Fragment Fondement n° 13 / 21  – Papier original : RO 57-1 et 57-1 v°

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Fondement n° 286 à 288 p. 119 / C2 : p. 145-146

Éditions de Port-Royal :

     Chap. XVIII - Dessein de Dieu de se cacher aux uns, et de se découvrir aux autres : 1669 et janvier 1670 p. 138, 143-144  / 1678 n° 2 p. 136-137, n° 17 et 18 p. 142

     Chap. XI - Moïse : 1669 et janvier 1670 p. 90-91  / 1678 n° 2 p. 90

Éditions savantes : Faugère II, 263, XXXII / Havet XX.1 ; XX.13 ; XXV.158 ; XV.15 / Brunschvicg 578 / Tourneur p. 252-4 / Le Guern 221 / Lafuma 236 / Sellier 268

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Bibliographie

 

 

BOCHET Isabelle, “Le firmament de l’Écriture”. L’herméneutique augustinienne, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2004, p. 41 sq.

BOULLIER David Renaud, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, in Apologie de la Métaphysique [...], Amsterdam, chez J. Catuffe, 1753, p. 59-60.

DEISS Lucien, Synopse, Matthieu, Marc, Luc, Parallèles de Jean, Paris, Desclée de Brouwer, 1963.

DELPLA Isabelle, Quine, Davidson, Le principe de charité, Paris, Presses Universitaires de France, 2001.

DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993.

EUSÈBE DE CÉSARÉE, Histoire ecclésiastique, I, VII, éd. Gustave Bardy, Sources chrétiennes, Paris, Cerf, 2001.

ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 433 sq.

FORCE Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, Paris, Vrin, 1989.

HAVET Ernst, éd. Pensées, II, Delagrave, 1866, p. 47-48.

KOLAKOWSKI Leszek, Dieu ne nous doit rien, Brève remarque sur la religion de Pascal et l’esprit du jansénisme, Paris, Albin Michel, 1997.

LHERMET J., Pascal et la Bible, Paris, Vrin, 1931.

NICOLE Pierre, La perpétuité de la foi de l’Église catholique touchant l’eucharistie, 5e édition, Paris, Savreux, 1672.

Port-Royal et le peuple d’Israël, Chroniques de Port-Royal, Paris, Bibliothèque Mazarine, 53, 2004.

SELLIER Philippe, “La lumière immobile. L’univers biblique d’un catholique sous Louis XIV”, in Port-Royal et la littérature, II, Paris, Champion, 2000, p. 132 sq.

SELLIER Philippe, “Traduire la Bible”, in Port-Royal et la littérature, II, Le siècle de saint Augustin, La Rochefoucauld, Mme. de Lafayette, Sacy, Racine, Champion, Paris, 2000, p. 99 sq.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

SPINOZA Baruch, Traité théologico-politique, ch. I, éd. Akkerman, Paris, Presses Universitaires de France, 1999.

Traité des trois imposteurs, éd. P. Retat, Universités de la région Rhône-Alpes, 1973.

VOLTAIRE, XXVe Lettre philosophique, § XIX, éd. O. Ferret et A. McKenna, p. 175.

ZAC Sylvain, Spinoza et l’interprétation de l’Écriture, Paris, Presses Universitaires de France, 1965.

 

 

Éclaircissements

 

Aveugler, éclaircir.

 

Les mots Aveugler, éclaircir figurent au verso du papier manuscrit. Voir la description du papier.

Voir sur aveugler et éclaircir, le fragment Fondement 9 (Laf. 232, Sel. 264). On n’entend rien aux ouvrages de Dieu si on ne prend pour principe qu’il a voulu aveugler les uns et éclaircir les autres. Havet, éd. Pensées, II, p. 52 sq., Remarques sur l’article XX : le commentaire souligne que l’idée que Dieu aveugle les uns et éclaire les autres est la « clé de l’argumentation de Pascal ».

Excaeca : Isaïe, traduit en français, Paris, Desprez, 1686 (traduction Le Maître de Sacy), Chapitre VI, 10, p. 46 sq. Explication du Chapitre VI : p. 49 sq. Verset 10, « Excaeca cor... », p. 52. « Aveuglez le cœur de ce peuple. Quand Dieu dit à Isaïe Aveuglez le cœur de ce peuple, ce n’est pas que celui qui est la bonté et la sainteté même, puisse avoir aucune part à la malice de l’homme : mais il prédit l’effet que la prédication de sa parole doit produire dans le cœur des Juifs, comme s’il lui disait : Éclairez ce peuple, faits-lui entendre ma volonté ; mais la lumière que vous lui présenterez ne servira qu’à l’aveugler davantage. Il se bouchera les oreilles, et il fermera les yeux, de peur que ses yeux ne voient, que ses oreilles n’entendent, et que son cœur ne se convertisse. »

 

Saint Augustin, Montaigne, Sebonde.

 

Pourquoi ces références, apparemment hétéroclites ? Elles sont placées en haut à gauche du texte, en addition marginale.

Montaigne dans l’Apologie de Raymond Sebond, Essais, II, 12, cite en l’approuvant cette phrase de saint Augustin, La cité de Dieu, XI, 22 : « Le voile qui couvre la vérité exerce l’humilité ou rabaisse l’orgueil ». Voir Essais, éd. Balsamo et alii, Pléiade, 2007, p. 586 : « Ce Saint m’a fait grand plaisir : Ipsa utilitatis occultatio, aut humilitatis exercitatio est, aut elationis attritio. Jusques à quel point de présomption et d’insolence, ne portons nous notre aveuglement et notre bêtise ».

 

Il y a assez de clarté pour éclairer les élus et assez d’obscurité pour les humilier. Il y a assez d’obscurité pour aveugler les réprouvés et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcusables.

 

Ce principe est nécessaire à Pascal, pour éviter l’objection selon laquelle Dieu n’ayant pas laissé assez de lumière pour permettre à ceux qui le cherchent d’en trouver des marques, il serait directement responsable de leur échec. Ce serait évidemment tomber dans le calvinisme, tel que Pascal le décrit dans le Traité de la prédestination : Dieu nécessitant les hommes à l’erreur, cause directement leur chute et leur damnation. Pascal y revient donc à plusieurs reprises.

Havet, éd. Pensées, II, Delagrave, 1866, p. 47-48, place cela dans Fondement 19 (Sel. 274), à la suite des lignes suivantes : [Il a] tempéré sa connaissance en sorte qu’il a donné des marques de soi visibles à ceux qui le cherchent et non à ceux qui ne le cherchent pas. Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir et assez d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire.

Fondement 9 (Laf. 232, Sel. 264). On n’entend rien aux ouvrages de Dieu si on ne prend pour principe qu’il a voulu aveugler les uns et éclaircir les autres.

Pascal explique dans quelques fragments comment les hommes trouvent moyen de s’aveugler, dans les sujets où il n’y aurait aucune raison de douter, pour peu qu’on ait le cœur bon :

RO 406-5 (Laf. 964. Sel. 798). La contradiction a toujours été laissée pour aveugler les méchants, car tout ce qui choque la vérité ou la charité est mauvais. Voilà le vrai principe.

Soumission 10 (Laf. 176, Sel. 207). Ceux qui n’aiment pas la vérité prennent le prétexte de la contestation et de la multitude de ceux qui la nient, et ainsi leur erreur ne vient que de ce qu’ils n’aiment pas la vérité ou la charité. Et ainsi ils ne s’en sont pas excusés.

L’idée est particulièrement vraie dans le cas des Juifs, qui n’ont pas su profiter des clartés de ce que disait Jésus-Christ, et se sont aheurtés aux obscurités. Mais comme Pascal l’indique, ce qui a été vrai pour les Juifs le demeure à l’époque moderne parmi les chrétiens.

Miracles II (Laf. 841, Sel. 426). Jeh. 7. 40.Contestation entre les Juifs comme entre les chrétiens aujourd’hui.

Les uns croient en J. C. et les autres ne le croient pas à cause des prophéties qui disaient qu’il devait naître de Bethléem.

