La liasse GRANDEUR (suite)

 

 

Grandeur et l’édition de Port-Royal

 

L’édition de Port-Royal contient un chapitre (n° XXIII) intitulé Grandeur de l’homme. Ce chapitre est composé successivement de textes issus des liasses Grandeur (7, 4, 10, 12, 13), du dossier de travail 29 (Laf. 411, Sel. 30), du dossier Preuves par les juifs VI (Laf. 470, Sel. 707), des fragments Transition 5 et 6, et de deux fragments de la liasse Contrariétés (3 et 1).

Grandeur 5 a été en partie intégré dans le chapitre Pensées diverses (n° XXXI).

Grandeur 6 a été en partie intégré dans le chapitre Contrariétés étonnantes qui se trouvent dans la nature de l’homme à l’égard de la vérité, du bonheur, et de plusieurs autres choses (n° XXI) et le chapitre Pensées chrétiennes (n° XXVIII).

Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal, Paris, Champion, 2009, p. 186 sq. Dans l’édition de Port-Royal, Grandeur précède les chapitres consacrés à la vanité et à la misère de l’homme, contrairement au classement proposé dans les copies. L’explication proposée par M. Pérouse est que les éditeurs préfèrent aborder la grandeur avant le tableau de la misère, parce qu’achever sur l’affirmation de la grandeur contredirait le but du livre, qui est d’inciter le lecteur à l’humilité. Mais la raison peut se retourner : on pourrait tout aussi bien dire que, pour briser d’entrée la présomption de l’homme, il faut commencer par lui montrer sa faiblesse, quitte ensuite à la consoler pour ne pas le désespérer.

Aucun texte de la liasse Grandeur n’a été reproduit dans les Portefeuilles Vallant.

La plupart des autres fragments ont été recopiés par Louis Périer (dont une copie a été conservée) : il s’agit de Grandeur 1, 2, 9, 11, 13 et 14 ; mais seul Grandeur 14 a été publié au XVIIIe par le père Desmolets (1728).

 

Aspects stratigraphiques des fragments de Grandeur

 

Selon Pol Ernst, Les Pensées de Pascal, Géologie et stratigraphie, p. 296-297, seuls trois papiers portent des traces de filigranes : Grappe de raisin (Grandeur 5) ; Cor couronné / P ♦ H (Grandeur 7) ; Écu 3 annelets doubles / P.F. (Grandeur 13).

Deux autres papiers (Grandeur 6 et 14) pourraient provenir de feuilles aux filigranes France et Navarre / I ♥ C ; deux autres (Grandeur 9 et 10) d’une même feuille aux filigranes Écu 3 annelets doubles / P.F et pot / B. RODIER ; deux autres (Grandeur 11 et 12) d’une même feuille dont le type pourrait être Petit Jésus ; le papier de Grandeur 2 reste à identifier. Aucun de ces papiers n’a pu être rapproché d’un papier portant un filigrane identifié. Seule une vérification précise des écartements des pontuseaux pourrait confirmer leur provenance.

Remarque : les papiers utilisés sont divers et ne sont pas regroupés par type de feuille. Ces mêmes types sont utilisés dans de nombreuses liasses et dossiers (voir la synthèse).

 

Bibliographie

 

BISCHOFF Jean-Louis, Dialectique de la misère et de la grandeur chez Blaise Pascal, Paris, L’Harmattan, 2001.

HIROTA Masajoshi, “De la grandeur pascalienne”, Pascal, Port-Royal, Orient, Occident. Actes du colloque de l’Université de Tokyo, 27-29 septembre 1988, Klincksieck, Paris, 1991, p. 311-318.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES, Paris, 1993, p. 208 sq.

THIROUIN Laurent, “Les premières liasses des Pensées : architecture et signification”, XVIIe Siècle, n° 177, oct.-déc. 1992, n° 4, p. 451-467.

 

Lire aussi...

 

CARRAUD Vincent, Pascal et la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 88 sq.

CHIRPAZ François, Pascal. La condition de l’homme, Michalon, Paris, 2000, 126 p.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Vrin, Paris, 1986, 268 p.

MESNARD Jean, “Le thème des trois ordres dans l’organisation des Pensées”, in HELLER Lane M. et RICHMOND Ian M. (dir.), Pascal. Thématique des Pensées, Paris, Vrin, 1988, p. 51.

MOROT-SIR Edouard, Pascal, Presses Universitaires de France, Paris, 1973, p. 28.

