Pensées diverses I – Fragment n° 23 / 37 – Papier original : RO 110-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 98 p. 339-339 v°  / C2 : p. 291 v°

Éditions de Port-Royal : Chap. XII - Figures : 1669 et janvier 1670 p. 94-95 / 1678 n° 6 p. 94-95

Éditions savantes : Faugère II, 253, XVII / Havet XVI.3 / Brunschvicg 646  / Tourneur p. 79-3 / Le Guern 490 / Lafuma 573 (série XXIII) / Sellier 476

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Bibliographie

 

 

COHN Lionel, “Pascal et le judaïsme”, in Pascal. Textes du tricentenaire, Paris, Fayard, 1963, p. 206-224, notamment p. 216-217.

MAIRE Catherine, De la cause de Dieu à la cause de la Nation. Le jansénisme au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1998.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

Port-Royal et le peuple d’Israël, Chroniques de Port-Royal, 53, Paris, Bibliothèque Mazarine, 2004.

SELLIER Philippe, “Le fondement prophétique”, in Port-Royal et la littérature, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 461-470.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

 

 

Éclaircissements

 

La Synagogue ne périssait point parce qu’elle était la figure. Mais parce qu’elle n’était que la figure elle est tombée dans la servitude. La figure a subsisté jusqu’à la vérité afin que l’Église fût toujours visible ou dans la peinture qui la promettait ou dans l’effet.

 

Dans l’effet : dans la réalité (ici par opposition à la figure).

Le mot synagogue vient du grec qui signifie assemblée ; il est donc quasi synonyme d’ecclesia, d’où vient le nom de l’Église. Il désigne les assemblées de prière et de lecture sacrée dans le judaïsme, et le bâtiment qui les abritait. Pascal l’emploie en un sens plus large, pour désigner « l’assemblée idéale du peuple juif, considéré dans ses croyances et dans ses pratiques religieuses » (L. Bouyer, Dictionnaire théologique, art. Synagogue, p. 614).

Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, article Synagogue, Paris, Cerf, 1993, p. 1080-1084. Les origines de la synagogue ne sont pas très claires, car certaines traditions la font remonter à des temps très anciens. Il semble toutefois que la genèse de cette institution religieuse centrale du judaïsme remonte à l’exil à Babylone, époque où les Juifs se retrouvaient pour étudier les Écritures. Lors du retour des exilés et la construction du second Temple, des synagogues se répandent sur la terre d’Israël. Au temps de la diaspora, on en trouve en de nombreux lieux de l’empire romain, à Rome même, à Damas, en Asie mineure, à Alexandrie. La destruction du Temple fait de ces synagogues une institution vitale dans la survie du peuple d’Israël : certains rites du Temple y sont transférés ; la prière y remplace le sacrifice (qui ne pouvait avoir lieu qu’au Temple).

Laf. 776, Sel. 641. L’histoire de l’Église doit proprement être appelée l’histoire de la vérité. Pascal montre dans ce fragment la place que la Synagogue tient dans cette histoire de la vérité. Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 269-270.

Le sens de cette histoire est découvert par la doctrine des figuratifs. Selon saint Paul, Épître aux Corinthiens, X, 11, « toutes ces choses qui leur arrivaient étaient des figures ; et elles ont été écrites pour nous servir d’instruction à nous autres, qui nous trouvons à la fin des temps » (tr. de Sacy). Voir Loi figurative 9 (Laf. 253, Sel. 285).

La synagogue précède l’Église historiquement. Voir Preuves de Jésus-Christ 21 (Laf. 319, Sel. 350). La synagogue a précédé l’Église. Les Juifs les chrétiens. Les prophètes ont prédit les chrétiens. Saint Jean. Jésus-Christ. La synagogue apparaît comme la préhistoire de l’Église, qui ne s’en est détachée que pour accomplir un dépassement qui était dans la ligne de la synagogue. Pascal l’entend en ce sens qu’elle est l’institution fondamentale de la religion qui annonce celle des chrétiens, par sa présence dans de nombreux pays du monde méditerranéen, que la diaspora a rendu presque universelle, comme ce sera vraiment la nature de la religion chrétienne, essentiellement catholique.

