Pensées diverses I – Fragment n° 21 / 37 – Papier original : RO 123-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 97 p. 339 / C2 : p. 291-291 v°
Éditions de Port-Royal : Chap. XII - Figures : 1669 et janvier 1670 p. 94 / 1678 n° 3 et 4 p. 93-94
Éditions savantes : Faugère II, 324, XXIII ; II, 374, XXXIX / Havet XVI.2, XXIV.78 / Brunschvicg 768 et 775 / Tourneur p. 75 / Le Guern 488 / Lafuma 570 et 571 (série XXIII) / Sellier 474
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Bibliographie ✍
LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, Paris, Presses Universitaires de France, 1923. MESNARD Jean, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 426-453. SELLIER Philippe, Pascal et la liturgie, Paris, Presses Universitaires de France, 1966. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, II, 2e édition, Paris, Champion, 2012. |
✧ Éclaircissements
Jésus-Christ figuré par Joseph.
Innocent, bien-aimé de son père, envoyé du père pour voir ses frères, est vendu par ses frères vingt deniers. Et par là devenu leur seigneur, leur sauveur et le sauveur des étrangers et le sauveur du monde. Ce qui n’eût point été sans le dessein de le perdre, la vente et la réprobation qu’ils en firent.
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Dans la prison, Joseph, innocent entre deux criminels ; Jésus-Christ en la croix entre deux larrons. Il prédit le salut à l’un et la mort à l’autre sur les mêmes apparences. Jésus-Christ sauve les élus et damne les réprouvés sur les mêmes crimes. Joseph ne fait que prédire, Jésus-Christ fait. Joseph demande à celui qui sera sauvé qu’il se souvienne de lui quand il sera venu en sa gloire. Et celui que Jésus-Christ sauve lui demande qu’il se souvienne de lui quand il sera en son royaume.
Histoire de Joseph : Genèse, XXXVII et XXXIX-L.
Voir Cazelles Henri, Introduction à la Bible, II, Introduction critique à l’ancien Testament, Paris, Desclée, 1973, p. 189 sq.
Sellier Philippe, Pascal et la liturgie, p. 50 sq. Cette figure ne se trouve pas dans l’Écriture ; la liturgie explique la comparaison. Voir le second vendredi de carême et le premier nocturne : les textes expliquent les détails du fragment, envoyé du père pour voir ses frères, innocent, leur sauveur, etc.
Innocent, bien aimé de son père, envoyé du père pour voir ses frères : Genèse, XXXVII, 3 et 13-14. Il s’agit évidemment de Joseph.
Est vendu par ses frères 20 deniers : Genèse, XXXVII, 28. Joseph est vendu aux Ismaélites, qui le mènent en Égypte.
Et par là devenu leur seigneur, leur sauveur et le sauveur des étrangers et le sauveur du monde : l’élévation de Joseph, et la manière dont il fait le salut de ses frères sont rapportés dans Genèse, XLI-XLV. Voir XLV, 4-6, où Joseph dit que Dieu à ses frères qu’il a été envoyé par Dieu en Égypte pour leur salut en temps de famine.
Ce qui n’eût point été sans le dessein de le perdre et, la vente et la réprobation qu’ils en firent : parallélisme figuratif à faire avec le Christ, qui a dû souffrir la réprobation des Juifs, la trahison de Judas et le complot des princes des prêtres pour racheter les hommes.
Dans la prison, Joseph, innocent, entre deux criminels : Genèse, XL, 1-22.
J.-C. en la croix entre deux larrons : Luc, XXIII, 39-43.
Il prédit le salut à l’un et la mort à l’autre sur les mêmes apparences : Genèse, XL, 5-22.
