Pensées diverses VII – Fragment n° 9 / 10 – Papier original : RO 41-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 185 p. 421 v°-423 / C2 : p. 397
Éditions de Port-Royal : Chap. VII - Qu’il est plus avantageux de croire que de ne pas croire : 1669 et janvier 1670 p. 61 / 1678 n° 2 p. 62
Éditions savantes : Faugère I, 228, CLXVII ; II, 181, V ; II, 357, XVIII / Havet XXV.20, X.3, XXIV.7 / Brunschvicg 259, 240, 615 / Tourneur p. 134-1 / Le Guern 668 et 669 / Lafuma 815 à 817 (série XXIX) / Sellier 659
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Bibliographie ✍
CHARLES-DAUBERT Françoise, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, Presses Universitaires de France, Paris, 1998. DE LUBAC Henri, “Sur une pensée de Pascal”, in Théologie dans l’Histoire. I : La Lumière du Christ, Paris, Desclée de Brouwer, 1990, p. 45-53. FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Champion, Paris, 1995. FRIGO Alberto et LE GUERN Michel, “Sur quelques sources inédites de Pascal”, XVIIe siècle, 269, 2015/4, p. 735-754. GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Vrin, Paris, 1986. LHERMET J., Pascal et la Bible, Paris, Vrin, 1931. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. RABOURDIN David, Pascal. Foi et conversion, Paris, Presses Universitaires de France, 2013. THIROUIN Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Champion, 2015. |
✧ Éclaircissements
Le monde ordinaire a le pouvoir de ne pas songer à ce qu’il ne veut pas songer.
Le pouvoir de ne pas songer à ce qu’il ne veut pas songer : c’est le fondement du divertissement. Voir le dossier consacré à la liasse Divertissement.
Lhermet J., Pascal et la Bible, p. 299. Différents sens du mot monde. Le monde s’entend comme l’univers, l’ensemble de la création matérielle. Au second sens, c’est la terre habitée. On entend aussi par monde le genre humain, le commun des mortels. Lhermet ne discerne pas le sens de monde comme société mondaine. En revanche, il précise que le monde s’entend parfois de la partie de l’humanité qui n’est pas régénérée : p. 300. Pascal distingue aussi les deux mondes, l’un naturel, l’autre surnaturel : p. 300.
Monde : assemblage de toutes les parties qui forment l’univers (Furetière). Se dit aussi des systèmes particuliers que les philosophes se sont imaginés dans cet univers (comme quand on dit qu’il y a plusieurs mondes). Et particulièrement de notre planète, qui est notre monde. Se dit des peuples, des habitants de la terre : il y a bien du monde à la Chine. Se dit des manières de vivre et de converser avec les hommes ; les gens qui hantent la cour sont appelés les gens du monde, le beau monde, le monde poli. Les gens de lettres sont appelés le monde savant. C’est un homme qui sait son monde, qui a vu le monde. Ce provincial est un homme de l’autre monde, qui ne sait point de nouvelles, ni l’état des affaires. Il faut laisser dire le monde. Monde se dit aussi des opinions qu’ont les hommes, et particulièrement de celles qui sont corrompues et contraires à la pureté chrétienne. Dieu a donné la paix à ses apôtres, mais non pas selon que le monde la donne. Le Seigneur a dit que son royaume n’est pas de ce monde. Monde se dit aussi par opposition à la vie religieuse et à la retraite : ce dévot a quitté le monde ; cet homme a quitté le monde, il ne voit plus compagnie, il vit dans la retraite.
Ordinaire : ce qui arrive souvent, ou toujours. Se dit aussi de ce qui est commun, qui n’est pas rare : les diamants sont plus estimés que les pierreries ordinaires, à cause de leur rareté ; les pensées de cet auteur sont fort ordinaires, fort triviales. Se dit aussi de ce qu’on a accoutumé de voir, de dire, de faire.
Ne pensez point aux passages du Messie, disait le Juif à son fils.