La synagogue est la figure de l’Église, par sa loi et les sacrifices accomplis au Temple :

Loi figurative 14 (Laf. 259, Sel. 290). Figure. Si la loi et les sacrifices sont la vérité il faut qu’elle plaise à Dieu et qu’elle ne lui déplaise point. S’ils sont figures il faut qu’ils plaisent et déplaisent. Or dans toute l’Écriture ils plaisent et déplaisent. Il est dit que la loi sera changée, que le sacrifice sera changé, qu’ils seront sans roi, sans princes et sans sacrifices, qu’il sera fait une nouvelle alliance, que la loi sera renouvelée, que les préceptes qu’ils ont reçus ne sont pas bons, que leurs sacrifices sont abominables, que Dieu n’en a point demandé. Il est dit au contraire que la loi durera éternellement, que cette alliance sera éternelle, que le sacrifice sera éternel, que le sceptre ne sortira jamais d’avec eux, puisqu’il n’en doit point sortir que le roi éternel n’arrive. Tous ces passages marquent-ils que ce soit réalité ? non. Marquent-ils aussi que ce soit figure ? non, mais que c’est réalité ou figure ; mais les premiers excluant la réalité marquent que ce n’est que figure. Tous ces passages ensemble ne peuvent être dits de la réalité ; tous peuvent être dits de la figure. Ils ne sont pas dits de la réalité mais de la figure.

Pascal souligne la durée de la Synagogue, de l’exil à l’époque moderne. Mais à ses yeux, cette persistance ne tient pas à des facteurs politiques ou sociaux, mais au dessein de Dieu pour sa Révélation : la Synagogue a duré parce qu’elle a été l’annonce et la représentation figurative de la religion chrétienne porteuse de la Parole de Dieu.

Sur la religion juive, figure et source du christianisme, voir Cohn Lionel, “Pascal et le judaïsme”, in Pascal. Textes du tricentenaire, Paris, Fayard, 1963, p. 206-224, notamment p. 216-217. Voir aussi Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 400 sq.

Voir aussi Maire Catherine, De la cause de Dieu à la cause de la Nation. Le jansénisme au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1998, p. 168-169.

Mais une figure, comme tout signe, est essentiellement un instrument d’accès à ce qu’elle représente, qui, une fois que sa signification a été manifestée, devient une sorte de coquille inutile qui n’a plus de raison d’être essentielle en elle-même. Le signifiant s’efface devant ce qu’il signifie. Il en va de même dans l’histoire sainte, où les institutions qui sont destinées à servir de figure tombent dans une sorte d’inessentialité. C’est le cas de la synagogue comme figure de l’Église : elle devait être libre tant qu’elle était la figure de l’Église ; mais une fois l’Église née et répandue dans le monde, elle perd sa raison d’être substantielle.

Pascal lui applique le principe (voir Loi figurative) qui veut que la figure perde sa substance au profit de ce qu’elle figure. Voir Miracles III (Laf. 859, Sel. 438). La synagogue était la figure et ainsi ne périssait point ; et n’était que la figure, et ainsi est périe. C’était une figure qui contenait la vérité et ainsi elle a subsisté jusqu’à ce qu’elle n’a plus eu la vérité.

C’est ce que représente sa chute dans la servitude.

L’histoire de la synagogue tout entière est interprétée sous l’angle des volontés que Dieu est censé entretenir à son égard :

Miracles III (Laf. 903, Sel. 450). La synagogue qui a été traitée avec amour comme figure de l’Église et avec haine parce qu’elle n’en était que la figure a été relevée étant prête à succomber, quand elle était bien avec Dieu, et ainsi figure.

Mais le signe ne disparaît pas lorsque son objet est présent et révélé : il subsiste comme objet. Le groupe de Port-Royal a réfléchi sur ce problème de savoir s’il est possible qu’un signe soit présent en même temps que ce qu’il signifie. La Logique de Port-Royal répond expressément que c’est le cas : il y a des signes qui sont présents en même temps que leur objet : voir 1683 / I, IV, éd. D. Descotes, Paris, Champion Classiques, 2014, p. 678-679 :

« Qu’on ne peut jamais conclure précisément ni de la présence du signe à la présence de la chose signifiée, puisqu’il y a des signes de choses absentes ; ni de la présence du signe à l’absence de la chose signifiée, puisqu’il y a des signes de choses présentes. C’est donc par la nature particulière du signe qu’il en faut juger.