J.-C. sauve les élus et damne les réprouvés sur les mêmes crimes : voir Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, III, § 11, OC III, éd. J. Mesnard, p. 794 : « tous les hommes étant dans cette masse corrompue [par le péché d’Adam] également dignes de la mort éternelle et de la colère de Dieu, Dieu pouvait avec justice les abandonner tous sans miséricorde à la damnation. Et néanmoins il plaît à Dieu de choisir, élire et discerner de cette masse également corrompue, et où il ne voyait que de mauvais mérites, un nombre d’hommes de tout sexe, âges, conditions, complexions, de tous les pays, de tous les temps, et enfin de toutes les sortes. Que Dieu a discerné ses élus d’avec les autres par des raisons inconnues aux hommes et aux anges et par une pure miséricorde sans aucun mérite ».
Havet, éd. des Pensées, II, Delagrave, 1866, p. 2, estime nécessaire d’expliquer que, quand il y aurait un élu qui n’eût jamais péché, il aurait encore à expier le crime commun, comme originel.
Joseph demande à celui qui sera sauvé qu’il se souvienne de lui quand il sera venu en sa gloire : Genèse, XL, 12-14.
Et celui que J.-C. sauve lui demande qu’il se souvienne de lui quand il sera en son royaume : Luc, 42.
Pascal pouvait trouver des idées dans le Pentateuchus sive Commentarius in quinque libros Moysis, de Jansénius, cité ci-après dans l’édition de Rouen, Le Boucher, 1704, comme remarque M. Le Guern, Œuvres complètes, II, Pléiade, Gallimard, 2000, p. 1494-1495.
« Quia Joseph celeberrima Christi figura fuit, operae pretium est typos in vitae jus expressos breviter tangere. Primus est ipsum nomen quod Genesis 49, v. 22, accrescens exponitur, et significat eum lapidem qui cum esset parvus, factus est môns magnus, et implevit universam terram. Joseph in senectute gignitur, quia Christus in ultima mundi aetate venit, et plus omnibus a patre diligitur. Ille tunica polymita induitur, Christus humanitate vario perfectionis et virtutum genere ornata. Ille ad fratres, hic ad Judaeos carne fratres mittitur visitandos. Illi fratrum accusatio et somnia rerum futurarum odium pepererunt, huic redargutio Pharizaeorum peccantium et praedicatio regni futuri. huic redargutio Pharisaeorum peccantium et praedicatio regni futuri. Manipulus adoratus est Christus ipse, quem omnes prophetae, apostoli, B. Virgo et angeli, velut sol et luna et stellae adorarunt. Fratres de morte Joseph cogitant, Judaei de nece Christi. Ille tunica exuitur quae sanguine heodi tincta fuerat, Christus humanitate proprio sanguine tincta, in qua ut hœdus hostia pro peccatis factus est. Ille in cisternam veterem mittitur, Christus descendit ad inferos, emittens vinctos suos de lacu in quo non erat aqua, Zachariae 9. v. 11. Ille venditur 20 argenteis, hic 30. Ille in Aegyptum abducitur, Christus inter gentes credituras. Tangunt nonnulla horum Hieron. Lib. I, adversus Jovinianum. Tertull. Lib. Cont. Judaeos cap. 10 et l. 3 contra Marcionem c. 18, sed maxime Ambros. Lib. De Joseph toto cap. 3 et Serm. 81 de Tempore apud August. »
Voir aussi ch. XL, v. 19, p. 99 : « Joseph etiam hic figuram Christi expressit, ut explicat Prosper parte I de praedicationibus cap. 28. Nam duo in carcere cum Joseph constituti sunt, duo latrones cum Christo crucifixi ; quorum unum punivit Christus per debitum supplicium, alterum per indebitam gratiam liberavit. »
Jansénius apporte encore d’autres rapprochements tirés de saint Prosper, plus bas, ch. XLI, v. 54, p. 101 : « Est et hic Joseph luculenta figura Christi, quam tradit Prosper prima parte praedictionum c. 29. Joseph enim e carcera eductus est, Christus ex inferis resurgens et exaltatus coram gentibus : somniorum expositio de rebus futuris, est Evangelii praedicatio : honoris insignia, gloria corporis et animae ; praeco eum praecedens Joannes Baptista ; nomen ei datur Salvatoris mundi : horrea per Aegyptum, Ecclesia gentium ; annona collecta pabulum veritatis ex Scripturis et Patribus congregata. » Jansénius renvoie alors à Prosper, à Ambroise et à Rupert.