La signification de cette allusion, découverte par Alberto Frigo, a été publiée récemment dans Frigo Alberto et Le Guern Michel, “Sur quelques sources inédites de Pascal”, XVIIe siècle, 269, 2015/4, p. 735-754, auquel il faut se reporter, en raison des indications bibliographiques précieuses qui y sont fournies.
Le dialogue entre un père et son fils propose la figure concrète de l’indifférence du « monde ordinaire », toutes religions confondues, à laquelle Pascal oppose des interlocuteurs avides de pensées et de « discours solides ». Dans son texte “Sur une pensée de Pascal”, p. 45, Henri de Lubac écrit que « dans les églises, où il suivait les humbles offices, Pascal lisait son Psaume 128, et puis il songeait [...] à la petite poignée de ceux qui, comme lui, « n’ont pas le pouvoir de s’empêcher de songer » : plus malheureux que les autres, souvent, parce que leur songerie se tourne en détresse. Chrétiens malheureux, et dangereux, grondent certains qui voudraient leur appliquer la consigne du Talmud : Empêchez vos enfants de songer ! » De Lubac se souvient sans doute ici d’une formule du Talmud de Babylone (Berakhot, IV, f° 28 b) : « Empêchez vos fils de s’adonner au higgayon », c’est-à-dire à la méditation et à la parole qui l’exprime, mais aussi aux propos vains et aux conversations frivoles. Voir sur ce point J. Bonsirven, Textes Rabbiniques des deux premiers siècles chrétiens pour servir à l’intelligence du Nouveau Testament, Rome, Pontificio Instituto Biblico, 1955, p. 99 : « Les rabbins enseignent : quand Rabbi Eliezer fut malade, ses disciples se réunirent pour le visiter et lui dirent : Notre maître enseigne-nous les voies de la vie, afin que par elles nous méritions la vie du siècle qui vient. Il leur répondit : Soyez attentif à honorer vos collègues, détournez vos fils de l’higgayon, mais placez-les entre les genoux des disciples des sages ; et quand vous priez, sachez devant qui vous vous tenez. » De cette interdiction, les adversaires de la philosophie, notamment ceux de Maïmonide, tirèrent un argument pour condamner l’étude de la logique aristotélicienne et son application aux vérités de la foi. Mais le propos du Rabbi Eliezer fut aussi au centre d’un affrontement entre courants opposés de la tradition rabbinique à propos du rôle et de la place à accorder à l’étude de la Bible et à la tradition orale. Comme Pascal n’a sans doute pas eu connaissance directe de ces vicissitudes de la maxime du Talmud, on se demande à quel intermédiaire il l’a l’empruntée. On peut signaler la présence de la sentence rabbinique dans l’Epitome grammaticae hebraeae de l’hébraïsant allemand Johannes Buxtorf (1564-1629), cité dans la Logique de Port-Royal (II, 2, éd. de 1664, éd. Descotes, Paris, Champion, 2011, p. 668). La formule « Moniti estote honorem praebere condiscipulis vestris, et avertite liberos vestros a studio biblico [soyez attentif à honorer vos collègues, détournez vos fils de l’étude de la Bible] » apparaît dans un autre opuscule, publié par Buxtorf (De abbreviaturis hebraicis) qui comprenait aussi une présentation synthétique du Talmud que Pascal a pu consulter pour la liasse Rabbinage.
Ainsi font les nôtres souvent. Ainsi se conservent les fausses religions et la vraie même à l’égard de beaucoup de gens.
Les nôtres : ceux qui sont de la même religion que nous, savoir les chrétiens catholiques.
Pascal mettrait donc à profit « la consigne du Talmud » qui témoignait de la résistance des Juifs face « aux passages du Messie », c’est-à-dire aux prophéties qui en annonçaient l’avènement. Mais une même indifférence lui semblait marquer certains chrétiens qui perpétuent la vraie religion sans y penser vraiment, et le peuple d’Israël, qui « conserve » une « fausse religion » à laquelle ils ne croiraient plus s’ils prêtaient attention « aux passages du Messie ». C’est à ce double manque de réflexion que Pascal compte opposer des discours solides.
