Pensées diverses II – Fragment n° 37 / 37 – Papier original : RO 3-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 114’ p. 361  / C2 : p. 317 v°

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIV - Vanité de l’homme : 1669 et janvier 1670 p. 185-186 / 1678 n° 8 p. 181-182

Éditions savantes : Faugère II, 56, I / Havet III.4 / Brunschvicg 97 / Tourneur p. 94-5 / Le Guern 541 / Lafuma 634 (série XXIV) / Sellier 527

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Bibliographie

 

 

BOULLIER, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § XXI.

FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995, p. 29-30.

FERREYROLLES Gérard, “Itinéraires dans les Pensées. Spécialement, de l’enfance”, in GOYET Thérèse, L’accès aux Pensées de Pascal, Paris, Klincksieck, 1993.

LE GUERN Michel, Études sur la vie et les Pensées de Pascal, Paris, Champion, 2015.

MORIARTY Michael, Fallen nature, Fallen selves. Early modern frech thought II, Oxford University Press, 2006.

SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008.

VOLTAIRE, Lettres philosophiques, XXV, § XXI, l’éd. O. Ferret et A. McKenna, Paris, Garnier, 2010.

 

 

Éclaircissements

 

La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier, le hasard en dispose.

 

La phrase est inscrite au-dessus du fragment, sur toute la largeur du papier. C’est sans doute une addition. Le principe général a été trouvé après coup, comme c’est souvent le cas. Curieusement, Pascal fait intervenir ici le hasard, alors qu’il n’en est plus question dans la suite : c’est le mot de coutume qui revient à plusieurs reprises dans la suite. Or la suite du texte va souligner que les effets sont en réalité soumis à des mécanismes automatiques liés à la situation sociale et à la mentalité caractéristique des milieux.

Mais plusieurs fragments montrent que dans l’esprit de Pascal, les idées de hasard et de coutume sont étroitement liées. Voir Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal.

Contrariétés 12 (Laf. 129, Sel. 162). Métier. Pensées. Tout est un, tout est divers. Que de natures en celle de l’homme. Que de vacations. Et par quel hasard chacun prend d’ordinaire ce qu’il a ouï estimer. Talon bien tourné.

Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94). Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point.

Car s’il semble y avoir une certaine nécessité pour que les hommes se laissent imprégner par les préjugés de leur milieu (ce qui n’est au fond pas autre chose qu’un effet de la machine), leur appartenance à tel ou tel milieu est le résultat du hasard.

C’est en ce sens que Pascal, dans les Trois discours sur la condition des grands, explique au jeune duc de Luynes qu’il n’y a aucune liaison naturelle nécessaire entre sa personne et la condition aristocratique qui est la sienne. Voir le premier Discours, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1030 :

« Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n’y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus que lui : et non seulement vous ne vous trouvez fils d’un duc, mais vous ne vous trouvez au monde, que par une infinité de hasards. Votre naissance dépend d’un mariage, ou plutôt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais d’où ces mariages, dépendent-ils ? D’une visite faite par rencontre, d’un discours en l’air, de mille occasions imprévues.

Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos ancêtres ; mais n’est-ce pas par mille hasards que vos ancêtres les ont acquises et qu’ils les ont conservées ? Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque loi naturelle que ces biens ont passé de vos ancêtres à vous ? Cela n’est pas véritable. Cet ordre n’est fondé que sur la seule volonté des législateurs qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n’est prise d’un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S’il leur avait plu d’ordonner que ces biens, après avoir été possédés par les pères durant leur vie, retourneraient à la république après leur mort, vous n’auriez aucun sujet de vous en plaindre.

