Fragment Morale chrétienne n° 21 / 25  – Papier original : RO 149-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Morale n° 367 p. 181-181 v° / C2 : p. 214-215

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 275-276  / 1678 n° 3, 5 et 8 p. 268-271

Éditions savantes : Faugère II, 379, XLV / Havet XXIV.59 bis et ter / Brunschvicg 483 / Tourneur p. 293-4 / Le Guern 352 / Lafuma 372 / Sellier 404

 

 

 

Être membre est n’avoir de vie, d’être et de mouvement que par l’esprit du corps et pour le corps. Le membre séparé ne voyant plus le corps auquel il appartient n’a plus qu’un être périssant et mourant. Cependant il croit être un tout et, ne se voyant point de corps dont il dépende, il croit ne dépendre que de soi et veut se faire centre et corps lui‑même. Mais n’ayant point en soi de principe de vie, il ne fait que s’égarer et s’étonne dans l’incertitude de son être, sentant bien qu’il n’est pas corps, et cependant ne voyant point qu’il soit membre d’un corps. Enfin quand il vient à se connaître, il est comme revenu chez soi et ne s’aime plus que pour le corps. Il plaint ses égarements passés.

Il ne pourrait pas par sa nature aimer une autre chose sinon pour soi‑même et pour se l’asservir, parce que chaque chose s’aime plus que tout.

Mais en aimant le corps il s’aime soi‑même, parce qu’il n’a d’être qu’en lui, par lui et pour lui. Qui adhaeret Deo unus spiritus est.

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Le corps aime la main, et la main, si elle avait une volonté, devrait s’aimer de la même sorte que l’âme l’aime. Tout amour qui va au‑delà est injuste.

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Adhaerens Deo unus spiritus est. On s’aime parce qu’on est membre de Jésus-Christ. On aime Jésus-Christ parce qu’il est le corps dont on est membre. Tout est un. L’un est en l’autre comme les trois personnes.

 

 

Dans ce fragment qui s’appuie sur une définition générale des termes de corps et de membre, Pascal établit l’injustice de l’amour que l’homme se porte à lui-même dans l’état de nature corrompue, et donne le modèle de ce qu’est le véritable amour qu’il peut avoir pour soi, comme partie du corps mystique du Christ. Il esquisse la comparaison de ce que doit être cet amour de soi comme partie d’un tout à la relation qui unit les trois Personnes de Dieu.

Qui adhaeret Deo unus spiritus est : celui qui demeure attaché au Seigneur est un même esprit avec lui (tr. de Port-Royal). 

Adhaerens Deo unus spiritus est : demeurant attaché au Seigneur est un même esprit avec lui (idem).

 

Analyse détaillée...

Fragments connexes

 

Contrariétés 1 (Laf. 119, Sel. 151). Que l’homme maintenant s’estime son prix, qu’il s’aime, car il y a en lui une nature capable de bien, mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu’il se méprise, parce que cette capacité est vide ; mais qu’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle ; qu’il se haïsse, qu’il s’aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité et d’être heureux ; mais il n’a point de vérité, ou constante, ou satisfaisante.

Contrariétés 12 (Laf. 129, Sel. 162). [Métier.] Pensées.

Tout est un, tout est divers.

Que de natures en celle de l’homme. Que de vacations. Et par quel hasard chacun prend d’ordinaire ce qu’il a ouï estimer. Talon bien tourné.

Morale chrétienne 10 (Laf. 360, Sel. 392). Dieu ayant fait le ciel et la terre qui ne sentent point le bonheur de leur être, il a voulu faire des êtres qui le connussent et qui composassent un corps de membres pensants. Car nos membres ne sentent point le bonheur de leur union, de leur admirable intelligence, du soin que la nature a d’y influer les esprits et de les faire croître et durer. Qu’ils seraient heureux s’ils le sentaient, s’ils le voyaient, mais il faudrait pour cela qu’ils eussent intelligence pour le connaître, et bonne volonté pour consentir à celle de l’âme universelle. Que si ayant reçu l’intelligence ils s’en servaient à retenir en eux-mêmes la nourriture, sans la laisser passer aux autres membres, ils seraient non seulement injustes mais encore misérables, et se haïraient plutôt que de s’aimer, leur béatitude aussi bien que leur devoir consistant à consentir à la conduite de l’âme entière à qui ils appartiennent, qui les aime mieux qu’ils ne s’aiment eux-mêmes.