Mais il y en a qui n’ont pas le pouvoir de s’empêcher ainsi de songer et qui songent d’autant plus qu’on leur défend. Ceux‑là se défont des fausses religions et de la vraie même, s’ils ne trouvent des discours solides.
Discours solides : solide se dit figurément en choses spirituelles et morales : on dit qu’un esprit ou un jugement est solide quand il est bon, ferme, quand il raisonne juste. On dit qu’un homme est solide quand il ne dit rien en l’air, quand il exécute ce qu’il entreprend. On dit qu’une science est solide quand elle est fondée sur des principes fermes et démonstratifs, comme la géométrie, par opposition aux sciences vaines comme la chiromancie ou l’astrologie judiciaire (Furetière).
Il s’agit là d’une troisième catégorie de personnes, différente des deux précédentes que caractérise le refus de penser sur certains sujets importants : celles qui au contraire n’arrivent pas à imposer à leur pensée les limites que demanderait son bon fonctionnement.
Songer : rêver, se représenter quelque chose en dormant. Le sens dans le présent fragment est plutôt celui qui se dit des simples pensées qui viennent aux gens qui veillent, ou au contraire d’une sérieuse application d’esprit à un ouvrage, à une affaire, à un dessein, afin de tâcher d’y réussir. L’idée impliquée dans le premier sens, d’une réflexion aventureuse et mal contrôlée, est souvent présente dans le sens du verbe songer.
Pascal pense peut-être à une forme particulière de la curiosité. La libido sciendi ne désigne pas en effet la simple curiosité au sens actuel du terme, mais la recherche de ce qu’il n’est pas permis ou pas opportun de connaître, autrement dit une forme exagérée de l’esprit de recherche.
Pascal semble considérer qu’il existe chez certains une pensée intempérante, sans doute déréglée par l’imagination, qui est une caricature de la pensée libre. Pense-t-il à des personnes précises ? L’opposition entre personnes au jugement solide et rêveur intempérant peut être comparée aux interlocuteurs que le P. Mersenne met en scène dans La vérité des sciences, et plus encore dans L’impiété des déistes. Dans La vérité des sciences, Mersenne oppose un sceptique qui remet systématiquement en question tout ce qu’on lui propose, sans pour autant parvenir à vaincre la philosophe chrétien qui lui expose les beautés des mathématiques. L’impiété des déistes est plus significative : Mersenne y confronte une théologie et un jeune déiste, que la fréquentation des libertins a réduit à un état mélancolique et misérable. Voir l’éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2005, p. 19 et suivantes, sur la maladie infantile du déiste.
Au rapport de sa sœur Gilberte, Pascal lui-même, dans son jeune âge, n’était pas indemne de cette tentation de songer d’autant plus qu’on le lui défendait : la Vie de Pascal (1e version), § 6 à 11, OC I, éd. J. Mesnard, p. 572, raconte que Blaise « voulait savoir la raison de toutes choses », surtout quand son « père ne les disait pas ». La défense paternelle de s’intéresser à la géométrie ne l’a pas empêché de se forger seul et en tapinois des axiomes et des démonstrations.
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J’aurais bientôt quitté les plaisirs, disent‑ils, si j’avais la foi. Et moi je vous dis : Vous auriez bientôt la foi si vous aviez quitté les plaisirs.
Une objection analogue, mise dans la bouche d’un incrédule, est mentionnée dans le fragment Conclusion 2 (Laf. 378, Sel. 410). Si j’avais vu un miracle, disent-ils, je me convertirais. Comment assurent-ils qu’ils feraient ce qu’ils ignorent ? Ils s’imaginent que cette conversion consiste en une adoration qui se fait de Dieu comme un commerce et une conversation telle qu’ils se la figurent. La conversion véritable consiste à s’anéantir devant cet être universel qu’on a irrité tant de fois et qui peut vous perdre légitimement à toute heure, à reconnaître qu’on ne peut rien sans lui et qu’on n’a rien mérité de lui que sa disgrâce. Elle consiste à connaître qu’il y a une opposition invincible entre Dieu et nous et que sans un médiateur il ne peut y avoir de commerce. Dans les deux cas, la riposte est analogue : Pascal répond que l’incrédule se trompe sur ses propres dispositions et sur ce qui pourrait les faire changer.