Ainsi tout le titre par lequel vous possédez votre bien n’est pas un titre de nature, mais d’un établissement humain. Un autre tour d’imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre ; et ce n’est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naître, avec la fantaisie des lois favorables à votre égard, qui vous met en possession de tous ces biens. »

Charron, De la sagesse, II, IV. « Avoir un but et train de vie certain ». Charron note que c’est « une affaire de grand poids, que ce choix, auquel on se porte bien diversement, et où l’on se trouve bien empêché, pour tant de diverses considérations, qui nous tirent en diverses parts, et qui souvent se heurtent et s’entr’empêchent ». Souvent la fortune choisit pour les hommes. Le choix d’un mauvais métier vient souvent de ce qu’on ne mesure pas ses forces ou qu’on en choisit qui ne sont pas conformes à ses aptitudes. On peut rapprocher les textes, mais rien n’assure que Pascal se soit effectivement servi de Charron.

Voir aussi Pérouse Gabriel, L’examen des esprits du docteur Huarte de San Juan, sa diffusion et son influence en France aux XVIe et XVIIe siècles, Belles Lettres, 1970, qui rapproche le présent fragment du livre de Huarte ; et Le Guern Michel, Études sur la vie et les Pensées de Pascal, Paris, Champion, 2015, p. 172-174. Le rapprochement ne paraît pas très convaincant.

Voltaire, Lettres philosophiques, XXI, XXI, ne voit dans ce passage aucun paradoxe. Voir l’éd. O. Ferret et A. McKenna, p. 176 : « Qui peut donc déterminer les soldats, les maçons et tous les ouvriers mécaniques, sinon ce qu’on appelle hasard et la coutume ? Il n’y a que les arts de génie auxquels on se détermine de soi-même. Mais, pour les métiers que tout le monde peut faire, il est très naturel et très raisonnable que la coutume en dispose ». La note de la p. 507 souligne que, pour une fois, Voltaire est d’accord avec Pascal sur le fait qu’il est naturel que la coutume détermine les métiers.

Boullier, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § XXI, p. 62, souligne le mépris de Voltaire pour ce qui n’est pas art de génie. Il propose une justification de la remarque de Pascal, intéressante dans la mesure où Boullier, dans son désir de contredire Voltaire, semble commettre un faux sens sur la pensée de celui qu’il défend : « Quoiqu’on soit naturellement incapable de ces arts-là [sc. les arts mécaniques], il n’est pourtant pas indifférent quel métier l’on embrasse. Tout le monde n’est pas né avec assez d’esprit pour faire des vers, ou avec le génie nécessaire pour être peintre, sculpteur, mécanicien ou géomètre : mais chacun a son talent, qu’il lui importe de discerner, pour s’appliquer aux choses auxquelles il est propre. Tel eût été excellent maçon, qui devient mauvais soldat. Le bien public souffre de ces choix déplacés, qui ne sont pas moins nuisibles à celui qui les fait. Il n’est donc nullement raisonnable que le hasard et la coutume en disposent, en entrainant la nature, comme dit Pascal : cela cause dans la société un vrai désordre, dont il se plaint à juste titre ». Pascal se plaint-il de la manière dont le hasard et la coutume déterminent le choix des métiers ? Il est certain qu’il y voit une conséquence de la vanité de l’homme. Mais cette vanité faisant partie de sa nature postlapsaire, il n’y a pas lieu de s’en plaindre à proprement parler.

Le ton n’est plus le même lorsque Pascal s’intéresse, non plus au poids de la coutume dans le choix des métiers, mais de son influence en matière religieuse. Voir ci-dessous le fragment Transition 1 (Laf. 193, Sel. 226).

 

La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs. C’est un excellent couvreur, dit‑on.

 

Remarquer la répétition de dit-on. Pascal marque nettement l’importance de ce qui est dit dans les différents milieux sur la valeur de tel ou tel métier.

Ce passage, qui reproduit les « on-dit » en style direct, est une addition. Placée en interligne. Voir la transcription diplomatique.

Moriarty Michael, Fallen nature, Fallen selves. Early modern frech thought II, Oxford University Press, 2006, p. 89-91. Commentaire de ce passage.