Morale chrétienne 18 (Laf. 368, Sel. 401). Membres. Commencer par là.

Pour régler l’amour qu’on se doit à soi-même il faut s’imaginer un corps plein de membres pensants, car nous sommes membres du tout, et voir comment chaque membre devrait s’aimer, etc.

Morale chrétienne 19 (Laf. 370, Sel. 402). Pour faire que les membres soient heureux il faut qu’ils aient une volonté et qu’ils la conforment au corps.

Morale chrétienne 20 (Laf. 371, Sel. 403). Qu’on s’imagine un corps plein de membres pensants.

Morale chrétienne 22 (Laf. 373, Sel. 405). Il faut n’aimer que Dieu et ne haïr que soi.

Si le pied avait toujours ignoré qu’il appartînt au corps et qu’il y eût un corps dont il dépendît, s’il n’avait eu que la connaissance et l’amour de soi et qu’il vînt à connaître qu’il appartient à un corps duquel il dépend, quel regret, quelle confusion de sa vie passée, d’avoir été inutile au corps qui lui a influé la vie, qui l’eût anéanti s’il l’eût rejeté et séparé de soi, comme il se séparait de lui. Quelles prières d’y être conservé ! et avec quelle soumission se laisserait-il gouverner à la volonté qui régit le corps, jusqu’à consentir à être retranché s’il le faut ! ou il perdrait sa qualité de membre ; car il faut que tout membre veuille bien périr pour le corps qui est le seul pour qui tout est.

Morale chrétienne 23 (Laf. 374, Sel. 406). Si les pieds et les mains avaient une volonté particulière, jamais ils ne seraient dans leur ordre qu’en soumettant cette volonté particulière à la volonté première qui gouverne le corps entier. Hors de là ils sont dans le désordre et dans le malheur ; mais en ne voulant que le bien du corps, ils font leur propre bien.

Dossier de travail (Laf. 396, Sel. 15). Il est injuste qu’on s’attache à moi quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j’en ferais naître le désir, car je ne suis la fin de personne et n’ai de quoi les satisfaire. Ne suis-je pas prêt à mourir et ainsi l’objet de leur attachement mourra. Donc comme je serais coupable de faire croire une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, et qu’on la crût avec plaisir et qu’en cela on me fît plaisir ; de même je suis coupable de me faire aimer. Et si j’attire les gens à s’attacher à moi, je dois avertir ceux qui seraient prêts à consentir au mensonge, qu’ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui m’en revînt ; et de même qu’ils ne doivent pas s’attacher à moi, car il faut qu’ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu ou à le chercher.

Preuves par discours I (Laf. 421, Sel. 680). Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables et indifférents, et connaissant nous et les autres nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté. Nous naissons pourtant avec elle, nous naissons donc injustes.

Car tout tend à soi : cela est contre tout ordre.

Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l’homme.

La volonté est donc dépravée. Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes doivent tendre à un autre corps plus général dont elles sont membres. L’on doit donc tendre au général. Nous naissons donc injustes et dépravés.

Pensées diverses (Laf. 597, Sel. 494). Le moi est haïssable. Vous Miton le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable.

Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient.

Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours.

En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice.

 Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.

Pensées diverses (Laf. 617, Sel. 510). Qui ne hait en soi son amour-propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n’est si opposé à la justice et à la vérité. Car il est faux que nous méritions cela, et il est injuste et impossible d’y arriver, puisque tous demandent la même chose. C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire.

Cependant aucune religion n’a remarqué que ce fût un péché, ni que nous y fussions nés, ni que nous fussions obligés d’y résister, ni n’a pensé à nous en donner les remèdes.

 

Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi.

 

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