Que quoiqu’une chose dans un état ne puisse être signe d’elle même dans ce même état, puisque tout signe demande une distinction entre la chose représentante et celle qui est représentée ; néanmoins il est très possible qu’une chose dans un certain état se représente dans un autre état, comme il est très possible qu’un homme dans sa chambre se représente prêchant ; et qu’ainsi la seule distinction d’état suffit entre la chose figurante et la chose figurée : c’est-à-dire qu’une même chose peut être dans un certain état chose figurante, et dans un autre chose figurée. »

Si la synagogue a perdu son inspiration, elle ne continue pas moins à exister comme réalité historique, en raison de l’attachement des Juifs à leurs institutions religieuses, qui a persisté au-delà de l’avènement du Christ.

Cette subsistance vide a malgré tout son utilité dans le cas de la synagogue, puisqu’elle donne une image de ce que peut être l’obstination de l’homme dans une erreur, et son endurcissement, même quand la vérité est manifeste. Sous cet aspect, le fragment présente ce qui est pour Pascal la tragédie du peuple juif. Ce peuple a manqué de saisir la vérité quand elle est venue en la personne du Christ, et il s’est volontairement obstiné et endurci dans le refus de la Révélation chrétienne. L’un des sujets de réflexion qui va s’imposer aux jansénistes postérieurs est le problème du retour des Juifs à la vérité dans les siècles à venir et en tout cas avant la fin du monde, c’est-à-dire le problème du salut des Juifs, en qui les chrétiens reconnaissent leurs précurseurs. Voir Maire Catherine, “La date du « Retour » d’Israël : un enjeu polémique pour les figuristes au XVIIIe siècle”, in Port-Royal et le peuple d’Israël, Chroniques de Port-Royal, 53, Paris, Bibliothèque Mazarine, 2004, p. 215-238.

Cependant il faut ajouter que cet endurcissement est aussi une figure de ce que peut être celui des chrétiens grossiers (Perpétuité 8 - Laf. 286, Sel. 318). Pascal en donne une image saisissante dans le Projet de mandement qu’il a composé pour un évêque pour la censure de l’Apologie pour les casuistes du jésuite Georges Pirot, § 10 (in Les Provinciales, éd. L. Cognet et G. Ferreyrolles, Paris, Garnier, 1992, p. 463-464) :

« Car, comme toutes choses leur arrivaient en figure, et que la Synagogue a été l’image de l’Église, selon saint Paul, nous pouvons nous instruire, par ce qui lui est arrivé, de ce qui nous doit avenir, et voir, dans leur exemple, la source, le progrès et la consommation de l’impiété. L’Écriture nous apprend donc que c’est des faux prophètes que l’impiété a pris son origine et qu’elle s’est de là répandue sur le reste des hommes, comme le dit Jérémie. C’est des prophètes que l’abomination est née, et c’est de là qu’elle a rempli toute la terre ; qu’ils ont formé une conspiration ouverte contre la vérité au milieu du peuple de Dieu : [conjuratio prophetarum] in medio ejus ; que les grands du monde ont été les premiers suppôts de leurs doctrines flatteuses ; que les peuples en ont été infectés ensuite. Mais tandis que les prêtres du Seigneur en sont demeurés exempts, Dieu a suspendu les effets de sa colère ; mais quand les prêtres même s’y sont plongés, et que, dès lors, il n’est rien resté pour apaiser la colère divine, les fléaux de Dieu sont tombés sur ce peuple, sans mesure, et y sont demeurés jusqu’à ce jour. Les prophètes, dit Jérémie, ont annoncé de fausses doctrines de la part de Dieu : les prêtres y ont donné les mains, et mon peuple y a pris plaisir. Quelle punition leur est donc préparée ? C’est alors qu’il n’y a plus de miséricorde à attendre, parce qu’il n’y a plus personne pour la demander. Les prêtres, dit Ézéchiel, ont eux-mêmes violé ma loi. Les princes et les peuples ont exercé leurs violences, et les prophètes les flattaient dans leurs désordres. J’ai cherché quelqu’un qui opposât sa justice à ma vengeance, et je n’en ai point trouvé. Je répandrai donc sur eux le feu de mon indignation, et je ferai retomber sur leurs têtes le fruit de leurs impiétés. Voilà le dernier des malheurs, où, par la grâce de Dieu, l’Église n’est pas encore, et où elle ne tombera pas, tant qu’il plaira à Dieu de soutenir ses pasteurs contre la corruption des faux docteurs qui les combattent. »