Dictionnaire de l’Académie, article Soldat : homme de guerre qui est à la solde d’un prince, d’un état, etc. Il se dit des simples soldats, à la différence des officiers. Il se dit plus particulièrement de ceux qui servent dans l’infanterie. On dit qu’un homme est soldat pour dire qu’il est brave, vaillant, déterminé ; ex. : Il est plus soldat que capitaine. Il se prend quelquefois adjectivement : Il a l’air soldat. La différence est aussi sensible par la définition qu’en donne Furetière : Soldat se dit de tout homme qui est brave. C’est ce qu’il faut pour servir de chair à canon. Être guerrier exige des qualités de stratège et de tacticien que le soldat n’a pas nécessairement, surtout s’il fait partie de la piétaille. Retz, Mémoires, Seconde partie, éd. Hipp et Pernot, Pléiade, p. 289, porte sur La Rochefoucauld ce jugement sévère à l’égard d’un duc : « Il n’a jamais été guerrier, quoiqu’il fût très soldat ».

Maçons : voir l’article Maçonnerie d’A. Poitrineau, dans le Dictionnaire du Grand Siècle de F. Bluche, notamment sur l’importance du milieu des maçons à Paris. Beaucoup viennent du Limousin, de la Marche et de la Normandie. Pascal a-t-il nécessairement une grande estime des maçons ? Il faut rappeler que c’est le lobby des maîtres-maçons qui s’est violemment attaqué à Girard Desargues, sous prétexte qu’il enseignait aux ouvriers des techniques que leurs employeurs préféraient conserver in petto. Pascal partage avec Desargues l’idée que les artisans sont loin de dominer les problèmes scientifiques que pose leur métier, et que leur capacité ne dépasse pas des techniques dont ils ne connaissent guère la raison.

Couvreur : artisan qui couvre les maisons. Il y a des couvreurs en ardoise, en tuile, en chaume (Furetière). Sur les couvreurs, voir Miracles III (Laf. 879, Sel. 442). Hommes naturellement couvreurs et de toutes vacations, hormis en chambre. (texte barré verticalement)

Dans son édition de 1852, Havet ajoute une note : « C’est un excellent couvreur. Ce fragment est écrit d’une manière très elliptique, et il faut suppléer au texte. Pascal veut dire que tel homme qui se fait couvreur, parce qu’il s’est trouvé en rapport avec des gens de ce métier, et qu’il a entendu vanter celui-ci ou celui-là. Et ce même homme ne se fera pas soldat, parce qu’il a entendu dire autour de lui, au contraire, que les soldats sont bien fous ». Cette note a disparu dans son édition de 1866.

Le rapprochement du soldat et du couvreur semble avoir été discrètement repris par La Bruyère dans ses Caractères, II, Du mérite personnel, 16 : « Si j’osais faire une comparaison entre deux conditions tout à fait inégales, je dirais qu’un homme de cœur pense à remplir ses devoirs à peu près comme le couvreur songe à couvrir : ni l’un ni l’autre en cherchent à exposer leur vie, ni ne sont, détournés par le péril ; la mort pour eux est un inconvénient dans le métier, et jamais un obstacle. » Quoique l’idée soit au fond assez différentes, elle a l’intérêt de souligner que les deux professions de maçon et de soldat comportent toutes deux des dangers mortels.

En va-t-il de même des maçons ? Le terme désigne, selon Furetière, celui qui entreprend la construction d’un bâtiment, d’une muraille. Il est distinct du maître maçon, avec lequel il « fait marché » en vue de « lui bâtir une telle maison suivant un tel dessein, et pour un tel prix, la clé à la main ». « On appelle aussi maçon celui qui travaille sous ces maîtres à la construction d’un bâtiment, et qui emploie le plâtre et le mortier ». « Maçon se dit figurément et par injure à toutes sortes d’ouvriers qui travaillent grossièrement et malproprement à quelque besogne que ce soit. » Le métier a ses risques.

C’est en tout cas en ce sens que La Bruyère semble tirer le texte.

 

Et en parlant des soldats, ils sont bien fous, dit‑on.

 

Ils sont bien fous : allusion possible à l’audace déraisonnable dont faisaient preuve certains guerriers. Voir ce que note G. Bodinier dans le Dictionnaire du Grand Siècle, de F. Bluche, art. Soldat, que « les Italiens disaient que les Français couraient à la mort comme s’ils allaient ressusciter le lendemain ». Ce même article donne une idée de ce qui pouvait tout de même justifier la mauvaise réputation que les soldats pouvaient avoir dans le peuple (brigandage, pillage, viols, etc.).