Au chapitre XLVIII, p. 112 : « Et quia Joseph, ut inquit Aug. Q. 167 in Gen. Praecipua significatione Christum praefiguravit, et ei datur illa terra, ubi Jacob disperdiderat obruendo Deo alienos, ut est c. 35 hinc inquit, praefiguratur allegorice Christus possessurus gentes Diis patrum suorum renuntiantes, et credentes in eum. »
Il faut remarquer que Pascal concentre la mise en regard de Joseph et du Christ sur un point essentiel, la nécessité du passage par la souffrance pour parvenir à sauver les hommes. Plusieurs éléments de l’histoire de Joseph relevés par Jansénius sont délibérément passés sous silence (les rêves de Joseph, la tunique de Joseph).
On trouve des échos de cette comparaison dans la Genèse traduite et commentée par Le Maistre de Sacy. Voir La Genèse, ch. L, Paris, Desprez et Desessarts, 1711, p. 947 sq. Sens spirituel.
« v. 22. Joseph demeura dans l’Égypte avec toute la maison de son père, et il vécut cent dix ans. Ce qui a été touché jusqu’à cette heure du patriarche Joseph, peut suffire pour nous faire comprendre quel il a été. Il resterait seulement de recueillir ici en une seule vue ce qui en a été dit en divers endroits, pour nous former une idée de sa personne, de ses actions et de ses vertus, qui eût quelque rapport avec ce qui a paru d’admirable et d’extraordinaire dans la suite de sa vie.
Si l’on considère ce Saint dans ses premières années, on le trouvera à l’âge de dix-sept ans un homme parfait. Il perd la liberté et son pays. Il se voit sans père, sans ami, sans conseil en un âge où les autres ont à peine assez [p. 948] de lumière pour se laisser conduire par les plus sages. Et néanmoins il sait si bien gagner l’estime et l’affection de cet Officier du Roi dont il est l’esclave, qu’il devient comme l’arbitre de tout ce qui se passe dans sa maison.
Sa maîtresse le persécute ensuite par sa passion. Et lorsqu’elle se voit méprisée elle accuse Joseph, comme ayant voulu la corrompre. Mais l’impudicité de cette femme ne sert qu’à le rendre un illustre exemple de la chasteté, qui est couronnée en lui par une invincible patience.
Si l’on considère d’autre part quel a été Joseph envers ses frères, après les outrages qu’il en avait reçus, on ne pourra assez admirer la générosité de son âme, et les entrailles de sa tendresse et de sa douceur. Il s’afflige lui-même en voyant la douleur dont ils sont touchés. Il les rassure dans leur crainte ; il apaise leurs larmes par les siennes ; et il veut qu’ils se consolent du mal qu’ils lui avaient fait, par la vue des grands biens que Dieu en avait tirés, et pour leur propre conservation, et pour celle de plusieurs peuples.
Cette extrême modération qu’il témoigne pour ceux dont il avait été si fort offensé, n’était point en lui une vertu humaine et passagère. Il est envers ses frères après la mort de Jacob, tel qu’il avait été durant sa vie. Et il fait voir que sa retenue et sa bonté ne venaient point de son respect pour un homme qui pouvait mourir, mais de son amour pour Dieu qui est immortel.
On a déjà marqué quelques convenances de Joseph avec Jésus-Christ, dont il a été la figure. On y peut encore ajouter celles-ci. [p. 949] Joseph est haï de ses frères, parce que Jacob son père l’aimait et l’estimait plus qu’eux tous : Jésus-Christ est haï par les Docteurs de la loi et par les Pharisiens, parce qu’il leur déclare que son Père l’aime, et qu’il est avec lui un même Dieu.
Joseph est condamné de ses frères, parce qu’il a prédit qu’ils l’adoreraient un jour : Jésus-Christ condamné de ses Juges, parce qu’il déclare qu’ils le verraient paraître un jour au milieu de l’air, assis à la droite de Dieu son Père.
