Pensées diverses II – Fragment n° 26 / 37 – Papier original : RO 65-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 111 p. 359 / C2 : p. 315 v°
Éditions de Port-Royal : Chap. IX - Injustice, & corruption de l’homme : 1669 et janvier 1670 p. 75 / 1678 n° 9 p. 76
Éditions savantes : Faugère I, 226, CLVII / Havet XXIV.57 bis / Brunschvicg 495 / Tourneur p. 92-3 / Le Guern 530 / Lafuma 623 (série XXIV) / Sellier 516
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Bibliographie ✍
McKENNA Antony, “Le libertin interlocuteur de Pascal dans les Pensées”, in ROMEO Maria Vita (dir.), Abraham : individualità e assoluto, Atti delle giornate Pascal 2004, Catane, CUECM, 2006, p. 115-129. McKENNA Antony, “Pascal et Gassendi : la philosophie du libertin dans les Pensées”, XVIIe siècle, 233, octobre 2006, p. 635-647. MESNARD Jean, Pascal, Coll. Les écrivains devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1965. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. THIROUIN Laurent, “Se divertir, se convertir”, in DESCOTES Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, Paris, Champion, 2006, p. 299-322. Voir les dossiers thématiques sur le déisme, l’athéisme et le libertinage. |
✧ Éclaircissements
Si c’est un aveuglement surnaturel de vivre sans chercher ce qu’on est,
Le souci de savoir ce que l’on est, autrement dit de se connaître, devrait selon Pascal être l’un des premiers qui s’imposent à l’homme. Or c’est rarement le cas :
Laf. 620, Sel. 513. L’homme est visiblement fait pour penser. C’est toute sa dignité et tout son mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut. Or l’ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et sa fin. Or à quoi pense le monde ? jamais à cela, mais à danser, à jouer du luth, à chanter, à faire des vers, à courir la bague, etc., à se battre, à se faire roi, sans penser à ce que c’est qu’être roi et qu’être homme.
Pascal souligne souvent que l’indifférence paresseuse aux choses qui touchent l’homme au plus près est un phénomène si extraordinaire que les forces de la nature ne suffisent pas pour l’expliquer ; il estime qu’elle ne peut s’expliquer que par une cause surnaturelle, qui ne peut être que le manque de la grâce de recherche.
Aveuglement : voir les commentaires des fragments Fondement 9 (Laf. 232, Sel. 264) et Fondement 13 (Laf. 236, Sel. 268).
Il ne s’agit pas de l’aveuglement à la signification figurée des Écritures, mais de l’aveuglement de l’homme à l’égard de lui-même.
Boucher Jean, Les triomphes de la religion chrétienne, II, Q. 45, p. 231 sq. Aveuglement et obstination. L’aveuglement suppose une vue antérieure. Les Juifs ont été aveuglés par la vue de Jésus-Christ ; avant ils avaient la vraie foi ; ils étaient clairvoyants parmi les païens, mais ils ont été aveugles à l’avènement du Christ. De même pour les impies : ils ont reçu la lumière de la vraie foi ; la vanité les perd. Aveuglement concerne l’esprit ; endurcissement concerne le cœur. Voir Q. 46, p. 233 sq. Comment se fait l’aveuglement.
La reconstitution de Pol Ernst, qui paraît soutenable sur ce point, associe ce fragment avec le fragment Laf. 632, Sel. 525. La sensibilité de l’homme aux petites choses et l’insensibilité aux plus grandes choses, marque d’un étrange renversement. L’étrange renversement de l’ordre naturel des choses est aux yeux de Pascal un effet surnaturel. Il y fait allusion à plusieurs reprises.
L’extrême sensibilité des hommes aux petites choses et leur indifférence aux grandes sont marquées dans Dossier de travail (Laf. 383, Sel. 2). D’être insensible à mépriser les choses intéressantes, et devenir insensible au point qui nous intéresse le plus.
Pascal emploie le terme encore plus fort d’enchantement dans Laf. 432 série XXX, Sel. 662. Nous en ferons le premier argument qu’il y a quelque chose de surnaturel car un aveuglement de cette sorte n’est pas une chose naturelle. Et si leur folie les rend si contraires à leur propre bien, elle servira à en garantir les autres par l’horreur d’un exemple si déplorable, et d’une folie si digne de compassion. Est-ce qu’ils sont si fermes qu’ils soient insensibles à tout ce qui les touche ? Éprouvons-le dans la perte des biens ou de l’honneur. Quoi ? c’est un enchantement.