Ils devaient mieux prendre garde s’il n’en était pas ; car, ses miracles étant convaincants, ils devaient bien s’assurer de ces prétendues contradictions de sa doctrine à l’Écriture, et cette obscurité ne les excusait pas, mais les aveuglait.

Ainsi ceux qui refusent de croire les miracles d’aujourd’hui pour une prétendue contradiction chimérique, ne sont pas excusés.

Le peuple qui croyait en lui sur ses miracles, les pharisiens leur disent : ce peuple est maudit qui ne sait pas la loi. Mais y a-t-il un prince ou un pharisien qui ait cru en lui, car nous savons que nul prophète ne sort de Galilée ? Nicodème répondit : notre Loi juge-t-elle un homme devant que de l’avoir ouï.

C’est cet état intermédiaire que Philippe Sellier a désigné par l’expression de clair-obscur du monde.

Voir sur les clartés et obscurités dans l’Écriture, Sellier Philippe, “La lumière immobile. L’univers biblique d’un catholique sous Louis XIV”, in Port-Royal et la littérature, II, p. 132 sq.

Nicole Pierre, La perpétuité de la foi de l’Église catholique touchant l’eucharistie, 5e édition, Paris, Savreux, 1672, p. 94 sq., pose le problème de savoir s’il n’était pas facile à Dieu d’éviter les obscurités qui se trouvent dans l’Écriture. « Pourquoi a-t-il voulu que le règne de son fils, tout intérieur et tout invisible, fût caché sous le voile de la promesse d’un règne extérieur et visible ; que ces ennemis spirituels qu’il devait assujettir, fussent représentés par des ennemis temporels ; et que les promesses des biens du ciel qu’il devait donner fussent couvertes sous celle des biens de la terre qu’il n’a point donnés ? pourquoi a-t-il voulu que la plupart des prophéties pussent recevoir un double sens [...] ? » Nicole mentionne encore un grand nombre des équivoques qui ont pu égarer les hommes, avant de poursuivre en disant qu’il était facile à Dieu de les éviter. « Il a pu prévenir ces maux, et étouffer tous nos doutes. Mais il ne l’a pas voulu, parce que la hauteur infinie de ses pensées est bien éloignée de la bassesse des nôtres. Il eût peut-être agi de la sorte s’il n’eût voulu exercer que sa bonté sur les élus ; mais il a voulu en même temps exercer sa sévérité sur les méchants. S’il veut découvrir aux uns ses mystères par sa miséricorde, il veut les cacher aux autres par justice », qui fait aussi partie de sa providence : p. 96-97. Plus bas, p. 146 sq., Nicole écrit que Dieu maître des paroles et des écrits des hommes, dispose tout selon son dessein, et « tend des pièges à l’orgueil des hommes ». Dieu permet que les Pères se taisent sur certains points ; il permet « certaines expressions dont l’apparence porte à l’erreur ».

Prophéties VIII, 2 (Laf. 502, Sel. 738). Raison pourquoi figures.

R. Ils avaient à entretenir un peuple charnel et à le rendre dépositaire du testament spirituel.

Il fallait que pour donner foi au Messie il y eût eu des prophéties précédentes et qu’elles fussent portées par des gens non suspects et d’une diligence et fidélité et d’un zèle extraordinaire et connus de toute la terre.

Pour faire réussir tout cela Dieu a choisi ce peuple charnel auquel il a mis en dépôt les prophéties qui prédisent le Messie comme libérateur et dispensateur des biens charnels que ce peuple aimait.

[...] Osée, ult. le dit parfaitement : où est le sage et il entendra ce que je dis. Les justes l’entendront car les voies de Dieu sont droites mais les méchants y trébucheront.

[...] Voilà pourquoi il était bon que le sens spirituel fût couvert, mais d’un autre côté si ce sens eût été tellement caché qu’il n’eût point du tout paru il n’eût pu servir de preuve au Messie. Qu’a-t-il donc été fait ?

Il a été couvert sous le temporel en la foule des passages et a été découvert si clairement en quelques-uns, outre que le temps et l’état du monde ont été prédits si clairement qu’il est plus clair que le soleil, et ce sens spirituel est si clairement expliqué en quelques endroits qu’il fallait un aveuglement pareil à celui que la chair jette dans l’esprit quand il lui est assujetti pour ne le pas reconnaître.

Voilà donc quelle a été la conduite de Dieu. Ce sens est couvert d’un autre en une infinité d’endroits et découvert en quelques-uns rarement, mais en telle sorte néanmoins que les lieux où il est caché sont équivoques et peuvent convenir aux deux, au lieu que les lieux où il est découvert sont univoques et ne peuvent convenir qu’au sens spirituel.

De sorte que cela ne pouvait induire en erreur et qu’il n’y avait qu’un peuple aussi charnel qui s’y pût méprendre.

 

Obscurité de l’Écriture

 

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, II, p. 132 sq. Raisons proposées pour expliquer les obscurités de la Bible : p. 133. Les explications que l’on donne à l’obscurité des Écritures sont variées : parfois « tout simplement la difficulté d’établir le texte ; ou l’appel à un trait d’époque : on tente d’excuser la hardiesse des images ou des hyperboles en faisant état du caractère exubérant des orientaux (Bernard Lamy), en évoquant la théorie des climats (Montesquieu). Mais on demeure gêné par la vivacité, les ruptures, l’absence de liaison, telles qu’on les découvre dans les Proverbes, chez les prophètes et jusque chez saint Paul. Beaucoup développent l’idée d’une rhétorique du Saint Esprit, abrupte et volontairement fruste, destinée à rebuter les raffinés, les délicats, qui ne recherchent dans la lecture que des plaisirs narcissiques.

Bochet Isabelle, “Le firmament de l’Écriture. L’herméneutique augustinienne, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2004, p. 41 sq. Saint Augustin sur l’obscurité du style des Écritures. Elle peut être source de scandale, quand le lecteur découvre dans le texte une absurdité apparente, une contradiction entre des faits, une impossibilité ou des choses dépourvues de sens. Selon le Sermon 51 de saint Augustin, l’obscurité de l’Écriture s’explique, comme sa simplicité, par la transcendance du mystère divin. La Lettre 137 à Volusianus souligne la vertu des voiles qui couvrent l’Écriture : « pour éviter que les vérités manifestes ne soient lassantes, elles ont été recouvertes d’un voile, tout en demeurant identiques, et deviennent ainsi objet de désir ; désirées, elles sont en quelque façon rajeunies ; rajeunies, elles entrent dans l’esprit avec douceur ». L’obscurité de l’Écriture est donc providentielle, car elle est adaptée à tous, aux humbles comme aux savants.

Cette obscurité est parfois justifiée par la nécessité de susciter l’ardeur de la recherche dans le cœur de l’homme : voir par exemple Boucher Jean, Les triomphes de la religion chrétienne, II, Q. 11, p. 179 sq. Voir p. 180 : « Que s’il s’y rencontre quelque obscurité, cela se fait par une divine Providence, afin que cette âme studieuse s’exerce pieusement dans la recherche du Mystère sacré, et afin que la Foi du simple ne soit point privée du respect qu’il lui appartient ».

Pascal précise l’idée en un sens différent : si les Écritures sont obscures, ce n’est pas seulement pour les adapter aux humbles comme aux savants, c’est aussi pour que les méchants et les impies en méconnaissent le véritable sens.

Voir Prophéties V (Laf. 487, Sel. 734). Les prophéties doivent être inintelligibles aux impies. Da. 12. - Osée. ult. 10. mais intelligibles à ceux qui sont bien instruits.