La femme égyptienne veut corrompre la pureté de Joseph, et elle l’accuse, parce qu’il a résisté à son désir détestable : la Synagogue a voulu attirer Jésus-Christ dans ses sentiments corrompus, et dans ses traditions fausses et humaines ; et elle l’a fait condamner, parce qu’il est demeuré inflexible dans l’amour de la vérité et de la justice.
Joseph laisse son manteau entre les mains de cette femme impudente, et il sort de sa maison : Jésus-Christ a laissé à la Synagogue la lettre et les figures dont il s’était couvert dans l’ancienne loi, et il a passé de la Judée dans l’Église des Gentils. Putiphar a été trop crédule en condamnant Joseph sur les accusations de sa femme : et le peuple Juif a été trop crédule en condamnant Joseph sur les accusations de sa femme : et le peuple Juif a été trop crédule en condamnant Jésus-Christ, et en demandant sa mort sur les calomnies des Princes des Prêtres.
Que si l’on passe de la vie obscure et privée de Joseph à celle qu’il a menée dans l’éclat et aux yeux d’un grand royaume, on ne pourra assez [p. 950] admirer comment un homme de trente ans, tiré tout d’un coup de l’esclavage et de la prison, monte sur le trône avec l’estime et les louanges de tout le monde, et devient en un moment un parfait Ministre.
On peut se souvenir ici de ce qui a été marqué de l’état de Joseph dans son élévation. Nous y ajouterons seulement ce que David en dit dans un Psaume [Ps. 104. 21. et 22.] : Le Roi, dit-il, donna à Joseph l’autorité absolue dans sa maison, et l’établit pour gouverner sous lui tout son royaume, pour tenir les Princes assujettis à ses volontés, et pour apprendre à ses Ministres les règles de la prudence et de la sagesse.
Ainsi Joseph fut grand, non seulement devant les peuples, mais devant les Grands. Il fut révéré des Princes, comme ayant reçu la plus grande autorité qu’un Roi peut donner à un Ministre dans son royaume. Et il fut écouté et respecté des plus sages d’entre les Conseillers et les Ministres du Prince ; comme étant éclairé d’une sagesse plus qu’humaine, et qui ne pouvait venir que de Dieu seul.
Il est remarquable aussi que ce Saint, qui dès son enfance avait été persécuté si cruellement par la jalousie de ses frères, a possédé très longtemps la souveraine autorité dans l’Égypte, sans qu’il paroisse qu’il ait eu des envieux. Il a vécu cent dix ans. Il a été Ministre à trente. Sa dignité a duré autant que sa vie. Et ainsi pendant quatre-vingts ans il a gouverné toute l’Égypte.
On ne voit point que durant tout ce temps il ait été traversé par aucun mauvais soupçon, ni par aucun trouble. Car, selon ce qui a été [p. 951] remarqué de quelques Saints, il y a un mérite si grand et si élevé, qu’il est hors d’atteinte à la malignité de l’envie. Comme on dit qu’il y a quelques montagnes si hautes que leur sommet est toujours tranquille, parce qu’il est au-dessus des nuées, où se forment les orages et les tempêtes.
Il était plus aisé à Joseph qu’à un autre, de se mettre ainsi au-dessus de la jalousie. Car on peut dire de lui dans la vérité, qu’il était plus grand que sa grandeur même, et qu’il usait de cette suprême autorité qu’il avait reçue, comme d’un dépôt, pour la gloire du Prince qui la lui avait confiée, et pour le salut de ses peuples, et non pour aucun avantage qu’il prétendit en tirer, ou pour lui, ou pour ceux de sa maison.