Enchantement : charme, effet merveilleux d’une puissance magique, d’un art diabolique. C’est aussi un effet surprenant dont on ne connaît point la cause, et qu’on rapporte à quelque chose d’extraordinaire (Furetière).
Pascal joue fréquemment sur un pareil dédoublement de perspective, parlant tantôt comme simple observateur humain, tantôt comme chrétien. Lorsqu’il écrit c’est un enchantement, il affecte de se placer dans la position d’un homme ordinaire qui s’étonne de l’inégalité des comportements qu’il observe ; mais cette position est ironique : en fait d’enchantement, Pascal voit dans de telles conduites un effet de la privation de la grâce que Dieu n’accorde pas à certains hommes, au moins au moment considéré. Ce procédé permet de faire comprendre au lecteur qu’à un phénomène aussi surprenant par la disproportion qu’il enferme, il ne peut y avoir qu’une cause surnaturelle.
L’argument est plus amplement développé dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Et ainsi, qu’il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d’une éternité de misères, cela n’est point naturel. Ils sont tout autres à l’égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu’aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d’une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c’est celui-là même qui sait qu’il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. C’est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes. C’est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause. Il faut qu’il y ait un étrange renversement dans la nature de l’homme pour faire gloire d’être dans cet état, dans lequel il semble incroyable qu’une seule personne puisse être. Cependant l’expérience m’en fait voir un si grand nombre, que cela serait surprenant, si nous ne savions que la plupart de ceux qui s’en mêlent se contrefont et ne sont pas tels en effet.
Commencement 13 (Laf. 163, Sel. 195). Un homme dans un cachot, ne sachant pas si son arrêt est donné, n’ayant plus qu’une heure pour l’apprendre, cette heure suffisant s’il sait qu’il est donné pour le faire révoquer. Il est contre nature qu’il emploie cette heure là, non à s’informer si l’arrêt est donné, mais à jouer au piquet. Ainsi il est surnaturel que l’homme etc. C’est un appesantissement de la main de Dieu. Ainsi non seulement le zèle de ceux qui le cherchent prouve Dieu, mais l’aveuglement de ceux qui ne le cherchent pas.
Pascal pense que la situation des incrédules est d’autant plus grave qu’il estime que, dans bien des cas, la déraison et l’insouciance ne sont, chez les libertins, qu’une feinte : voir McKenna Antony, “Le libertin interlocuteur de Pascal dans les Pensées”, p. 118 sq.
Cette observation a paru assez frappante à Nicole pour qu’il la reprenne dans ses Essais.
Nicole Pierre, Essais de morale, I, De la crainte de Dieu, ch. III, éd. 1755, p. 167. « C’est pourquoi cette prodigieuse insensibilité qu’on voit dans les hommes à l’égard des choses dont ils devraient être le plus touchés, est une marque évidente qu’ils ne sont point dans l’état où ils ont été formés, et que leur nature est corrompue. Cette stupidité ne saurait être naturelle. Ils s’affligent des moindres choses jusqu’au désespoir ; et lorsqu’il y va de tout leur être, et de leur bonheur ou de leur malheur éternel, ils n’en sont non plus touchés que s’il s’agissait d’une chose de néant ». Stupidité n’a pas le sens actuel de sottise naturelle : est stupide qui « n’a point d’esprit, dont l’âme paraît immobile et sans sentiment », mais parfois de manière temporaire, sous l’effet d’une grande émotion. Stupidité : bêtise, qualité de l’âme qui la rend insensible et incapable de raisonnement (Furetière).
Thirouin Laurent, “Se divertir, se convertir”, in Descotes Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, p. 299-322, permet de relier cette argumentation au thème du divertissement.
c’en est un terrible de vivre mal en croyant Dieu.
C’est ce qu’avec un peu d’excès Pascal se reproche dans sa Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1005.