Cette constatation de l’obscurité de l’Écriture a suscité des débats au sein du groupe de Port-Royal. Voir par exemple l’opinion de Sacy, traducteur de la Bible, sur les obscurités de l’Écriture dans Sainte-Beuve, Port-Royal, II, XVIII, t. 1, Pléiade, p. 797 sq. À partir du moment où l’on admet que les obscurités du texte biblique sont volontaires, et qu’elles répondent au dessein de Dieu, n’est-ce pas s’y opposer que de les ôter, et d’éclaircir des discours que Dieu a voulu telles ? N’est-ce pas laisser ainsi plus libre cours à la curiosité ? Le problème a donné lieu à une controverse dans le milieu de Port-Royal, pour la manière de conduire le projet de traduction de la Bible. Voir Delassault Geneviève, Le Maître de Saci et son temps, p. 163 sq. Martin de Barcos trouvait étrange le projet d’une traduction qui cherchait à éclaircir les passages obscurs : c’est « résister au Saint esprit en s’opposant à sa conduite par une erreur, et par une faute qui serait irrémissible selon l’Évangile ». « Ce n’est donc point en rendant l’écriture élégante, claire et aisée à entendre à toutes sortes de gens qu’on édifie les âmes et qu’on sert utilement l’Église, et il faut plutôt conclure le contraire, puisqu’on s’oppose à la tradition de l’Église, aux sentiments des saints, et à la conduite du Saint Esprit » (13 janvier 1669).

Sur les problèmes posés par la traduction des Écritures, voir Sellier Philippe, “Traduire la Bible”, Port-Royal et la littérature, II, Le siècle de saint Augustin, La Rochefoucauld, Mme. de Lafayette, Sacy, Racine, p. 99 sq., notamment p. 104.

Kolakowski Leszek, Dieu ne nous doit rien, Brève remarque sur la religion de Pascal et l’esprit du jansénisme, Paris, Albin Michel, 1997, p. 188 sq.

 

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La généalogie de Jésus-Christ dans l’Ancien Testament est mêlée parmi tant d’autres inutiles, qu’elle ne peut être discernée. Si Moïse n’eût tenu registre que des ancêtres de Jésus-Christ, cela eût été trop visible. S’il n’eût pas marqué celle de Jésus-Christ, cela n’eût pas été assez visible. Mais après tout, qui y regarde de près voit celle de Jésus-Christ bien discernée par Thamar, Ruth, etc.

 

Moïse est censé être le rédacteur du Pentateuque.

Havet, Pensées, II, Delagrave, 1866, p. 51, donne ce paragraphe isolément. Havet renvoie à la Genèse, XXXVIII, qui conte l’histoire de Joseph et de Thamar. Sacy remarque que cette histoire « est d’ailleurs très-importante pour la généalogie de Jésus-Christ, qui est né de Thamar ». Les passages indiqués par Pascal ne donnent que la généalogie de David, mais pour Pascal, c’est la même que celle de Jésus-Christ.

Lhermet J., Pascal et la Bible, p. 563. Il est certain que Jésus-Christ est de la race de David, mais il n’est pas d’une évidence manifeste que ce soit le cas. Il n’y a que ceux qui cherchent qui découvrent la vérité. Le livre de Ruth et l’histoire de Thamar sont des preuves de Jésus-Christ, et permettent de contrôler l’exactitude des deux généalogies discordantes établies par saint Matthieu et saint Luc.

 

Ruth

 

Preuves de Jésus-Christ 7 (Laf. 304, Sel. 335). Preuves de J. C.

Pourquoi le livre de Ruth, conservé.

Pourquoi l’histoire de Thamar.

Ernst Pol, Approches pascaliennes, p. 433 sq. Cette histoire contient des précisions généalogiques qui confirment la prédiction de Jacob mourant.

L’Évangile de saint Matthieu, I, 5, mentionne Ruth et Booz dans la généalogie du Christ : « Salmon engendra Booz de Rahab. Booz engendra Obed de Ruth. Obed engendra Jessé. Et Jessé engendra David qui fut roi » (tr. Sacy).

La Préface du Livre de Ruth dans la Bible de Port-Royal précise brièvement la question : « On n’a [...] aucune assurance du vrai auteur de ce livre » ; mais « un ancien Père (Theodor. in Ruth. quaest. 10) témoigne que la raison principale pour laquelle le Saint-Esprit a fait écrire cette histoire, a été l’Incarnation du Fils de Dieu, qui est descendu de Ruth selon la chair. Et il ajoute, que saint Matthieu écrivant la généalogie de Jésus-Christ n’a point parlé de plusieurs femmes illustres telles qu’on été Sara, Rebecca, et plusieurs autres, mais a marqué à dessein Thamar, Rahab, et Ruth, et même la femme d’Urie, pour nous apprendre que notre Seigneur le Fils unique de Dieu s’est fait homme pour l’amour de tous les hommes, pour les justes et pour les pécheurs, pour les Juifs et pour toutes les autres nations. Mais le même Père dit encore que quoiqu’il fût nécessaire d’écrire l’histoire de Ruth à cause de Jésus-Christ qui a daigné en descendre selon la chair, cette histoire par elle-même peut être très utile à ceux qui savent tirer avantage pour leur salut de ces sortes d’exemples d’une vertu singulière, puisqu’on ne peut voir un détachement plus parfait de tous ses proches, ni une soumission plus accomplie envers une belle-mère qu’a été celle de Ruth envers Noémie. Nous en connaîtrons la vérité par la lecture de ce livre, et il suffit de l’avoir marquée ici en général. »

Le Mémorial, dans sa copie figurée, contient une référence à Ruth, prise comme exemple de choix du Dieu des Juifs et renoncement pour lui à la patrie et à la famille païenne. Le dernier paragraphe de la Préface de Ruth correspond à ce que Pascal tire de cette histoire dans le Mémorial.

Voir la note de l’édition Havet, II, 1866, p. 198. « La réponse, dans la pensée de Pascal, est que le livre de Ruth a été conservé à cause de la généalogie qui le termine, et qui établit, d’une part, que David descend d’Obed, fils de Booz et de Ruth, et de l’autre, que Booz descend de Phérès, qui est lui-même fils de Juda, comme on le voit dans l’histoire de Thamar (Genèse, XXXVIII, 29). Donc David, et par conséquent Jésus-Christ (qui d’après les Évangiles, descend de David) est bien sorti de Juda, ainsi que le Messie en devait sortir, d’après la manière dont on interprète ce qu’on appelle la prophétie de Jacob (Genèse, XLIX). Donc Jésus-Christ est bien le Messie. Le livre de Ruth paraît en effet avoir pour objet de rattacher David à Juda, mais rien de plus. Le narrateur ne pense pas du tout au Messie. »

 

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Ceux qui ordonnaient ces sacrifices en savaient l’inutilité et ceux qui en ont déclaré l’inutilité n’ont pas laissé de les pratiquer.

 

Idée complexe. Pour le peuple juif, les cérémonies étaient à la fois nécessaires et inutiles. Elles étaient inutiles dans la mesure où elles n’avaient au fond pas de valeur essentielle : la prescription de la circoncision, par exemple, avait une signification purement symbolique, et signifiait en termes spirituels la nécessité de la circoncision du cœur, c’est-à-dire de la pureté spirituelle. Mais ces sacrifices étaient aussi nécessaires pour des raisons que les Juifs charnels ne pouvaient connaître : la nécessité de tenir le peuple à part pour qu’il conserve la Loi avec constance et rigueur, la nécessité de dompter le caractère dur et charnel de ce peuple.

Prophéties VIII (Laf. 501, Sel. 737). Figures. Pour montrer que l’ancien testament est - n’est que - figuratif et que les prophètes entendaient par les biens temporels d’autres biens. C’est 1° que cela serait indigne de Dieu ; 2° que leurs discours expriment très clairement la promesse des biens temporels et qu’ils disent néanmoins que leurs discours sont obscurs, et que leur sens ne sera point entendu. D’où il paraît que ce sens secret n’était point celui qu’ils exprimaient à découvert et que par conséquent ils entendaient parler d’autres sacrifices, d’un autre libérateur etc. Ils disent qu’on ne l’entendra qu’à la fin des temps. [...] La 2e preuve est que leurs discours sont contraires et se détruisent. De sorte que si on pose qu’ils n’aient entendu par les mots de loi et de sacrifice autre chose que celle de Moïse, il y a contradiction manifeste et grossière ; donc ils entendaient autre chose se contredisant quelquefois dans un même chapitre.

Preuves par les Juifs III (Laf. 453, Sel. 693). Pour montrer que les vrais Juifs et les vrais chrétiens n’ont qu’une même religion.