C’est pourquoi de sages Interprètes ont remarqué, que lorsqu’il choisit quelques-uns de ses frères pour faire la révérence au Roi, il prit pour cela ceux d’entre eux qui paraissaient les moindres de tous. Car ce saint avait peur, disent ces Auteurs, que si le Roi trouvait en quelques-uns d’eux une mine et une taille avantageuse, il ne les retînt peut-être auprès de sa personne, ou qu’il ne les envoyât dans ses armées. Au lieu que Joseph les trouvait sans comparaison plus heureux de continuer à mener une vie retirée et particulière, comme ils avaient fait jusqu’alors, que de les voir engagés en quelque établissement considérable, ou à la guerre, ou à la Cour.
Ainsi ce saint Patriarche ne demeurait lui-même dans le grand emploi où il était, que parce qu’il y avait été engagé par un ordre exprès de Dieu, selon les révélations très assurées qu’il [p. 952] en avait eues dès son enfance. Joseph, selon la remarque de saint Augustin, gouvernait la cité terrestre sous un Prince qui lui avait donné cette autorité ; mais il s’y regardait comme étranger, étant lui-même citoyen du ciel. Il donnait toute son application au gouvernement du royaume d’Égypte ; mais tous ses désirs tendaient à un royaume invisible que Dieu lui avait promis.
Il ne pensait, non plus que ses ancêtres Abraham, Isaac et Jacob, qu’à cette cité stable dont Dieu même est le fondement. Son cœur était où il avait mis son trésor, et étant Chrétien véritablement, quoiqu’il n’en portât pas le nom, il soupirait toujours, et il apprenait aux Chrétiens à soupirer sans cesse vers cette cité sainte et spirituelle, qui a le Dieu de vérité pour son Souverain ; la charité pour sa loi ; et l’éternité pour sa durée : Cujus rex veritas ; cujus lex caritas ; cujus modus æternitas. »
Mesnard Jean, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, La culture du XVIIe siècle, p. 442 sq. Dans l’exégèse figurative de l’histoire, Pascal ne met jamais en doute la réalité de l’histoire juive ; sauf dans Laf. 590, Sel. 489, où il n’accorde pas valeur historique aux six jours de la création, figure des âges précédant la venue du Christ. Interprétation originale, mais les théologiens n’admettaient pas tous la réalité historique des 6 jours. Les figures particulières : faits de l’histoire juive qui ont figuré d’autres faits de l’histoire juive ; voir Laf. 246 (Loi figurative 2). Les figures messianiques, Adam, Joseph ; voir (Laf. 590, Sel. 489) et (Laf. 570, Sel. 474). Enfin c’est l’histoire juive dans son ensemble qui est intégralement réduite au rang de figure : tout le rôle des Juifs se borne à figurer : les patriarches et prophètes annoncent le Messie.
Pensées, éd. Havet, II, Delagrave, 1866, p. 12. Pascal ne se demande pas si les rapports qu’il signale entre Joseph et Jésus ne viennent pas de ce que la légende de Jésus se compose en grande partie de réminiscences de l’Ancien Testament, comme l’a montré Strauss. La vente des 30 deniers est une imagination qui dérive de celle des 20 deniers, et l’histoire des deux larrons de celle des deux officiers du roi d’Égypte. Le nom de Sauveur du monde donné à Joseph, Genèse, XLI, 45, « est une de ces rencontres heureuses qui ne manquent jamais à ceux qui s’adonnent à cet art des rapprochements ».
Ce passage figuratif est une forme particulière des méditations sur Jésus-Christ esquissées dans d’autres textes : voir (Laf. 560, Sel. 467), Sépulcre de Jésus-Christ, et la Pensée n° 25Bb (Laf. 946, Sel. 768), sur Jésus-Christ [présent] en toutes les personnes et modèle de toutes conditions.
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Il y a hérésie à expliquer toujours, omnes de tous, et hérésie à ne le pas expliquer quelquefois de tous.
Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, p. 247. Il ne faut pas éluder les versets de l’Écriture, mais interpréter les formules selon le contexte : p. 249. Tous est parfois synonyme de plusieurs ; ou tous ceux qu’il sauve le sont par sa volonté ; ou toutes sortes d’hommes ; restriction sur le mot veut : p. 250-251.