 

Et les autres au contraire : il n’y a rien de grand que la guerre, le reste des hommes sont des coquins.

 

Et les autres au contraire : comprendre et les autres disent au contraire…

Il n’y a rien de grand que la guerre : sur le prestige de l’aristocratie guerrière, voir Constant Jean-Marie, La vie quotidienne de la noblesse française aux XVIe-XVIIe siècles, Paris, Hachette, 1985, p. 11-35. Voir ce que le chevalier de Méré fait dire au Chevalier de sa Première conversation, in Conversations, éd. Boudhors, I, Paris, F. Roches, 1930, p. 11 : « La guerre [...] est le plus beau métier du monde il en faut demeurer d’accord » ; mais il ajoute immédiatement une réserve : « mais à le bien prendre, un honnête homme n’a point de métier ». En fait, si la guerre conserve son prestige pour les princes et capitaines, comme en témoignent les exemples de Condé et de Turenne, les soldats partagent fort peu cette admiration.

Le prestige des armes, notamment auprès des femmes, est tourné en comique dans Le Menteur de Corneille, où Dorante se vante d’avoir participé à des combats auxquels sa condition véritable exclut qu’il ait pris part :

« Clarisse

Quoi ! Vous avez donc vu l’Allemagne et la guerre ?

Dorante

Je m’y suis fait quatre ans craindre comme un tonnerre.

Cliton

Que lui va-t-il conter ?

Dorante

Et durant ces quatre ans

Il ne s’est fait combats, ni sièges importants,

Nos armes n’ont jamais remporté de victoire,

Où cette main n’ait eu bonne part à la gloire,

Et même la gazette a souvent divulgué... »

Le reste des hommes sont des coquins : Coquin : terme injurieux qu’on dit à toutes sortes de petites gens qui mènent une vie libertine, friponne, fainéante, qui n’ont aucun sentiment d’honnêteté. Se dit aussi d’un poltron, d’un homme qui fait quelque action lâche ou infâme. On appelle aussi une vie de coquin un métier coquin, un certain genre de vie, de profession peu honnête, plein de libertinage et de fainéantise, qui plaît néanmoins, et qui attache tellement, qu’on ne s’en peut défaire (Furetière). GEF XIII, p. 23, propose le sens de gueux. Le mot coquin revient dans un passage barré du fragment RO 285 r°/v° (Laf. 956, Sel. 791).

 

À force d’ouïr louer en l’enfance ces métiers et mépriser tous les autres, on choisit.

 

À force d’ouïr… : l’expression souligne l’efficacité de la répétition dans l’acquisition des coutumes et la genèse des préventions.

Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995, p. 29-30.

Sur la manière dont, selon Pascal, l’enfance subit l’action de la coutume et de la répétition, qui lui inculquent des préjugés, voir Ferreyrolles Gérard, “Itinéraires dans les Pensées. Spécialement, de l’enfance”, in Goyet Thérèse, L’accès aux Pensées de Pascal, p. 163-181.

Voir le fragment Transition 1 (Laf. 193, Sel. 226). La prévention induisant en erreur. C’est une chose déplorable de voir tous les hommes ne délibérer que des moyens et point de la fin. Chacun songe comment il s’acquittera de sa condition, mais pour le choix de la condition, et de la patrie le sort nous le donne. C’est une chose pitoyable de voir tant de Turcs, d’hérétiques, d’infidèles, suivre le train de leurs pères, par cette seule raison qu’ils ont été prévenus chacun que c’est le meilleur et c’est ce qui détermine chacun à chaque condition de serrurier, soldat, etc. C’est par là que les sauvages n’ont que faire de la Provence.

Laf. 821, Sel. 661. Car il ne faut pas se méconnaître, nous sommes automate autant qu’esprit. [...] C’est donc la coutume qui nous en persuade. C’est elle qui fait tant de chrétiens, c’est elle qui fait les Turcs, les païens, les métiers, les soldats, etc. Il y a la foi reçue dans le baptême de plus aux chrétiens qu’aux païens.