La religion des juifs semblait consister essentiellement en la paternité d’Abraham, en la circoncision, aux sacrifices, aux cérémonies, en l’arche, au temple, en Jérusalem, et enfin en la loi et en l’alliance de Moïse.

Je dis qu’elle ne consistait en aucune de ces choses, mais seulement en l’amour de Dieu et que Dieu réprouvait, toutes les autres choses.

[...] La circoncision n’était qu’un signe. Gen. 17. 11.

Et de là vient qu’étant dans le désert ils ne furent point circoncis parce qu’ils ne pouvaient se confondre avec les autres peuples. Et qu’après que J.-C. est venu elle n’est plus nécessaire.

que la circoncision du cœur est ordonnée.

[...] Que l’extérieur ne sert à rien sans l’intérieur.

[...] Que les biens temporels sont faux et que le vrai bien est d’être uni à Dieu.

[...] Que leurs fêtes déplaisaient à Dieu.

[...] Que les sacrifices des Juifs déplaisent à Dieu.

[...] Qu’il ne les a établis que pour leur dureté.

[...] Que les sacrifices des païens seront reçus de Dieu. Et que Dieu retirera sa volonté des sacrifices des Juifs.

[...] Que les sacrifices seraient rejetés et d’autres sacrifices purs établis.

[...].

Que l’ordre de la sacrificature d’Aaron serait réprouvé et celle de Melchisedech introduite par le Messie.

Dixit Dominus.

Que cette sacrificature serait éternelle.

Ibid.

[...] Que les Juifs devaient être sans prophètes. Amos.

Sans roi, sans prince, sans sacrifice, sans idole.

Les cérémonies, même après la prédication de Jésus-Christ, ne conservent pas moins du reste leur nécessité pour les chrétiens.

Morale chrétienne 14 (Laf. 364, Sel. 396). C’est être superstitieux de mettre son espérance dans les formalités, mais c’est être superbe de ne vouloir s’y soumettre.

La liasse Loi figurative invitera les lecteurs à revenir au texte des Écritures pour retrouver le sens que les prophètes accordaient aux sacrifices et aux cérémonies :

Loi figurative 22 (Laf. 267, Sel. 298). Figures.

Dès qu’on a ouvert ce secret il est impossible de ne le pas voir. Qu’on lise le vieil testament en cette vue et qu’on voie si les sacrifices étaient vrais, si la parenté d’Abraham était la vraie cause de l’amitié de Dieu, si la terre promise était le véritable lieu de repos ? non, donc c’étaient des figures.

Qu’on voie de même toutes les cérémonies ordonnées et tous les commandements qui ne sont point pour la charité, on verra que c’en sont les figures.

Tous ces sacrifices et cérémonies étaient donc figures ou sottises, or il y a des choses claires trop hautes pour les estimer des sottises.

Savoir si les prophètes arrêtaient leur vue dans l’ancien testamentou s’ils y voyaient d’autres choses.

 

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Si Dieu n’eût permis qu’une seule religion, elle eût été trop reconnaissable. Mais qu’on y regarde de près, on discerne bien la vraie dans cette confusion.

 

La nécessité que la vraie religion ne soit pas immédiatement reconnaissable tient à la logique de la foi : voir la lettre de Pascal à Melle de Roannez n° 4, du 29 octobre 1656, OC III, p. 1035 sq. : « Si Dieu se découvrait continuellement aux hommes, il n’y aurait point de mérite à le croire ; et s’il ne se découvrait jamais, il y aurait peu de foi. Mais il se cache ordinairement, et se découvre rarement à ceux qu’il veut engager dans son service. »      

Voltaire répond à Pascal dans la XXVe Lettre philosophique, § XIX, éd. O. Ferret et A. McKenna, p. 175. « Quoi ! vous dites que, s’il n’y avait qu’une religion, Dieu serait trop manifeste ! Eh ! oubliez-vous que vous dites, à chaque page, qu’un jour il n’y aura qu’une religion ? Selon vous, Dieu sera donc alors trop manifeste. »

Réponse de Boullier David Renaud (1699-1759), dans ses Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, in Apologie de la Métaphysique [...], Amsterdam, chez J. Catuffe, 1753, p. 59-60. « S’il n’y avait qu’une religion, Dieu serait trop manifeste, dit Pascal. Nouvelle prise qu’il donne à l’impitoyable censeur. Eh ! oubliez-vous que vous dites à chaque page, qu’un jour il n’y aura qu’une religion ? Dieu sera alors trop manifeste ? Les erreurs d’inattention ont lieu quelquefois dans un grand génie comme Pascal, car un grand génie n’est pas infaillible : mais il y a peu d’apparence qu’il lui arrive de contredire formellement dans un endroit de son livre, ce qu’il y soutient à chaque page, et l’accuser légèrement d’une telle faute, c’est montrer assez qu’on ne lui ressemble pas. Vous me dites, monsieur, que bien des gens ont été surpris que Pascal eût fait une si lourde bévue mais si ces gens-là eussent lu Pascal, ce serait au contraire la hardiesse de son critique, qui les aurait étonnés. Elle persuaderait presque que le critique lui-même ne l’a point lu. L’un des principes que Pascal aurait sans doute le plus fait valoir dans l’ouvrage qu’il méditait, on en juge au soin qu’il a de le ramener souvent, c’est que Dieu se cache aux uns, et se montre aux autres ; c’est que dans la religion, les ténèbres sont toujours mêlées aux lumières ; mélange absolument nécessaire, par rapport à l’état de la foi où le chrétien doit vivre ici-bas. Sur ce fondement, il dit que s’il n’y avait qu’une religion dans le monde, c’est-à-dire s’il n’y en avait point de fausses, et que la véritable fût reçue partout, Dieu serait trop manifeste. Cela signifie qu’il ne faudrait alors ni recherche, ni discernement pour connaître Dieu, et les choses de Dieu, qu’on ne l’aimerait point par choix ; ce qui réduirait à rien notre épreuve dans cette vie.

Oubliez-vous que vous dites à chaque page qu’un jour il n’y aura qu’une religion ? Il y a ici une bizarrerie que je ne comprends pas. J’ai parcouru tout le recueil des Pensées, sans y découvrir en aucun endroit ce que M. V. assure qui s’y trouve à chaque page. Mais supposé que Pascal ait dit quelque part qu’un jour il n’y aurait qu’une religion, il n’aura rien dit que de vrai, rien qui ne s’accorde parfaitement avec le principe que je viens de développer. Au dernier jour, il n’y aura qu’une religion, car Dieu y paraîtra avec un tel éclat de foudre, et un tel renversement de la Nature, que les plus aveugles le verront. Alors la vérité se montrant sans voiles, triomphera de tous les esprits. Dans le ciel, il n’y aura qu’une religion. Mais alors aussi, dans les vues de la Providence, cessera le besoin de cette épreuve, pour laquelle il ne convenait point que Dieu fût si manifeste ».

 

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Principe : Moïse était habile homme. Si donc il se gouvernait par son esprit, il ne devait rien mettre qui fût directement contre l’esprit.

 

Sur Moïse, voir la liasse Preuves de Moïse.

Le mot principe doit être entendu au sens strict : c’est un fondement nécessaire pour toute l’argumentation qui suivra dans la liasse Loi figurative, sans lequel elle perd toute force.

La Genèse, tr. Lemaistre de Sacy, Préface, § 1. Moïse, à la fois orateur, historien, philosophe, législateur, théologien, prophète.