Brunschvicg renvoie à Jansénius Cornelius, Augustinus, t. II, Lib Proom., ch. VIII, col. 18, mais le rapport n’est pas bien évident.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 173, envisage ce passage à la lumière de la différence du cœur et de la raison. L’amour, préalable à la connaissance de Dieu, ne vient que du cœur et non de la raison. Sans les bonnes dispositions du cœur, la raison est troublée par la concupiscence. L’erreur de l’incrédule et son ignorance des vérités divines vient de ce qu’il ne les aime pas : la concupiscence étouffe en lui la charité. Le recours à la raison est alors inefficace, et il faut recourir à d’autres moyens.
Les plaisirs : le mot se dit de la volupté et du dérèglement des passions. Les plaisirs de la chair sont sales et brutaux. Plaisir se dit aussi des simples divertissements et récréations. Les vieillards doivent dire adieu aux plaisirs (Furetière).
Pascal précise le sens qu’il donne à ce mot dans le fragment Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680), Infini rien. On me force à parier, et je ne suis pas en liberté, on ne me relâche pas. Et je suis fait d’une telle sorte que je ne puis croire. Que voulez-vous donc que je fasse ? Il est vrai. Mais apprenez au moins que votre impuissance à croire, puisque la raison vous y porte et que néanmoins vous ne le pouvez, vient de vos passions. Travaillez donc, non pas à vous convaincre par l’augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions. Vous voulez aller à la foi et vous n’en savez pas le chemin. Vous voulez vous guérir de l’infidélité et vous en demandez les remèdes. Apprenez de ceux qui ont été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur bien, ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre et guéris d’un mal dont vous voulez guérir. Suivez la manière par où ils ont commencé. C’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. – Mais c’est ce que je crains. Et pourquoi ? Qu’avez-vous à perdre ? Mais pour vous montrer que cela y mène, c’est que cela diminue les passions qui sont vos grands obstacles, etc. [...] Or quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti ? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami, sincère, véritable... À la vérité vous ne serez point dans les plaisirs empestés, dans la gloire, dans les délices. Mais n’en aurez-vous point d’autres ?
Rabourdin David, Pascal. Foi et conversion, p. 79 sq. Sur la diminution des passions, recommandée dans ce texte.
Or c’est à vous à commencer.
Or c’est à vous à commencer : la formule peut étonner le lecteur des Écrits sur la grâce, qui montrent abondamment que ce n’est pas l’homme qui cherche spontanément Dieu, mais que c’est Dieu qui, le premier cherche l’homme et qui suscite en lui le libre mouvement de la recherche.
Voir la Lettre sur la possibilité des commandements, 2, § 32, OC III, éd. J. Mesnard, p. 657. « La manière dont Dieu cherche l’homme lorsqu’il lui donne les faibles commencements de la foi pour faire que l’homme lui crie dans la vue de son égarement : Seigneur, cherchez votre serviteur, est bien différente de celle dont Dieu recherche l’homme quand il exauce cette prière, et qu’il le cherche pour se faire trouver. Car celui qui disait cherchez votre serviteur, avait sans doute déjà été cherché et trouvé ». Que ce soit dans les commencements de la foi et de la recherche, l’initiative est toujours du côté de Dieu. Comme le dit la pensée n° 8H-19T recto (Laf. 919, Sel. 751), l’homme ne chercherait pas Dieu s’il ne l’avait déjà trouvé.