Voir dans les Écrits sur la grâce, le Traité de la prédestination, III, § 11-12, OC III, éd. J. Mesnard, p. 794.
« Tous les hommes étant dans cette masse corrompue également dignes de la mort éternelle et de la colère de Dieu, Dieu pouvait avec justice les abandonner tous sans miséricorde à la damnation.
Et néanmoins il plaît à Dieu de choisir, élire et discerner de cette masse également corrompue, et où il ne voyait que de mauvais mérites, un nombre d’hommes de tout sexe, âges, conditions, complexions, de tous les pays, de tous les temps, et enfin de toutes sortes.
12. Que Dieu a discerné ses élus d’avec les autres par des raisons inconnues aux hommes et aux anges et par une pure miséricorde sans aucun mérite.
Que les élus de Dieu font une universalité, qui est tantôt appelée monde parce qu’ils sont répandus dans tout le monde, tantôt tous, parce qu’ils font une totalité, tantôt plusieurs, parce qu’ils sont plusieurs entre eux, tantôt peu, parce qu’ils sont peu à proportion de la totalité des délaissés.
Que les délaissés font une totalité qui est appelée monde, tous et plusieurs, et jamais peu.
Que Dieu, par une volonté absolue et irrévocable, a voulu sauver ses élus, par une bonté purement gratuite, et qu’il a abandonné les autres à leurs mauvais désirs où il pouvait avec justice abandonner tous les hommes. »
OC III, éd. J. Mesnard, p. 794-795. Références des passages dans lesquels le mot tous est pris en différentes significations :
Au sens de Tous : Rom., V, 18.
Au sens de Plusieurs : Matth., XX, 28 ; Luc, XIII, 24.
Au sens de Peu : Matth. XXII, 14.
Au sens de Monde, pour désigner les élus : Jean, III, 17 ; XII, 47.
Au sens de Monde, dans le cas des réprouvés : I Cor., XI, 32.
Bibite ex hoc omnes / Les huguenots, hérétiques en l’expliquant de tous.
Bibite ex hoc omnes : Matthieu, XXVI, 27, « Et prenant le calice, il rendit grâces, et le leur donna, en disant : Buvez-en tous... »
En quoi les huguenots sont-ils dans l’erreur lorsqu’ils expliquent cette formule de tous ? Brunschvicg pense qu’ils sont hérétiques parce qu’ils tirent de cette formule la communion sous les deux espèces pour tous les fidèles indistinctement. L’interprétation paraît difficilement soutenable.
Havet, éd. des Pensées, II, éd. de 1866, p. 120, donne l’explication suivante : on ne peut expliquer la formule de tous les hommes, car « il n’y a que ceux qui sont en état de grâce qui doivent boire le sang de Jésus-Christ dans la communion ».
Les catholiques n’acceptent à la communion que ceux qui sont en état de grâce (éventuellement après une confession) ; en revanche les huguenots admettent tout le monde à ce qui n’est pour eux qu’un mémorial de la Cène (explication due à Philippe Sellier).
Les idées de Calvin sur la Cène sont exposées dans l’Institution de la religion chrétienne, Ch. XII, De la Cène du Seigneur, éd. J. Pannier, t. IV, Paris Les Belles Lettres, 1961, p. 7-71.
Si l’on considère la fin du sacrement, le mot omnes du verset 27 est modifié par le mot multis du verset 28. La Bible de Port-Royal traduit les versets 27 et 28 comme suit : « Et prenant le calice, il rendit grâces, et il le leur donna, en disant : Buvez-en tous ; 28. Car ceci est mon sang, le sang de la nouvelle alliance, qui sera répandu pour plusieurs, en rémission des péchés ». Le verset 28 porte en effet : « Hic est enim sanguis meus novi testamenti, qui pro multis effundetur in remissionem peccatorum ». Commentaire de Port-Royal : « Saint Paul assure que Jésus-Christ est mort pour tous. Mais le Fils de Dieu parle particulièrement ici de ceux à qui l’effusion de son sang devait procurer la rémission de leurs péchés, ou qui par le mérite de ce même sang parviendraient à la grâce de leur salut éternel ».