Contrariétés 12 (Laf. 129, Sel. 162). [Métier.] Pensées. Tout est un, tout est divers. Que de natures en celle de l’homme. Que de vacations. Et par quel hasard chacun prend d’ordinaire ce qu’il a ouï estimé. Talon bien tourné.

Vanité 22 (Laf. 35, Sel. 69). Talon de soulier. Ô que cela est bien tourné ! que voilà un habile ouvrier ! Que ce soldat est hardi ! Voilà la source de nos inclinations et du choix des conditions. Que celui-là boit bien ! Que celui-là boit peu. Voilà ce qui fait les gens sobres et ivrognes, soldats, poltrons, etc.

L’amour propre a sa part dans le choix d’un métier : voir Laf. 627, Sel. 520. La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme qu’un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs et les philosophes mêmes en veulent, et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit, et ceux qui les lisent veulent avoir la gloire de les avoir lus, et moi qui écris ceci ai peut-être cette envie, et peut-être que ceux qui le liront...

 

Car naturellement on aime la vertu et on hait la folie. Ces mots nous émeuvent, on ne pèche qu’en l’application.

 

Émeuvent, au sens de susciter des mouvements d’amour ou de haine.

La lecture mêmes n’est pas recevable, car ce qui semble être un accent circonflexe est en réalité un signe de renvoi ou d’insertion. Nous paraît donc s’imposer. Voir la transcription diplomatique de ce passage.

Laf. 540, Sel. 458. Toutes les bonnes maximes sont dans le monde ; on ne manque qu’à les appliquer. Par exemple, on ne doute pas qu’il ne faille exposer sa vie pour défendre le bien public, et plusieurs le font ; mais pour la religion point.

On aime la vertu, mais on pèche dans l’application : Épictète, Entretiens, I, XXII, in Les Stoïciens, Pléiade, p. 857-859. Sur le problème de l’application des prénotions aux circonstances particulières.

Pascal consacre dans les Pensées une partie entière à l’idée que l’on aime naturellement la vertu, mais que l’on se trompe le plus souvent sur l’objet auquel on applique ce nom : la liasse Souverain bien. Voir Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181) : Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Dieu seul est le véritable bien de l’homme. [Mais] c’est une chose étrange qu’il n’y a rien dans la nature qui n’ait été capable de lui en tenir la place, astres, ciel, terre, éléments, plantes, choux, poireaux, animaux , insectes, veaux, serpents, fièvre, peste, guerre, famine, vices, adultère, inceste. Et depuis qu’il a perdu le vrai bien tout également peut lui paraître tel jusqu’à sa destruction propre, quoique si contraire à Dieu, à la raison et à la nature tout ensemble.

Ce même principe peut donner lieu à certains dérèglements, par exemple dans la casuistique dénoncée dans les Provinciales : les casuistes relâchés disposent d’une méthode qui leur permet de préserver en apparence les préceptes de la morale chrétienne, tout en les éludant dans la réalité. Leur technique est expliquée dans la VIe Provinciale, sous le nom de méthode des circonstances favorables (éd. Cognet, Garnier, p. 98-99). Par exemple, ils maintiennent en théorie l’interdiction générale du meurtre, mais dans les applications particulières, ils précisent qu’il est permis de tuer un voleur qui s’enfuit ou un ennemi qui porte atteinte à la réputation d’un ecclésiastique. La VIIIe lettre explique aussi que si les casuistes admettent en général que « dire que l’usure n’est pas un péché, ce serait une hérésie », ils la permettent effectivement lorsqu’elle revêt la forme du contrat Mohatra, qui en dissimule le caractère illicite sous l’apparence d’une simple convention de crédit (éd. Cognet, Garnier, p. 137-140). Dans la Xe Provinciale, Pascal montre que, si tout le monde est d’accord pour admettre en général la nécessité de l’amour de Dieu, les casuistes appliquent ce précepte d’une manière toute spéciale en posant la question Quand est-on obligé d’avoir affection actuellement pour Dieu ?, qui leur permet de distinguer une multitude de circonstances : « avant l’article de la mort », « quand on reçoit le baptême », « les jours de fête », « tous les ans », etc. (éd. Cognet, Garnier, p. 187), et de varier leurs réponses selon les cas.