Le fait que Dieu est à l’origine des premiers bons mouvements de l’homme est affirmé nettement dans la suite de la Lettre sur la possibilité des commandements, 6, § 9, OC III, éd. J. Mesnard, p. 695 : « Si nous trouvons que c’est un principe ferme dans saint Augustin, que non seulement les grandes actions sont des dons de Dieu, dont personne aujourd’hui ne doute plus, mais que la prière même et la foi, qui sont des moindres choses par lesquelles on adhère à Dieu, et sans lesquelles il est sûr qu’on le quitte, sont aussi des dons de la grâce, des effets et des ouvrages de la grâce et qu’elles ne se trouvent en personne que par l’opération expresse de la grâce, cela ne suffira-t-il pas pour montrer qu’on n’a jamais la prière que par une grâce qui fasse prier ? »
Cependant, la formule c’est à vous à commencer ne contredit pas les Écrits sur la grâce. C’est ce que Pascal confirme dans la pensée n° 14O (Laf. 930, Sel. 757), qui indique que l’homme a part à l’œuvre de son salut :
Pourquoi Dieu a établi la prière ?
1. Pour communiquer à ses créatures la dignité de la causalité.
2. Pour nous apprendre de qui nous tenons la vertu.
3. Pour nous faire mériter les autres vertus par travail.
Mais pour se conserver la primauté il donne la prière à qui il lui plaît.
La manière dont l’homme doit commencer est indiquée dans Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680). Il s’agit de jouer sur la machine et les habitudes, et d’accomplir des gestes qui sont à la portée de l’homme, en s’appuyant sur la machine. Voir plus bas.
Voir la Lettre sur la possibilité des commandements, le Mouvement initial, 2, Début de la Lettre : rédaction élaborée, OC III, éd. J. Mesnard, p. 548-662 ; le Mouvement central, 4, Rédaction élaborée, correspondant au début de la pièce précédente, OC III, p. 677-683, qui traitent de la manière dont l’homme prévient parfois Dieu.
Si je pouvais, je vous donnerais la foi.
Contrairement à une idée qui traîne encore parfois dans certaines présentations, Pascal ne vise pas à accomplir par ses écrits la conversion de l’incrédule. La grâce qui donne foi est la prérogative de Dieu. Voir sur ce point le commentaire du texte Laf. 781, Sel. 644 et le dossier thématique sur la foi selon Pascal.
Pascal le fait dire par Jésus-Christ dans la pensée n° 8H-19T recto (Laf. 919, Sel. 751). C’est mon affaire que ta conversion ; ne crains point et prie avec confiance comme pour moi.
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 96 sq., et 105. Difficulté de l’apologétique : sa fin est la conversion du pécheur et elle n’a aucun moyen de la provoquer.
Conclusion 2 (Laf. 378, Sel. 410). Si j’avais vu un miracle, disent-ils, je me convertirais. Comment assurent-ils qu’ils feraient ce qu’ils ignorent. Ils s’imaginent que cette conversion consiste en une adoration qui se fait de Dieu comme un commerce et une conversation telle qu’ils se la figurent. La conversion véritable consiste à s’anéantir devant cet être universel qu’on a irrité tant de fois et qui peut vous perdre légitimement à toute heure, à reconnaître qu’on ne peut rien sans lui et qu’on n’a rien mérité de lui que sa disgrâce. Elle consiste à connaître qu’il y a une opposition invincible entre Dieu et nous et que sans un médiateur il ne peut y avoir de commerce.
Je ne puis le faire, ni partant éprouver la vérité de ce que vous dites,
Entendre : Je ne puis éprouver la vérité de ce que vous dites, J’aurais bientôt quitté les plaisirs, si j’avais la foi. La sincérité de cette déclaration est peut-être réelle, mais en tout état de cause, elle n’est pas vérifiable par autrui. C’est en effet un principe chez Pascal que, comme le dit l’Alceste de Molière, « on ne voit pas les cœurs ». Comme l’intention qui commande les actions visibles d’un homme réside au fond de son cœur, il n’y a à strictement parler que deux personnes qui puissent la connaître directement ou immédiatement : d’une part cet homme lui-même, car, comme l’écrit Antoine Arnauld dans son petit écrit De la signature, p. 25, celui qui commet un acte est le mieux placé pour savoir dans quelle intention il le commet. D’autre part Dieu qui sonde les âmes de ses créatures encore plus profondément qu’elles.