Flavius Josèphe, Réponse à ce qu’Appion avait écrit contre son Histoire des Juifs touchant l’Antiquité de leur race, in Œuvres, I, Traduit du grec par Monsieur Arnauld d’Andilly. Troisième édition. Paris, chez Pierre Le Petit, MDCLXX, Livre second, p. 425 sq. Chapitre I, « Commencement de la Réponse à Appion. Réponse à ce qu’il dit que Moïse était égyptien, et à la manière dont il parle de la sortie des Juifs hors de l’Égypte » : p. 425. Chapitre VI, « Réponse à ce que Lysimaque, Apollonius Molon et quelques autres ont dit contre Moïse. Josèphe fait voir combien cet admirable législateur a surpassé tous les autres, et que nulles lois n’ont jamais été si saintes ni si religieusement observées que celles qu’il a établies » : p. 439 sq. On dit que « Moïse notre législateur n’était qu’un séducteur et un enchanteur, et que les lois qu’il nous a données n’ont rien que de méchant et de dangereux... » : p. 439. Toutes les critiques contre les Juifs se résument à deux : que leurs lois ne sont pas bonnes et qu’ils ne les observent pas : p. 440. « Or je dis que notre législateur précède en antiquité Lycurgue, Solon, Zaleucus de Locres, et tous les autres tant anciens que modernes que les Grecs vantent si fort, et que le nom de lois n’était pas autrefois seulement connu parmi eux, comme il paraît par ce qu’Homère n’en a point usé. Les peuples étaient gouvernés par certaines maximes et quelques ordres des rois dont on usait selon les rencontres sans qu’il y en eût rien d’écrit. Mais notre législateur, que ceux mêmes qui parlent contre nous ne peuvent désavouer être très ancien, a fait voir qu’il était un admirable conducteur de tout un grand peuple, puisqu’après lui avoir donné d’excellentes lois il lui a persuadé de les recevoir et de les observer inviolablement. Voyons par la grandeur de ses actions quel il a été » : p. 440. Il a été le chef du peuple ; il les a « garantis par son extrême prudence d’infinis périls » : p. 440. C’est « un excellent capitaine, un très sage conducteur, et un protecteur remarquable. Quoiqu’il persuadait tout ce qu’il voulait à cette grande multitude, et qu’elle lui fût extrêmement soumise, il ne fut jamais tenté du désir de dominer ; mais dans le temps que les autres affectent la tyrannie, et lâchent la bride au peuple pour vivre dans le désordre ; au lieu d’abuser de son autorité, il ne pensa qu’à marcher dans la crainte de Dieu, qu’à exciter ce peuple à embrasser la pitié et la justice, qu’à l’y fortifier par son exemple, et qu’à affermir son repos. Une conduite si sainte et tant de grandes actions ne donnent-elles pas sujet de croire que Dieu était l’oracle qu’il consultait, et qu’étant persuadé qu’il devait en toutes choses se conformer à sa volonté, il n’y avait rien qu’il ne fît pour inspirer ce même sentiment au peuple dont il avait la conduite » : p. 441. C’est un législateur « semblable à Minos » : car on voir bien que ses lois sont les plus saintes.

Delassault Geneviève, Lemaistre de Saci et son temps, p. 182. Dans la Préface de la Genèse, Sacy défend l’autorité de Moïse, interprète des premières révélations divines ; il met en relief la forte personnalité du chef hébreu, son éducation princière, et sa science. C’est le plus ancien et le plus varié des savants de l’Antiquité. Sacy insiste sur son rôle social et religieux : grand prêtre, ministre de Dieu, conducteur du peuple, maître et arbitre de la nature, interprète du ciel, vainqueur des rois. Ses actes sont des miracles, et ses paroles sont des prophéties. L’autorité de Moïse est en plus confirmée par le témoignage du Christ, qui a expliqué certaines de ses figures ; il a paru en gloire sur le Thabor entre Moïse et Élisée.

Lods, Israël, p. 194. Comparaison de l’autorité de Moïse, purement due à son ascendant personnel, avec celle du cheikh bédouin. On prétend que Moïse a été “instruit dans toute la science des Égyptiens”. Manéthon le présente comme un ancien prêtre d’Héliopolis en révolte contre les doctrines traditionnelles de son peuple.

Saint Augustin pense que Moïse, instruit de la science des Égyptiens, et inspiré par Dieu, savait ce qu’il y a de véritable dans la connaissance du ciel et des astres. Voir Goyet Thérèse, L’humanisme de Bossuet, II, p. 312. Dieu a voulu que Moïse fût instruit dans toute la sagesse des Égyptiens ; c’est là qu’il a commencé à être puissant en paroles et en œuvres ; voir Histoire universelle, III, III : p. 314. Idée de Bossuet sur une sagesse innée, une bonté exceptionnellement conservée une fois, qui commença la meilleure tradition de l’humanité : « les Égyptiens sont les premiers où l’on ait su les règles du gouvernement. Cette nation grave et sérieuse connut d’abord la vraie fin de la politique, qui est de rendre la vie commode et les peuples heureux » (Histoire universelle, III, III). On pourrait parler du miracle égyptien ; esprits solides et constants, équitables, consacrés à l’étude des lois et de la sagesse. Bossuet voit dans les Égyptiens les « pères de la philosophie » : p. 313.

Le thème de la sagesse et de l’intelligence de Moïse a été retourné contre lui par les auteurs libertins. C’est notamment le cas dans le Traité des trois imposteurs, p. 43 sq. où la subtilité et l’habileté de Moïse, entendues au sens politique, servent surtout à le présenter comme le créateur d’une religion destinée à maîtriser le peuple : p. 45. Voir dans Voltaire, Essais sur les mœurs, Introduction, XL, t. 1, éd. Pomeau, Garnier, p. 138 sq., une violente attaque contre Moïse.

 

Le principe d’habileté

 

Le principe fondamental de l’interprétation des textes est que le rédacteur est assez raisonnable pour éviter de se contredire.

Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, p. 237 sq. Le principe d’habileté est dans l’interprétation une règle de tolérance : il faut supposer par provision qu’un auteur est raisonnable et s’exprime de façon cohérente, qu’il ne dit rien qui aille directement contre l’esprit ni qui enferme une grosse contradiction. Cas de Moïse et de David.

Force Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, p. 51. Exigence logique de la cohérence : voir p. 72 sq.

Nicole Pierre, La perpétuité de la foi de l’Église catholique touchant l’eucharistie, 5e édition, p. 219. On ne doit pas prendre pour métaphore des expressions qui nous obligeraient à conclure que celui qui s’en sert a parlé d’une manière déraisonnable et contraire au bon sens. Deux cas d’expressions particulières : p. 219. Les preuves qu’on tire de l’autorité des hommes ne reposent que sur ce principe, qu’ils ne sont pas fous.

Loi figurative 13 (Laf. 257, Sel. 289). Contradiction.

On ne peut faire une bonne physionomie qu’en accordant toutes nos contrariétés et il ne suffit pas de suivre une suite de qualités accordantes sans accorder les contraires ; pour entendre le sens d’un auteur il faut accorder tous les passages contraires.

Ainsi pour entendre l’Écriture il faut avoir un sens dans lequel tous les passages contraires s’accordent ; il ne suffit pas d’en avoir un qui convienne à plusieurs passages accordants, mais d’en avoir un qui accorde les passages même contraires.

Tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s’accordent ou il n’a point de sens du tout. On ne peut pas dire cela de l’Écriture et des prophètes : ils avaient assurément trop de bon sens. Il faut donc en chercher un qui accorde toutes les contrariétés.

Le véritable sens n’est donc pas celui des juifs, mais en J. C. toutes les contradictions sont accordées.

Les juifs ne sauraient accorder la cessation de la royauté et principauté prédite par Osée, avec la prophétie de Jacob.

Si on prend la loi, les sacrifices et le royaume pour réalités on ne peut accorder tous les passages ; il faut donc par nécessité qu’ils ne soient que figures. On ne saurait pas même accorder les passages d’un même auteur, ni d’un même livre, ni quelquefois d’un même chapitre, ce qui marque trop quel était le sens de l’auteur ; comme quand Ezéchiel, ch. 20 dit qu’on vivra dans les commandements de Dieu et qu’on n’y vivra pas.

Ce principe d’habileté est l’ancêtre de ce que les philosophes du XXe siècle appellent le principe de charité, qui consiste à admettre par provision, dans tout dialogue, que l’interlocuteur n’est pas fou, mais au contraire capable de raisonnement et d’expression rationnels. Voir sur ce sujet Delpla Isabelle, Quine, Davidson, Le principe de charité.