PAROLINI Rocco, Il Pascal dialettico del XXe secolo : excursus storico, Università degli Studi di Ferrara, 2002.

PAROLINI Rocco, La tattica persuasiva di Blaise Pascal : il « renversement » gradevole, Annali dell’Università di Ferrara, Nuova serie, sezione III, Filosofia, 80, Università degli Studi di Ferrara, 2006.

SOELBERG Nils, “La dialectique de Pascal. De la conférence de Port-Royal à la démarche apologétique”, Revue romane t. XIII, fasc. 2, 1978, p. 229-276.

 

 

 Éclaircissements

 

Situation de la liasse Grandeur

 

Après une cure de scepticisme, consacrée au tableau de la misère de l’homme, Pascal relève l’homme par la preuve de sa « grandeur ». Il suit en l’occurrence le programme rhétorique que lui attribue la Vie de Pascal, 2e version, § 50, Œuvres complètes, éd. J. Mesnard, I, p. 261 : « Un des principaux points de l’éloquence qu’il s’était fait était non seulement de ne rien dire que l’on n’entendît pas, ou que l’on entendît avec peine, mais aussi de dire des choses où il se trouvât que ceux à qui nous parlions fussent intéressés, parce qu’il était assuré que pour lors l’amour-propre même ne manquerait jamais de nous y faire faire réflexion, et de plus, la part que nous pouvons prendre aux choses étant de deux sortes (car ou elles nous affligent, ou elles nous consolent), il croyait qu’il ne fallait jamais affliger qu’on ne consolât, et que bien ménager tout cela était le secret de l’éloquence ». Il s’agit donc, dans cette liasse, d’éviter que le lecteur sombre dans le désespoir en croyant que cette misère de l’homme est absolue et irrémédiable. Qu’elle ne soit pas absolue est montré dans Grandeur. Qu’elle ne soit pas irrémédiable, c’est ce que montrera le dernier mouvement de l’apologie, en particulier avec la liasse Religion aimable.

 

Pascal n’est pas le seul à penser qu’il faut remédier au désespoir qui peut saisir le lecteur. Dans L’impiété des déistes, I, p. 4 sq., éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2005, p. 74 sq., le P. Mersenne met en scène un libertin complètement submergé par un sentiment poignant de la misère de l’homme, et un théologien qui, pour lui découvrir la grandeur de l’homme, lui récite un dialogue de Vesta, Uranie et Esculape qui chante les merveilles de sa nature. Pascal l’a peut-être connu, il s’est gardé d’imiter, mais il pense aussi qu’il faut donner à l’homme la conscience de sa dignité pour le conduire progressivement à la religion.

 

Concept de grandeur de l’homme

 

Dans le cadre général du projet d’apologie de Pascal, les termes de vanité, de misère et de grandeur, qui servent de titres aux premières liasses, appartiennent à l’origine au registre social. Être misérable, c’est être réduit à une condition d’indigence. Être un Grand, c’est au contraire posséder les richesses et le pouvoir.

Par une audacieuse généralisation, Pascal renouvelle la signification de ces concepts. La misère, consiste en général à vouloir sans pouvoir : tout comme un pauvre est misérable parce qu’il a faim et qu’il ne peut acheter la nourriture dont il a besoin, être misérable, au sens le plus universel du terme, c’est désirer quelque chose, en sentir le besoin, sans avoir la force ni les moyens de se la procurer. Au sens pascalien, elle représente tout ce qui en l’homme constitue son impuissance à atteindre le bien, la vérité et la justice qui font toujours l’objet de son désir.

Au contraire, par analogie avec la « condition des Grands », la grandeur consiste à pouvoir ce que l’on veut. Chez Pascal, ce qui fait la « dignité » de l’homme, ce sont essentiellement la pensée, qui l’élève au-dessus de l’animal, et la recherche jamais abandonnée de ces fins de vérité, de justice et de bien. Il s’inspire sur ce sujet des philosophes qui soutiennent que la nature humaine comporte une certaine dignité, une capacité qui le rend apte à connaître le juste, le bien, le vrai, et à réaliser les désirs de bonheur qu’il ressent en lui-même, et maîtriser sa destinée. Dans le domaine de la connaissance, c’est Descartes, que Pascal appelle le “docteur de la raison”, qui prétend construire une science universelle. En morale, ce sont des Stoïciens comme le grec Épictète, un des philosophes qui a, d’après l’Entretien avec M. de Sacy, le mieux connu les devoirs de l’homme ; il veut « qu’il regarde Dieu comme son principal objet », qu’il « le suive volontairement en tout » ; « il montre aussi en mille manières ce que doit faire l’homme », qu’il a « les moyens de s’acquitter de toutes ses obligations », qu’il peut « connaître Dieu, l’aimer, lui obéir, lui plaire, se guérir de tous ses vices, acquérir toutes les vertus ». Pensée tonique, aux antipodes du désespoir auquel conduit le scepticisme. C’est une sorte d’idéal héroïque de type cornélien que ce philosophe défend.