VIII. « Seigneur, bien que ma vie passée ait été exempte de grands crimes, dont vous avez éloigné de moi les occasions, elle vous a été néanmoins très odieuse par sa négligence continuelle, par la suite continuelle de mes répugnances à vos inspirations, par le mauvais usage de vos plus augustes sacrements, par le mépris de votre parole, par l’oisiveté et l’inutilité totale de mes actions et de mes pensées, par la perte entière du temps que vous ne m’aviez donné que pour vous adorer, rechercher en toutes mes occupations les moyens de vous plaire, et faire pénitence des fautes qui se commettent tous les jours, et qui même sont ordinaires aux plus justes, de sorte que leur vie doit être une pénitence continuelle sans laquelle ils deviennent injustes et pécheurs. Ainsi, mon Dieu, je vous ai toujours été contraire. »
Le fragment enferme donc une condamnation sévère des chrétiens mal vivants (sans pour autant, du reste exonérer les incrédules paresseux de leur tort propre). Les chrétiens tièdes sont moins excusables que les personnes destituées de foi : ils ont reçu la grâce de la foi, qu’ils rendent vaine, alors que les autres n’ont pas reçu de Dieu le même avantage.
Terrible : qui doit épouvanter, donner de la terreur (Furetière). Le mot terrible fait ici écho au ch. III, v. 16 de l’Apocalypse : « « Mais parce que vous êtes tiède, et que vous n’êtes ni chaud ni froid, je suis prêt de vous vomir de ma bouche ». Le commentaire de la Bible de Port-Royal sur ce passage de l’Apocalypse va dans le même sens que le présent fragment : Jésus-Christ reprend fortement « ces hypocrites et des faux chrétiens, qui, se déguisant à eux-mêmes et aux autres leurs propres défauts, s’imaginent être quelque chose parce qu’ils ont quelque apparence de piété, et croient mériter l’impunité de leurs fautes par quelques bonnes œuvres qu’ils font extérieurement ; vous n’êtes ni froid ni chaud. Il marque donc ceux qui n’étant point entièrement éloignés de la piété chrétienne, au moins en apparence, n’ont point de ferveur pour agir sincèrement et de bon cœur par le mouvement de l’Esprit de Dieu ; qui étant engagés à faire le bien, le font d’une manière négligée, indifférente et sans goût, et qui se persuadant avec cela qu’ils en font assez, vivent dans une sécurité pernicieuse, et tirent même vanité du peu de bien qu’ils font, ou le gâtent par une secrète complaisance. Cet état n’est point un état d’imperfection qui sont en partie bon, et en partie mauvais, mais il n’est bon qu’en apparence, et mauvais en effet : ainsi il est pire que celui des infidèles et que l’état de ceux qui sont ouvertement méchants, parce qu’il ajoute le déguisement à la méchanceté ; et l’on peut dire de ces tièdes ce que saint Pierre disait de ceux qui avaient abandonné la religion qu’ils avaient embrassée : Il leur eût été meilleur de n’avoir point connu la voie de la piété et de la justice, que de retourner en arrière après l’avoir connue [2, 21] ». La suite rapproche cette situation de celle des pharisiens.
C’est à partir de cette constatation que Pascal imagine le discours qu’il prête à l’incrédule inquiet, qui voyant certains chrétiens faire mauvais usage de leur foi, pense qu’il profiterait du don de la foi avec beaucoup plus d’ardeur, s’il lui était donné :
Preuves par discours II (Laf. 429, Sel. 682). Voilà ce que je vois et ce qui me trouble. Je regarde de toutes parts, et je ne vois partout qu’obscurité. La nature ne m’offre rien qui ne soit matière de doute et d’inquiétude. Si je n’y voyais rien qui marquât une divinité, je me déterminerais à la négative ; si je voyais partout les marques d’un créateur, je reposerais en paix dans la foi. Mais, voyant trop pour nier et trop peu pour m’assurer, je suis en un état à plaindre, et où j’ai souhaité cent fois que, si un Dieu la soutient, elle le marquât sans équivoque ; et que, si les marques qu’elle en donne sont trompeuses, elle les supprimât tout à fait ; qu’elle dît tout ou rien, afin que je visse quel parti je dois suivre. Au lieu qu’en l’état où je suis, ignorant ce que je suis et ce que je dois faire, je ne connais ni ma condition, ni mon devoir. Mon cœur tend tout entier à connaître où est le vrai bien, pour le suivre ; rien ne me serait trop cher pour l’éternité. Je porte envie à ceux que je vois dans la foi vivre avec tant de négligence, et qui usent si mal d’un don duquel il me semble que je ferais un usage si différent.