Pensées diverses II – Fragment n° 36 / 37 – Papier original : RO 47-7
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 114 p. 361 / C2 : p. 317 v°
Éditions de Port-Royal : Chap. XXIV - Vanité de l’homme : 1669 et janvier 1670 p. 185 / 1678 n° 6 p. 180-181
Éditions savantes : Faugère II, 81, VII / Havet II.4 / Brunschvicg 411 / Tourneur p. 94-4 / Le Guern 540 / Lafuma 633 (série XXIV) / Sellier 526
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Bibliographie ✍
Voir les liasses Misère, Raisons des effets et Grandeur.
BISCHOFF Jean-Louis, Dialectique de la misère et de la grandeur chez Blaise Pascal, Paris, L’Harmattan, 2001. FERREYROLLES Gérard, “La preuve et l’épreuve : statut pascalien de l’expérience”, in O. Leplâtre (dir.), L’esprit des lettres, Mélanges offerts à Jean-Pierre Landry, Cahiers du Gadges, n° 8, Lyon, Université Jean Moulin Lyon 3, 2011, p. 213-231. FRIGO Alberto, L’évidence du Dieu caché. Introduction à la lecture des Pensées de Pascal, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, CNED, 2015. McKENNA Antony, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, Oxford, Universitas et Voltaire Foundation, 1993. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., SEDES, Paris, 1993. THIROUIN Laurent, “Les premières liasses des Pensées : architecture et signification”, XVIIe Siècle, n° 177, oct.-déc. 1992, n° 4, p. 451-467. |
✧ Éclaircissements
L’intérêt de ce bref fragment est de présenter la conscience que l’homme peut avoir de sa grandeur et de sa misère comme des faits d’expérience et connus par l’instinct, alors que, dans l’économie général des liasses « classées », les dossiers Vanité, Misère, Raisons des effets et Grandeur présentent ces mêmes connaissances sous la forme d’une argumentation par renversement du pour au contre. Le raisonnement amène donc à redécouvrir des vérités que le sentiment faisait déjà connaître, sous la double forme de l’expérience et de l’instinct.
Mais la situation qui en résulte pour l’homme n’en est pas moins inconfortable, dans la mesure où les vérités qui en ressortent sont apparemment contradictoires. Pascal la décrit dans le fragment A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182) : Voilà l’état où les hommes sont aujourd’hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature, et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature.
Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent, qui nous tiennent à la gorge,
Qui nous touchent : se dit des violentes impressions que les corps font les uns sur les autres, qui se heurtent, qui se blessent, qui offensent (Furetière). Il faut donc entendre qui nous atteignent douloureusement. Noter que le mot misères est ici employé au pluriel, ce qui en accroît à la fois la violence et le caractère concret.
Prendre quelqu’un à la gorge, ou lui mettre le poignard à la gorge, signifie exiger de lui quelque chose par violence (Furetière). Dans le cas présent, c’est lui arracher un aveu par force.
Ce fragment permet de préciser le sens du fragment Contrariétés 11 (Laf. 128, Sel. 161) : Deux choses instruisent l’homme de toute sa nature, l’instinct et l’expérience : ce serait, selon Pascal, l’expérience de ses impuissances qui instruit l’homme de sa misère, mais un instinct irrépressible qui l’instruit de sa dignité.
Voir sur ce point l’étude de Ferreyrolles Gérard, “La preuve et l’épreuve : statut pascalien de l’expérience”, in O. Leplâtre (dir.), L’esprit des lettres, Mélanges offerts à Jean-Pierre Landry, Cahiers du Gadges, n° 8, notamment p. 229 sq.
nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève.
Ferreyrolles Gérard, “La preuve et l’épreuve : statut pascalien de l’expérience”, in O. Leplâtre (dir.), L’esprit des lettres, Mélanges offerts à Jean-Pierre Landry, Cahiers du Gadges, n° 8, notamment p. 229 sq.
McKenna Antony, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, p. 23.
La grandeur est ici rapportée à un instinct, c’est-à-dire sans doute à un sentiment du cœur. Pascal insiste ici sur son caractère à la fois puissant, puisqu’il contrepèse l’évidence de la misère, et irrésistible.
Les fragments consacrés à la contrariété des deux aspects de misère et de grandeur insistent sur le fait que la connaissance de l’une se tire par raisonnement de l’autre. Voir par exemple Contrariétés 5 (Laf. 122, Sel. 155). Grandeur et misère. La misère se concluant de la grandeur et la grandeur de la misère, les uns ont conclu la misère d’autant plus qu’ils en ont pris pour preuve la grandeur, et les autres concluant la grandeur avec d’autant plus de force qu’ils l’ont conclue de la misère même. Tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur n’a servi que d’un argument aux autres pour conclure la misère, puisque c’est être d’autant plus misérable qu’on est tombé de plus haut, et les autres au contraire. Ils se sont portés les uns sur les autres, par un cercle sans fin, étant certain qu’à mesure que les hommes ont de lumière ils trouvent et grandeur et misère en l’homme. En un mot l’homme connaît qu’il est misérable. Il est donc misérable puisqu’il l’est, mais il est bien grand puisqu’il le connaît.
L’expression un instinct que nous ne pouvons réprimer qui nous élève, pose un problème d’interprétation.