Quine W., Word and object, p. 59. « The maxim of translation underlying all this is that assertions strikingly false on the face of them are likely to turn on hidden differences of languages... The common sens behind the maxim is that one’s interlocutor’s silliness, beyond a certain point, is less likely that bad translation - or, in the domestic case, linguistic divergence ». Quine renvoie en note à N. L. Wilson’s principle of charity, in “Substances without substrata”, Review of metaphysics, 12, 1959, p. 521-539.

Pascal applique le principe d’habileté appliqué à d’autres auteurs sacrés que Moïse : pour le cas de David, voir Preuves de Jésus-Christ 17 (Laf. 315, Sel. 346). David grand témoin. Roi, bon, pardonnant, belle âme, bon esprit, puissant. Il prophétise et son miracle arrive. Cela est infini.

Tout le chapitre Fausseté des autres religions vise à montrer que le prophète de l’islam Mahomet ne respecte pas le principe d’habileté.

La méthode d’interprétation de Spinoza repose sur le principe contraire : il refuse de reconnaître chez les prophètes une raison supérieure, et présente les prophéties comme un produit de l’imagination. Voir Spinoza Baruch, Traité théologico-politique, ch. I, éd. Akkerman, Paris, P. U. F., 1999, p. 95. Il n’est pas nécessaire pour prophétiser d’avoir un esprit plus parfait, mais seulement une imagination plus vive. Le don de l’imagination n’est pas compatible avec un entendement fort : voir ch. II, p. 113. Cas des prophètes dont la clarté varie : p. 125. Les représentations de Zacharie trop obscures pour pouvoir être comprises par lui-même sans explication ; quant à Daniel, ses prophéties, même une fois expliquées, ne pouvaient être comprises par le prophète lui-même : p. 125. « Jamais la prophétie n’a rendu les prophètes plus savants, mais [...] elle les a laissés dans leurs opinions préconçues » : p. 127. On n’est donc pas tenu de les croire dans les matières spéculatives. « Avec une précipitation étonnante, tous se sont convaincus que les prophètes avaient su tout ce qui peut être conçu par l’entendement humain » : p. 127. Josué et l’auteur qui a écrit son histoire, ont cru que le soleil tourne autour de la terre, que la terre est en repos, et que le soleil s’est arrêté. On n’est pas tenu de croire que Josué, qui était un soldat, maîtrisait l’astronomie. En fait Josué a ignoré la cause pour laquelle la lumière demeura plus longtemps, et lui et toute la foule ont cru que le soleil qui tournait autour de la terre s’est arrêté ; ils n’ont pas remarqué que la surabondance de glace dans cette région a pu provoquer une réfraction plus forte ou un phénomène analogue : p. 129. Nous ne sommes pas tenus de croire que Salomon était mathématicien, et il est permis de croire qu’il a ignoré le rapport entre le diamètre et la circonférence d’un cercle : p. 129.

Zac Sylvain, Spinoza et l’interprétation de l’Écriture, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, p. 69. L’Écriture ne dit nulle part que les prophètes étaient philosophes ni qu’ils avaient une connaissance exacte de la nature de Dieu : p. 79.

 

Ainsi toutes les faiblesses très apparentes sont des forces.

 

Voltaire, Lettres philosophiques, XXV, § XVII, éd. Ferret et McKenna, p. 175 sq. Argument inepte : « que penserait-on d’un avocat qui dirait : ma partie se contredit, mais cette faiblesse est une force, pour ceux qui savent bien prendre les choses ? »

Boullier, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § XVII, p. 56 sq. Rectification de la fiction de l’avocat : les contradictions, qui sont purement apparentes, montrent que les témoignages n’étaient pas concertés.

Saint-Cyran, Lettres, éd. Donetzkoff, I, p. 44 sq., 28 novembre 1628. Lettre de Saint-Cyran, de Poitiers, à Jérôme I Bignon ; voir p. 50. « Il y a une faiblesse qui est le principe d’une grande force, et au contraire il y a une force qui est le principe d’une grande faiblesse. Et sans avoir recours à la différence qu’on a mis en avant l’établissement du christianisme entre les téméraires et les hardis, dont les uns commencent par les mouvements de courage qui se terminent à une lâche crainte, et les autres par des mouvements de crainte qui se terminent à des actions de force et de courage, l’exemple seul du Saint des saints, qui se montra si courageux après la faiblesse qu’il ressentit dans le Jardin, nous enseigne la vérité qu’il nous a apprise lui-même, qu’on n’est jamais plus fort en l’état de la grâce que lorsqu’on est faible » : p. 50.

Le principe n’est énoncé ici que dans le domaine de l’interprétation des textes : à partir du moment où l’on présuppose que l’auteur d’un texte est raisonnable et capable de cohérence, les contradictions que présente son discours doivent être considérées comme intentionnelles, et demander de la part du lecteur un effort d’interprétation en vue de rétablir la cohérence d’ensemble du texte. Ce principe sera appliqué aux prophètes dans la liasse Loi figurative. En ce sens, ce qui peut apparaître comme une faiblesse, savoir une incohérence ou une contradiction que chacun peut saisir, est une force dans la mesure où, loin de discréditer l’auteur, elle montre qu’il a une pensée profonde dont le lecteur dont supposer l’existence et qu’il doit chercher à reconnaître.

Les Provinciales témoignent cependant que ce principe a une application beaucoup plus vaste que la seule théorie de l’interprétation.

L’un des points sur lesquels, non pas seulement par tactique, mais parce qu’il tient à marquer son indépendance, Pascal insiste à plusieurs reprises, est sa solitude dans la polémique contre les jésuites.

Provinciale XII, 1. « 1. [...] Car il n’est pas vraisemblable qu’étant seul comme le suis, sans force et sans aucun appui humain, contre un si grand corps, et n’étant soutenu que par la vérité et la sincérité, je me sois exposé à tout perdre, en m’exposant à être convaincu d’imposture. Il est trop aisé de découvrir les faussetés dans les questions de fait, comme celle-ci. Je ne manquerais pas de gens pour m’en accuser, et la justice ne leur en serait pas refusée. Pour vous, mes Pères, vous n’êtes pas en ces termes, et vous pouvez dire contre moi ce que vous voulez, sans que je trouve à qui m’en plaindre. Dans cette différence de nos conditions je ne dois pas être peu retenu, quand d’autres considérations ne m’y engageraient pas. »

Provinciale XVII, 3. « Je n’ai qu’à vous dire que je n’en suis pas, et à vous renvoyer à mes Lettres, où j’ai dit que je suis seul, et en propres termes, que je ne suis point de Port-Royal, comme j’ai fait dans la 16e qui a précédé votre livre. »

Thirouin Laurent, “L’ethos de Montalte dans les Provinciales”, in Ethos et pathos. Le statut du sujet rhétorique, p. 387 sq. Interprétation de Ph. Sellier : cela signifie je sais qu’il y a dans Port-Royal un parti qui n’est pas d’accord avec mon action ; mais c’est moi qui me bats. Autre sens : que Pascal n’a pas de demeure à Port-Royal. Interprétation de J. Mesnard, p. 388 : il insiste sur le sentiment réel d’indépendance qu’éprouvait Pascal, une véritable liberté d’expression qui le fondait à prendre explicitement ses distances d’avec le groupe : il considère que c’est lui qui parle et prend position à titre personnel ; il ne se considère pas comme membre d’un groupe dont il devrait refléter les opinions ; il est un particulier, une conscience qui prend position sur des problèmes qu’il résout dans des sens voisins de ceux de ses amis, mais qu’il résout par lui-même.

La disproportion est visible entre les gros bataillons de la Compagnie de Jésus, et le polémiste anonyme, mais isolé qu’est Pascal.

Cependant, à partir du moment où le loup et l’agneau ne sont plus seuls, mais où l’opinion publique est convoquée pour arbitrer le débat, la faiblesse de Pascal est si visible qu’elle en devient une force : chacun peut juger de l’injustice des calomnies des jésuites et de la violence des persécutions qu’ils infligent à leurs ennemis.