In quo omnes peccaverunt : les huguenots, hérétiques en exceptant les enfants des fidèles.
In quo omnes peccaverunt : voir saint Paul, Épître aux Romains, V, 12. « Car comme le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché, ainsi la mort est passée dans tous les hommes par ce seul homme en qui tous ont péché » (sc. Adam).
Traité de la prédestination, III, § 11, OC III, éd. J. Mesnard, p. 794. « Tous les hommes étant dans cette masse corrompue également dignes de la mort éternelle et de la colère de Dieu, Dieu pouvait avec justice les abandonner tous sans miséricorde à la damnation. »
Le problème apparaît à l’occasion du dogme de l’inamissibilité de la grâce, savoir le principe admis par les calvinistes que la grâce une fois donnée ne peut être perdue. Voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, p. 110.
Arnauld Antoine, Le renversement de la morale de Jésus-Christ par les erreurs des calvinistes, in Œuvres, t. XIII, Lausanne, d’Arnay, 1777. Livre VII, Argument tiré de la justification des petits enfants contre l’inamissibilité de la justice, et réfutation de diverses erreurs des calvinistes touchant le baptême, p. 415 sq. Le chapitre I est consacré à la Réfutation de ce qu’ils enseignent touchant le salut des enfants morts sans baptême. La doctrine catholique, explique Arnauld, veut que les enfants soient capables de recevoir le baptême, qui leur est nécessaire, « non seulement pour être sanctifiés et adoptés en Jésus-Christ, mais aussi pour la rémission du péché originel ». Or les calvinistes ont introduit un dogme nouveau, « inconnu à toute l’Antiquité », pour assurer le salut aux enfants des fidèles, « quoiqu’ils n’eussent point reçu le baptême, qui est qu’ils seront sauvés en vertu de l’Alliance que Dieu fit avec Abraham, en lui promettant qu’il serait son Dieu, et le Dieu de sa postérité après lui ». Ils exceptent ainsi les enfants des fidèles de la condition universelle des enfants, dont la nature est viciée par le péché originel. Prétendant que « les sacrements de la loi nouvelle n’étaient, non plus que l’ancienne, que des sceaux pour sceller les promesses de Dieu, et non des sources de sa grâce, ils ont détruit la nécessité du baptême pour le salut des enfants ». Il faut pourtant « être bien hardi », proteste Arnauld, « pour hasarder le salut d’un pauvre enfant qui ne se peut aider soi-même, en le laissant mourir sans le baptiser, sur les imaginations de Calvin et de Bèze ». En exceptant les enfants des fidèles de la doctrine protestante, de la corruption originelle sous prétexte de l’Alliance, les calvinistes compromettent le salut de ces enfants. Le chapitre suivant est consacré à l’explication des conséquences absurdes de ces dogmes.
Il faut donc suivre les Pères et la tradition pour savoir quand, puisqu’il y a hérésie à craindre de part et d’autre.
Cette réflexion est visiblement liée au problème de la cinquième proposition imputée à Jansénius. Voir Lalane Noël, Saint-Amour Louis Gorin de, Manessier, Desmares Toussaint, Angran, Distinction abrégée des cinq propositions, 19 mai 1653 (ouvrage ordinairement désigné sous le titre d’Écrit à trois colonnes), p. 9. C’est parler en Demipélagien de dire que Jésus-Christ est mort, ou qu’il a répandu son sang pour tous les hommes, sans en excepter un seul. Les auteurs ont mis au net les positions en présence sur ce sujet dans une présentation en trois colonnes.
CINQUIÈME PROPOSITION Fabriquée et exposée à la censure. C’est parler en demipélagien de dire que Jésus-Christ est mort, ou qu’il a répandu son sang pour tous les hommes, sans en excepter un seul. |
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Le sens hérétique Que l’on peut malicieusement donner à cette cinquième proposition, qu’elle n’a pas néanmoins, si l’on la prend comme il faut.
