opposition au terme unique de l’ignorance de Dieu. Dans cette seconde perspective, le Christ tient le milieu entre les deux erreurs symétriques du paganisme et de l’islam, de même que, dans les Écrits sur la grâce, saint Augustin tient le milieu entre calvinistes et restes des pélagiens.
Voir l’Abrégé de la vie de Jésus-Christ, v. 271-277, OC III, éd. J. Mesnard, p. 298-299. « Pour augmenter son ignominie, on crucifia avec lui deux larrons à ses deux côtés.
[...] Le peuple et les Princes des Prêtres même, qui le regardaient, et les soldats se moquaient de lui dans son agonie.
Et les passants, et le Souverain Prêtre,
Et les deux larrons crucifiés avec lui, tous le blasphémaient.
Mais l’un des deux larrons, converti soudainement, pendant que l’autre continue à blasphémer, il le reprend, reconnaît Jésus, le prie qu’il se souvienne de lui. Et Jésus lui promet qu’il sera ce jour-là même avec lui en paradis. »