 

Tant est grande la force de la coutume qui, de ceux que la nature n’a fait qu’hommes, en fait toutes les conditions des hommes.

 

Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, p. 17 sq., la « critique de la coutume ». Sur le « choix des conditions », voir p. 29 sq. La coutume transforme un hasard (par exemple être né dans un pays « tout de maçons » ou « tout de soldats ») en une nécessité volontairement suivie, parfois même embrassée avec enthousiasme.

 

Car des pays sont tout de maçons, d’autres tout de soldats, etc.

 

Le Dictionnaire de Furetière indique que les ramoneurs provenaient presque tous de Savoie. La Rome des premiers temps était toute de soldats. On dit que la Creuse fournit de nombreux maçons.

Il est difficile de dire d’où Pascal a pu tirer cette affirmation. L. Susini, L’écriture de Pascal, p. 554, remarque qu’elle fait partie de certaines hyperboles que Pascal refuserait d’affirmer sans nuance. La réserve est en effet immédiatement formulée dans le texte.

Sur le thème qu’il ne faut pas se conformer à l’esprit et à la conduite du monde, Pierre Nicole reprend ce passage dans la Continuation des Essais de morale, Tome premier de la première partie, « Sur l’épître du dimanche dans l’octave de l’Épiphanie », La Haye, Moetgens, 1696, p. 292-293 : « Pour concevoir la difficulté extrême de cette résistance, il ne faut que considérer que les instructions qui se font par manière d’instructions et à certaines heures du jour réussissent d’ordinaire fort peu. Un maître enseignera la morale à mille écoliers, un prédicateur prêchera les vérités chrétiennes à dix mille auditeurs, et ils ne produiront peut-être ni l’un ni l’autre aucun changement effectif que dans trois ou quatre personnes ; mais les impressions qui se font par manière d’exemple et de coutume, ne manquent presque jamais de réussir, parce qu’elles se communiquent par tous les sens, et que c’est une leçon qui ne discontinue jamais. Ainsi si c’est la mode en un pays d’embrasser un certain art, et une certaine profession, cette impression réussit en tous. On voit des peuples de maçons et d’autres de soldats, comme dit un auteur célèbre. Il en est de même des opinions et des inclinations communes. Elles ont une étrange force sur l’âme, quand elles sont aidées par la force de l’exemple de tout un peuple. Or ce torrent du monde si violent et si puissant dans ses impressions est directement opposé à toutes les inclinations chrétiennes. On n’y aime, on n’y estime, on n’y béatifie que ce qu’un Chrétien est obligé de mépriser et de haïr. »

 

Sans doute que la nature n’est pas si uniforme.

 

Laf. 541, Sel. 459. Nature diversifie et imite. Artifice imite et diversifie. (texte barré verticalement)

 

C’est la coutume qui fait donc cela, car elle contraint la nature, et quelquefois la nature la surmonte et retient l’homme dans son instinct, malgré toute coutume, bonne ou mauvaise.

 

Pascal a d’abord voulu écrire que la coutume ne parvenait pas à se substituer parfaitement à la nature, mais il a préféré présenter le rapport entre les deux comme une sorte d’affrontement dont l’issue n’est jamais certaine.

Laf. 630, Sel. 523. La nature de l’homme est toute nature, omne animal. Il n’y a rien qu’on ne rende naturel. Il n’y a naturel qu’on ne fasse perdre.

Il en résulte que, malgré la puissance de la coutume qui tend à imposer le jugement général du milieu, il arrive que la nature parvienne à prévaloir, et que, par esprit d’indépendance, les hommes suivent leur penchant plutôt que la pression de l’entourage.

Instinct : voir Contrariétés 11 (Laf. 128, Sel. 161).