C’est pourquoi Pascal déclare aux jésuites qu’il ne les craint pas, son isolement devenant paradoxalement la raison de sa force :

Provinciale XVII, § 5. « Que ferez-vous à une personne qui parle de cette sorte, et par où m’attaquerez-vous, puisque ni mes discours ni mes écrits donnent aucun prétexte à vos accusations d’hérésie, et que je trouve ma sûreté contre vos menaces dans l’obscurité qui me couvre ? Vous vous sentez frappés par une main invisible, qui rend vos égarements visibles à toute la terre ; et vous essayez en vain de m’attaquer en la personne de ceux auxquels vous me croyez uni. Je ne vous crains ni pour moi, ni pour aucun autre, n’étant attaché ni à quelque communauté, ni à quelque particulier que ce soit. Tout le crédit que vous pouvez avoir est inutile à mon égard. Je n’espère rien du monde, je n’en appréhende rien, je n’en veux rien ; je n’ai besoin, par la grâce de Dieu, ni du bien, ni de l’autorité de personne. Ainsi, mon Père, j’échappe à toutes vos prises. Vous ne me sauriez prendre de quelque côté que vous le tentiez. Vous pouvez bien toucher le Port-Royal, mais non pas moi. On a bien délogé des gens de Sorbonne, mais cela ne me déloge pas de chez moi. Vous pouvez bien préparer des violences contre des prêtres et des docteurs, mais non pas contre moi, qui n’ai point ces qualités. Et ainsi peut-être n’eûtes-vous jamais affaire à une personne qui fût si hors de vos atteintes, et si propre à combattre vos erreurs, étant libre, sans engagement, sans attachement, sans liaison, sans relations, sans affaires, assez instruit de vos maximes, et bien résolu de les pousser autant que je croirai que Dieu m’y engagera, sans qu’aucune considération humaine puisse arrêter ni ralentir mes poursuites.

6. À quoi vous sert-il donc, mon Père, lorsque vous ne pouvez rien contre moi, de publier tant de calomnies contre des personnes qui ne sont point mêlées dans nos différends, comme font tous vos Pères ? Vous n’échapperez pas par ces fuites ; vous sentirez la force de la vérité que je vous oppose. »

Ce qui permet à Pascal de s’exprimer dans un style qui rappelle celui des duellistes :

Provinciale XII, 1. « 1. [...] Souvenez-vous au moins que c’est vous qui m’engagez d’entrer dans cet éclaircissement ; et voyons qui se défendra le mieux. »

 

Exemple : les deux généalogies de saint Matthieu et saint Luc. Qu’y a-t-il de plus clair que cela n’a pas été fait de concert ?

 

Preuves de Jésus-Christ 20 (Laf. 318, Sel. 349). La discordance apparente des évangiles.

Voir la mise en parallèle des deux généalogies dans Deiss Lucien, Synopse, Matthieu, Marc, Luc, Parallèles de Jean, Paris, Desclée de Brouwer, 1963, p. 23-24.

Pascal saisit que c’est surtout par l’inspiration que les deux généalogies diffèrent. La généalogie de Matthieu est essentiellement d’esprit dynastique : elle souligne l’ascendance israélite du Christ, pour le rattacher aux principaux dépositaires des promesses messianiques, Abraham et David. La généalogie de Luc est plus universaliste, dans la mesure où elle remonte à Adam ; mais elle est aussi plutôt orientée vers l’ascendance naturelle du Christ. De David à Joseph, les deux listes n’ont en commun que deux noms. En tout état de cause, les deux généalogies aboutissent à Joseph, qui n’est que le père légal de Jésus. Les évangélistes ne disent pas que Marie ait appartenu à cette lignée.

La “Généalogie de Jésus-Christ, fils de David, fils d’Abraham”, est donnée dans le chapitre I de Matthieu (tr. de Port-Royal) :

« La généalogie de Jésus-Christ, fils de David, fils d’Abraham.

Abraham engendra Isaac. Isaac engendra Jacob. Jacob entendra Juda et ses frères.

Juda engendra de Thamar Pharès et Zara. Pharès engendra Esron. Esron engendra Aram.

Aram engendra Aminadab. Aminadab engendra Naasson. Naasson engendra Salmon.

Salmon engendra Booz de Rahab. Booz engendra Obed de Ruth. Obed engendra Jessé. Et Jesé engendra David, qui fut roi.

Le roi David engendra Salomon de celle qui avait été femme d’Urie.

Salomon engendra Roboam. Roboam engendra Abias. Abias engendra Asa.

Asa engendra Josaphat. Josaphat engendra Joram. Joram engendra Ozias.

Ozias engendra Joathan. Joathan engendra Achas. Achas engendra Ézéchias.

Ézéchias engendra Manassé. Manassé engendra Amon. Amon engendra Josias.

Josias engendra Jechonias et ses frères vers le temps que les Juifs furent transportés en Babylone.

Et depuis qu’ils furent transportés en Babylone, Jechonias engendra Salathiel. Salathiel engendra Zorobabel.

Zorobabel engendra Abiud. Abiud engendra Eliakim. Eliakim engendra Azor/Àzor engendra Sadoc. Sadoc engendra Achim. Achim engendra Eliud.

Eliud engendra Eléazar. Eléazar engendra Mathan. Mathan engendra Jacob.

Et Jacob engendra Joseph l’époux de Marie, de laquelle est né Jésus qui est appelé Christ.

Voici donc le nombre de toutes ces générations. Depuis Abraham jusqu’à David, il y a quatorze générations ; depuis David jusqu’à ce que les Juifs furent transportés en Babylone, quatorze générations ; et depuis qu’ils furent transportés en Babylone jusqu’à Jésus-Christ, quatorze générations ».

Généalogie de Jésus selon saint Luc, II, III, 21-38, d’après le Nouveau Testament de Mons :

« Lorsque Jean baptisait tout le peuple Jésus fut aussi baptisé par lui, et comme il faisait sa prière, le ciel s’ouvrit,

Et le saint Esprit descendit sur lui en forme corporelle comme une colombe : Et on entendit cette voix du ciel : Vous êtes mon Fils bien aimé ; c’est en toi que j’ai mis toute mon affection.

Jésus avait environ trente ans lorsqu’il commença à exercer son ministère, étant comme l’on croyait fils de Joseph, qui fut fils d’Heli,

Qui fut fils de Mathat, qui fut fils de Levi, qui fut fils de Melchi, qui fut fils de Janna, qui fut fils de Joseph,

Qui fut fils de Mathatias, qui fut fils d’Amos, qui fut fils de Nahum, qui fut fils d’Hesbi, qui fut fils de Naggé,

Qui fut fils de Mahat, qui fut fils de Mathatias, qui fut fils de Serneï, qui fut fils de Joseph, qui fut fils de Juda,

Qui fut fils de Joanna, qui fut fils de Resa, qui fut fils de Zorobabel, qui fut fils de Salathiel, qui fut fils de Neri,

Qui fut fils de Melchi, qui fut fils d’Addi, qui fut fils de Cosan, qui fut fils d’Elmadan, qui fut fils d’Her,

Qui fut fils de Jésus, qui fut fils d’Eliezer, qui fut fils de Jorim, qui fut fils de Mathat, qui fut fils de Levi,

Qui fut fils de Simeon, qui fut fils de Juda, qui fut fils de Joseph, qui fut fils de Jona, qui fut fils d’Eliakim,

Qui fut fils de Melca, qui fut fils de Menna, qui fut fils de Mathatha, qui fut fils de Nathan, qui fut fils de David,

Qui fut fils de Jesse, qui fut fils d’Obed, qui fut fils de Booz, qui fut fils de Salmon, qui fut fils de Naasson,

Qui fut fils d’Aminadab, qui fut fils d’Aram, qui fut fils d’Esron, qui fut fils de Pharès, qui fut fils de Juda,

Qui fut fils de Jacob, qui fut fils d’Isaac, qui fut fils d’Abraham, qui fut fils de Thare, qui fut fils de Nachor,

Qui fut fils de Sarug, qui fut fils de Ragau, qui fut fils de Phaleg, qui fut fils d’Heber, qui fut fils de Sale, qui fut fils de Caïnan,

Qui fut fils d’Arphaxad, qui fut fils de Sem, qui fut fils de Noé, qui fut fils deLamech,

Qui fut fils de Mathusalem, qui fut fils d’Enoch, qui fut fils de Jared, qui fut fils de malaléel, qui fut fils de Caïnan,

Qui fut fils d’Enos, qui fut fils de Seth, qui fut fils d’Adam, qui fut créé par Dieu. »

Les controverses sur cette double généalogie sont anciennes.

Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, I, VII, éd. Gustave Bardy, Sources chrétiennes, p. 25 sq. Sur la soi-disant divergence dans les Évangiles au sujet de la généalogie du Christ, Eusèbe remarque que la généalogie du Christ n’est pas la même dans Matthieu I, 1-17 et Luc, III, 23-38.

« Les évangélistes Matthieu et Luc nous ont transmis différemment la généalogie du Christ : beaucoup pensent qu’ils se contredisent et chacun des fidèles, dans l’ignorance de la vérité, s’est efforcé de découvrir l’explication de ces passages. Reproduisons donc sur eux le récit venu jusqu’à nous dans une lettre adressée à Aristide, sur l’accord de la généalogie dans les évangiles, par Africain dont nous avons parlé un peu plus haut. Celui-ci réfute d’abord les opinions des autres comme forcées ou erronées ; puis il rapporte en ces termes le récit qu’il a recueilli lui-même :

En Israël, les noms des générations étaient comptés selon la nature ou selon la loi : selon la nature par la succession des filiations charnelles ; selon la loi, lorsqu’un homme avait des enfants sous le nom de son frère mort sans progéniture. En effet, l’espérance de la résurrection n’avait pas encore été clairement donnée et l’on figurait la promesse à venir par une résurrection mortelle de telle sorte que le nom du trépassé demeurât en se perpétuant. Par suite, de ceux dont il est question dans cette généalogie, les uns ont succédé authentiquement à leurs pères ; les autres, ayant été engendrés pour tel ou tel, ont reçu le nom de tel ou tel ; des uns et des autres il a été fait mention, de ceux qui ont (réellement) engendré et de ceux qui ont engendré par convention. Ainsi ni l’un ni l’autre des évangiles ne commet d’erreur, en comptant d’après la nature ou d’après la loi. Les générations issues de Salomon et celles issues de Nathan sont mélangées les unes aux autres, par suite des résurrections feintes d’hommes sans enfant, de secondes noces, d’attributions de descendants, de sorte que les mêmes personnages sont justement regardés comme descendants, mais de manières différentes, tantôt de leurs pères putatifs, tantôt de leurs pères réels. Ainsi, les deux récits sont absolument vrais et l’on arrive à Joseph d’une façon compliquée, mais exacte.

Afin de rendre clair ce que je dis, j’expliquerai l’entrecroisement des descendants. À compter les générations depuis David par Salomon, les troisièmes avant la fin se trouve Matthan qui a engendré Jacob, père de Joseph. Selon Luc, depuis Nathan, fils de David, semblablement le troisième avant la fin est Melchi, car Joseph est fils d’Héli, fils de Melchi. Or, le terme indiqué pour nous étant Joseph, il faut montrer comment l’un et l’autre est présenté comme son père, Jacob qui descend de Salomon et Héli qui descend de Nathan ; comment d’abord ces deux hommes, Jacob et Héli étaient frères, et comment avant eux, leurs pères, Matthan et Melchi, bien qu’étant de descendances différentes, sont déclarés grands-pères de Joseph.

Donc, Matthan et Melchi, ayant épousé successivement la même femme, en eurent des enfants qui étaient frères utérins, car la loi ne défendait pas à une femme qui avait été répudiée ou dont le mari était mort, d’épouser un autre homme. De cette femme, Estha – car c’est ainsi que la tradition l’appelle – Matthan le premier qui descendait de Salomon, engendra Jacob ; puis Matthan étant mort, Melchi qui tirait son origine de Nathan épousa sa veuve et en eut un fils Héli : il était de la même tribu, mais d’une autre famille, comme je l’ai dit plus haut. Ainsi, nous trouverons que Jacob et Héli qui étaient de deux descendances différentes, étaient frères utérins. De ces derniers, l’un, Héli, étant mort sans enfants, l’autre, Jacob, son frère, épousa sa femme et, en troisième lieu, engendra d’elle Joseph, son fils selon la nature, et selon le texte où il est écrit : Jacob engendra Joseph, - et fils d’Héli selon la loi, car c’était pour Héli que Jacob, son frère, suscita un descendant. C’est ainsi que la généalogie qui le concerne ne doit pas être regardée comme inexacte. L’évangéliste Matthieu l’énumère ainsi : « Jacob, dit-il, engendra Joseph », et Luc par contre : « Lequel, à ce qu’on pensait (car il ajoute cette remarque) était fils de Joseph, fils d’Héli, fils de Melchi. Il n’était pas possible d’exposer plus clairement la descendance légale : jusqu’à la fin, Luc, pour désigner toutes ces générations, a évité le mot : engendra, en poursuivant son énumération jusqu’à Adam, qui fut de Dieu. » 

Saint Augustin a aussi abordé la question dans son ouvrage contre le manichéen Fauste, Contra Faustum III, 1. Fauste objecte qu’il a fait « tous ses efforts pour [se] persuader cette étrange doctrine que Dieu est né », mais qu’il a été « choqué de la divergence des deux évangélistes qui décrivent sa généalogie, Luc et Matthieu » ; dans le doute, il s’est alors adressé à Marc et à Jean, qui avaient à ses yeux l’avantage de ne parler « ni de David, ni de Marie, ni de Joseph » : « Jean dit qu’au commencement était le Verbe, que le Verbe était en Dieu, et que le Verbe était Dieu, désignant ainsi le Christ » ; et Marc écrit : « Évangile de Jésus-Christ, fils de Dieu », « comme s’il reprochait à Matthieu de l’avoir dit fils de David ». « Telle est la raison pour laquelle je n’admets pas que le Christ soit né ». Augustin répond que Fauste aurait mieux fait d’examiner attentivement les contradictions des évangélistes, plutôt que de les condamner témérairement. « Du moins, cette contradiction évidente, qui frappe de prime abord, vous aurait fait penser que si elle ne cachait un profond mystère, il eût été difficile aux évangélistes d’obtenir dans tout l’univers cette grande autorité devant laquelle se sont inclinés les génies les plus distingués par leurs lumières. Quelle merveille, que vous ayez découvert que saint Luc et saint Matthieu ont assigné au Christ selon la chair des ancêtres différents, au nombre desquels cependant tous deux citent Joseph, qui termine la série de saint Matthieu, et commence celle de saint Luc, Joseph qui, par suite de son union sainte et virginale avec la mère du Christ, mérita d’être appelé son père, et en qui put être établie la suite de ses générations selon la ligne virile ? Quelle merveille que vous ayez découvert que saint Matthieu assigne à Joseph un père différent de celui que lui donne saint Luc, que l’un lui donne un aïeul et l’autre un autre ; et qu’en remontant la longue suite des générations jusqu’à David, le premier établit une série d’ancêtres différente de celle du second ? Une divergence aussi frappante et aussi manifeste a-t-elle donc échappé à tant d’esprits si pénétrants et si éclairés, qui ont étudié avec tant de soin les divines Écritures ? [...] Assurément, ils l’ont remarquée. Quoi de plus facile à saisir ? La moindre attention n’y suffit-elle pas ? Mais saintement frappés du caractère de cette haute et éminente autorité, ils ont été convaincus que cette apparente contradiction voilait un mystère, qui serait montré à ceux qui demanderaient, refusé à ceux qui insulteraient, trouvé par ceux qui chercheraient, soustrait à ceux qui critiqueraient, ouvert à ceux qui frapperaient, fermé à ceux qui attaqueraient : ils ont demandé, ils ont cherché, ils ont frappé ; ils ont reçu, ils ont trouvé, ils sont entrés » (tr. Hussenot).