Jésus-Christ est mort seulement pour les prédestinés, en sorte qu’il n’y a qu’eux seuls qui reçoivent la véritable foi et la justice par le mérite de la mort de Jésus-Christ.
Cette proposition est hérétique, Calviniste ou Luthérienne, et elle a été condamnée par le Concile de Trente.
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CINQUIÈME PROPOSITION Dans le sens que nous l’entendons et que nous la défendons. C’est parler en Demipélagien de dire que Jésus-Christ est mort pour tous les hommes en particulier, sans en excepter un seul, en sorte que la grâce nécessaire au salut soit présentée à tous, sans exception de personne, par sa mort, et qu’il dépende du mouvement et de la puissance de la volonté d’acquérir ce salut par cette grâce générale sans le secours d’une autre grâce efficace par elle-même. Nous soutenons et nous sommes prêts de démontrer que cette proposition appartient à la foi de l’Église, et qu’elle est indubitable dans la doctrine de saint Augustin.
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PROPOSITION contraire à la cinquième dans le sens qu’elle est défendue par nos adversaires. Ce n’est pas une erreur des Demipélagiens, mais une proposition catholique de dire que Jésus-Christ a communiqué par sa mort à tous les hommes en particulier, sans en excepter un seul, la grâce prochainement et précisément nécessaire pour opérer, ou du moins pour commencer le salut et pour prier. Nous soutenons et nous sommes prêts de démontrer que cette proposition, qui est de Molina et de nos adversaires, contient une doctrine contraire au Concile de Trente, et même qu’elle est Pélagienne ou Demipélagienne, parce qu’elle détruit la nécessité de la grâce de Jésus-Christ efficace par elle-même pour chaque bonne œuvre. Et il a été déclaré ainsi dans les Congrégations de auxiliis tenues à Rome.
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Ceyssens Lucien, “La cinquième des propositions condamnées de Jansénius : sa portée théologique”, in Jansénius et le jansénisme dans les Pays-Bas (Mélanges Ceyssens), Louvain, Presses Universitaires, 1982, p. 39-53.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 270 sq. La volonté de salut en Dieu. Voir p. 289 sq. Le Christ est-il mort pour tous ? Objection de I Tim. II, 4, « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés ». Selon saint Augustin, on peut dire qu’il faut entendre par tous les prédestinés, car tout le genre humain est en eux ; voir De correptione et gratia, 14, n. 44. Ou il faut entendre que Dieu veut que tous les hommes qui sont sauvés soient sauvés, ce qui souligne le lien entre la réalité et le vouloir divin ; ou encore on peut comprendre tous les hommes par des hommes de toutes conditions, de tout savoir, de tout sexe, de tous âges, voir Enchiridion, 103. Ou encore tous est employé au sens de beaucoup : p. 273. Voir Contra Jul., IV, 8, n. 42 et 44. Pascal conserve trois de ces solutions. Au bout du compte, pour Pascal comme pour saint Augustin, Dieu ne veut plus le salut de tous les hommes, mais seulement celui des prédestinés : p. 273.
Sellier Philippe, “Qu’est-ce que le jansénisme ?”, in Port-Royal et la littérature, II, 2e édition, Paris, Champion, 2012, p. 78 sq. On peut soutenir dans un sens très large que le Christ est mort pour tous, dans la mesure où il est mort à cause du péché de l’humanité, ou parce que sa rédemption eût suffi à sauver tous les hommes, s’il l’eût décidé, ou, ce qui revient au même, s’ils l’eussent voulu. Saint Augustin se heurte à la déclaration nette de saint Paul, Première lettre à Timothée, 2. Dieu veut que tous les hommes soient sauvés. Arnauld consacre le livre III de son Apologie pour les saints Pères de 1651 à ce problème « de la mort de Jésus-Christ pour tous les hommes ». Voir Prosper d’Aquitaine, Pro Augustino responsiones.
Miel Jan, Pascal and theology, Baltimore and London, John Hopkins Press, 1969, p. 89-90. ✍