Ces deux notions symétriques de grandeur et de misère couvrent le champ du possible. Elles sont exclusives l’une de l’autre, et expriment chacune l’essence de la nature humaine. Il n’y a pas de milieu entre la grandeur et la misère : ou bien l’on peut ce que l’on veut, ou bien on ne le peut pas, tertium non datur. Et il est impossible d’affirmer les deux à la fois, puisque ces deux notions sont contradictoires et exclusives l’une de l’autre.

 

Thèmes principaux de la liasse Grandeur

 

La liasse Grandeur propose un certain nombre de thèmes qui contredisent directement tout ce qui a été dit dans Misère, mais s’articulent les uns aux autres de manière complexe.

Voir Ernst Pol, Approches pascaliennes, p. 122 sq., et notamment le tableau de la p. 133, encore que l’ordre logique proposé soit sujet à discussion.

Primo, l’immatérialité de l’âme et la capacité de penser rendent l’homme supérieur aux êtres qui, faute de pouvoir penser, ne peuvent pas concevoir l’infirmité de leur propre nature. Sur ce point, la nature de l’homme est supérieure à celle de l’animal.

Secundo, quoi qu’en disent les pyrrhoniens, l’homme a une certaine connaissance de la vérité : dans l’ordre de la connaissance, les sciences montrent que l’homme possède, dans certains domaines, une capacité de trouver la vérité : le cœur lui apprend les principes des mathématiques, et la raison lui fait enchaîner des conséquences dont la vérité dépend de celle des principes.

Mais là où l’affaire se complique, c’est que Pascal montre ici que l’affirmation de la misère implique l’affirmation de la grandeur, qui lui est pourtant contraire.

Primo, la misère prouve la grandeur : la reconnaissance de la misère de l’homme suppose et implique qu’il existe en l’homme une certaine grandeur. La grandeur est donc l’envers de la misère : voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 208 sq. Elles sont contraires mais indissociables, au point qu’elles s’impliquent réciproquement : La misère se concluant de la grandeur et la grandeur de la misère, les uns ont conclu la misère d’autant plus qu’ils en ont pris pour preuve la grandeur et les autres concluant la grandeur avec d’autant plus de force qu’ils l’ont conclue de la misère même, tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur n’a servi que d’un argument aux autres pour conclure la misère, puisque c’est être d’autant plus misérable qu’on est tombé de plus haut (Contrariétés 5 - Laf. 122, Sel. 155).

Secundo, du fait même que l’homme recherche ces vérités et se trouve misérable lorsqu’il ne les trouve pas se déduit un argument décisif pour prouver sa grandeur. Pascal raisonne comme suit : si l’homme n’était que misère, il ne se rendrait même pas compte qu’il est misérable ; un arbre ou une bête ne se savent pas misérables. Mais l’homme est comparable à un « roseau pensant » : malgré sa fragilité, il connaît sa propre faiblesse. Quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien (Transition 5 - Laf. 200, Sel. 232). Mais le fait qu’il connaisse son infirmité et qu’il en souffre implique qu’il a l’idée au moins confuse d’une plus grande perfection, par rapport à laquelle il se juge en défaut, mais à laquelle il estime avoir droit : un aveugle ou un borgne sont malheureux parce qu’ils savent que la norme est de voir avec deux yeux ; de même le sentiment de frustration qui est au cœur du désespoir pyrrhonien est le signe que la nature de l’homme excède sa misère par quelque aspect, tout comme la détresse d’un prince détrôné ne se comprend que par référence à sa dignité perdue : Ce sont misères de grand seigneur, misères d’un roi dépossédé. Grandeur 12 (Laf. 116, Sel. 148).