Elle peut sembler paradoxale : pourquoi l’homme voudrait-il réprimer un sentiment qui l’élève ?
Mais surtout elle n’est pas symétrique de la première partie de la phrase. Elle dit bien que l’instinct en question confère à l’homme une certaine dignité, qui fait sa grandeur. Mais, contrairement au début du fragment, qui dit que l’expérience donne à l’homme la conscience cuisante de ses misères, elle ne dit pas explicitement que si l’instinct lui confère une certaine élévation (autrement dit une certaine grandeur), elle n’affirme nullement que cet instinct donne aussi la conscience ou la connaissance de cette grandeur. L’instinct en question élève l’homme, mais cette élévation ne se confond nullement avec le sentiment que l’homme peut en avoir, et il n’est nullement évident qu’il lui donne la connaissance de sa grandeur.
Il ne faut donc pas interpréter le terme instinct comme un de ces sentiments du cœur qui fournissent la connaissance de la grandeur de l’homme, proche de celle des principes premiers, comme qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis (Grandeur 6 - Laf. 110, Sel. 142). Il n’y a pas de connaissance instinctive qui donne à l’homme conscience de sa grandeur. Ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est la perception de sa misère. Le fragment Grandeur 10 (Laf. 114, Sel. 146) le dit clairement : La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable ; un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de se connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable. L’expérience de la misère à elle seule suffit pour révéler à l’homme sa propre misère, et à faire sa grandeur, sans pour autant lui en donner la connaissance.
Cet instinct qui fait la grandeur de l’homme n’est en réalité que l’effet de l’insatisfaction et de la frustration que ressent l’amour propre, lorsqu’il est blessé par l’évidence des échecs que lui infligent sa vanité, et sa faiblesse. Cet égoïsme a beau être un mauvais maître dans l’état de nature corrompue, il n’en est pas moins fondamentalement un vestige de l’état d’excellence qui en Adam a précédé le péché originel. La clé du paradoxe de cette élévation est donnée dans le fragment A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182) : Voilà l’état où les hommes sont aujourd’hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature, et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature. Ce qui élève l’homme, c’est la rémanence des désirs de vrai et de bien propres à la condition prélapsaire, que la corruption consécutive au péché originel frustre dans l’état de nature déchue.
Il n’en demeure pas moins que certains textes établissent explicitement que l’on peut « conclure la grandeur ». Ainsi le fragment Contrariétés 5 (Laf. 122, Sel. 155) : La misère se concluant de la grandeur et la grandeur de la misère, les uns ont conclu la misère d’autant plus qu’ils en ont pris pour preuve la grandeur, et les autres concluant la grandeur avec d’autant plus de force qu’ils l’ont conclue de la misère même. Tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur n’a servi que d’un argument aux autres pour conclure la misère, puisque c’est être d’autant plus misérable qu’on est tombé de plus haut, et les autres au contraire. Ils se sont portés les uns sur les autres, par un cercle sans fin, étant certain qu’à mesure que les hommes ont de lumière ils trouvent et grandeur et misère en l’homme. En un mot l’homme connaît qu’il est misérable. Il est donc misérable puisqu’il l’est, mais il est bien grand puisqu’il le connaît.
Mais dans ce dernier fragment, l’affirmation de la grandeur n’est nullement présentée comme le résultat d’un instinct qui révèle une dignité de l’homme : c’est une conclusion dans un raisonnement, comme le marquent expressément les termes conclure, montrer, preuve et argument. Autrement dit, si le présent fragment se situe dans l’ordre de l’expérience et de l’instinct, Contrariétés 5 se situe dans l’ordre du raisonnement. C’est par des arguments que l’on passe de la connaissance de la misère à celle de la grandeur : les uns concluent la misère en prenant « pour preuve la grandeur », et les autres concluent « la grandeur avec d’autant plus de force qu’ils l’ont conclue de la misère même ».
La pensée de Pascal comporte donc une succession de deux paliers, qui correspondent à un approfondissement de la pensée.
Au niveau de l’expérience et de l’instinct, le sentiment fait connaître à l’homme sa misère, mais il fait la grandeur de l’homme sans en donner nécessairement la connaissance.
Dans l’ordre de la pensée discursive et du raisonnement (qui est par exemple celui des philosophes), la connaissance de la misère conduit à la connaissance de grandeur, et vice versa, ce qui engendre un renversement perpétuel du pour au contre.
Pascal maintient en l’occurrence la gradation de deux degrés de lumière, du sentiment instinctif au raisonnement philosophique. Un troisième degré serait la synthèse supérieure apportée par la Révélation.
Noter enfin que ce fragment explique pourquoi, selon Pascal, le scepticisme et l’épicurisme ne sont pas soutenables jusqu’au bout : la misère a beau écraser l’homme de son évidence, il ne parvient pas à aller assez loin dans le désespoir pour ne pas en repousser instinctivement l’idée.
Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164) : Que fera donc l’homme en cet état ? doutera-t-il de tout, doutera-t-il s’il veille, si on le pince, si on le brûle, doutera-t-il s’il doute, doutera-t-il s’il est ? On n’en peut venir là, et je mets en fait qu’il n’y a jamais eu de pyrrhonien effectif parfait. La nature soutient la raison impuissante et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point.