Un raisonnement analogue se tire de la morale : le fait que l’homme cherche vainement à établir la vraie justice est significatif. S’il n’était qu’ignorance et vanité, il n’aurait même pas pensé à établir un ordre politique et social ; s’il veut le faire, c’est qu’il a au moins une notion vague de la justice ; quelque ridicule que soit le résultat, l’existence même de cet ordre exprime une volonté d’imposer les règles du droit au monde qui ne peut naître de la pure ignorance. Il y a donc une grandeur de l’homme dans sa concupiscence même, d’en avoir su tirer un règlement admirable et en avoir fait un tableau de la charité. Grandeur 14 (Laf. 118, Sel. 150).

Cette grandeur est purement virtuelle : elle ne subsiste en l’homme qu’à l’état de trace, mais suffisante pour établir que sa nature étant aujourd’hui pareille à celle des animaux, il est déchu d’une meilleure nature qui lui était propre autrefois. Grandeur 13 (Laf. 117, Sel. 149). Par conséquent la grandeur de l’homme est vide, et tout juste suffisante pour lui faire sentir son malheur ; et ce sont ceux qui ont le mieux connu sa misère, à savoir Montaigne et les sceptiques, qui ont fourni les meilleurs arguments en faveur de cette grandeur.

Par conséquent l’affirmation par l’homme de sa propre misère prouve qu’il y a en lui une certaine grandeur : La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable ; c’est donc être misérable que de se connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable.

La liasse Contrariétés montrera que le mouvement qui va d’un contraire à l’autre est symétrique et par conséquent peut se poursuivre à l’infini.

L’affirmation de la grandeur prouve la faiblesse, tant elle se heurte visiblement à la réalité : le philosophe qui prétend dogmatiquement détenir la vérité absolue, alors que ses thèses s’écroulent devant la moindre objection des sceptiques, montre par sa propre attitude la misère : il est lui-même la preuve de son erreur. Par conséquent « la misère se concluant de la grandeur et la grandeur de la misère, les uns ont conclu la misère d’autant plus qu’ils en ont pris pour preuve la grandeur, et les autres concluant la grandeur avec d’autant plus de force qu’ils l’ont conclue de la misère même. Tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur n’a servi que d’un argument aux autres pour conclure la misère, puisque c’est être d’autant plus misérable qu’on est tombé de plus haut, et les autres au contraire. » Pascal résume ironiquement ce cercle vicieux par une comptine (Contrariétés 13 - Laf. 130, Sel. 163) :

S’il se vante je l’abaisse.

S’il s’abaisse je le vante.

Et le contredis toujours.

Jusqu’à ce qu’il comprenne

Qu’il est un monstre incompréhensible.

On devine son arrière-pensée : cette conclusion s’adapte comme un gant à la doctrine augustinienne du péché originel. Le souvenir vague d’une grandeur perdue qui fait sentir la misère présente est une réminiscence lointaine de l’état heureux dans lequel l’homme sans péché connaissait le vrai bien. L’erreur des stoïciens, semblable à celle des molinistes, est de croire que l’homme est encore dans cet état de santé. Mais l’erreur des pyrrhoniens est de croire qu’il a toujours été aussi malheureux qu’il l’est à présent.

 

Nature des fragments de la liasse Grandeur

 

Certains fragments contiennent une inférence expresse de la misère de l’homme à sa grandeur, qui forme l’essentiel de la substance de l’argumentation.

D’autres fragments contiennent aussi une inférence, comme les fragments Grandeur 1 et Grandeur 4, qui ne touchent pas directement celle qui conduit de la misère à la grandeur, mais une autre, pour ainsi dire auxiliaire.

Certains fragments enfin sont concentrés sur une notion ou un fait, sans qu’aucune inférence en soit expressément tirée.

On peut résumer cette classification sous la forme d’un tableau.

 

 

1

2

3

4

5

6

7

8

9

10

11

12

13

14

Inférence misère-grandeur

 

x

 

 

 

 

 

 

x

x

 

x

x

x

Autre inférence

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Pas d’inférence

 

 

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x

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x

 

 

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Il est remarquable que, de même que dans Raisons des effets, Pascal évitait de formuler prématurément l’idée de la grandeur humaine, dans Grandeur il limite strictement la portée de l’inférence de la misère à la grandeur, sans jamais poursuivre au-delà, en entamant le mouvement inverse qui conclut de la grandeur à la misère : ce second mouvement, et le renversement indéfini qui en résulte, sont réservés à la liasse Contrariétés. Cette méthode qui consiste à limiter chaque mouvement de la démonstration sans déborder sur la suivante fait écho à celle des traités de géométrie de Dettonville. L’impression de désordre que les fragments peuvent donner au premier abord ne doit pas tromper : la méthode d’argumentation de Pascal est strictement réglée.

 

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