Ainsi, Pascal, dans la Provinciale XI, éd. Cognet, Garnier, p. 211, concède aux jésuites qu’on ne pourrait les taxer de vouloir du mal aux jansénistes, « sans violer le secret de [leur] cœur, qui n’est connu que de Dieu seul », s’ils n’avaient publiquement souhaité leur damnation dans le vœu de Caen.
Toutefois, s’il est vrai que chacun est le mieux placé pour connaître ses propres intentions, il n’en découle pas nécessairement qu’il les connaisse en effet complètement. Dieu seul connaît le fond des cœurs. Car c’est un fait sur lequel les moralistes du XVIIe siècle ont insisté, que son amour propre trompe souvent l’homme sur lui-même. Sur le problème de la connaissance de soi, voir Bénichou Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948, p. 168. Les mouvements réels de l’âme sont souvent très différents du sentiment qu’on en a. Comme l’écrit La Rochefoucauld, l’amour propre est le plus grand des flatteurs, et l’homme sait admirablement se faire illusion sur ses propres intentions, et se persuader qu’elles sont bonnes et désintéressées, alors qu’elles sont mauvaises et égoïstes. Pascal fait la théorie de cette manière de se tromper soi-même sur soi-même dans Amour propre (Laf. 978, Sel. 743) : La nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère ; il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie. A priori même, une mauvaise raison est souvent plus probable qu’une bonne, dans la mesure où la plupart du temps, c’est la concupiscence qui est au fond de notre nature après le péché, qui l’engendre. Par conséquent, une certaine méfiance à l’égard de soi-même est nécessaire, afin de ne pas être dupe de ses propres intentions.
Pascal a consacré un texte peu connu à la manière dont on peut tenter de saisir ses propres intentions profondes, dans une lettre qu’il adresse aux Périer au printemps 1657 ; voir OC III, éd. J. Mesnard, p. 1202 sq., et GEF IX, p. 151, notice.
mais vous pouvez bien quitter les plaisirs et éprouver si ce que je dis est vrai.
Sur la translatio disputationis, dont c’est ici un cas original, voir ✍
Perelman Ch. et Olbrechts-Tyteca L., Traité de l’argumentation, II, p. 642. Cas où le déplacement de question vise à faire diversion dans un débat.
Aristote, Organon, V, Topiques, éd. Tricot, Vrin, p. 69 sq. Cas où la translatio disputationis est sophistique et cas où elle ne l’est pas.
Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique ou l’art de penser, III, XVIII, 1 (1664), éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2014, p. 419 sq.
Arnauld Antoine, Règles du bon sens, Œuvres, t. XL, p. 153 sq., ou Textes philosophiques, éd. Denis Moreau, Paris, P. U. F., 2001, p. 100. Article II, Seconde règle. Considérer avec soin si on a bien posé l’état de la question, et prendre garde si on ne le change point dans la suite, en passant insensiblement du point dont il s’agit à un autre point dont il ne s’agit pas.
Mais le déplacement de question n’est pas sophistique lorsqu’il vise à passer d’un problème mal posé à un problème posé en termes corrects. C’est le cas ici, puisque l’on passe du problème d’un fait intérieur, que l’on ne peut ni connaître ni vérifier, à un fait extérieur qui est aisément vérifiable.
Rabourdin David, Pascal. Foi et conversion, p. 79 sq. Sur la diminution des passions, recommandée dans le fragment Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680). Les gestes qui sont demandés à l’incroyant, s’agenouiller, prendre de l’eau bénite, sont à sa portée, alors que changer son cœur ne l’est pas. Pascal décrit le chemin en direction de l’acte de foi effectué grâce à des actes qui modifient « naturellement » et progressivement la disposition de l’esprit : p. 85.
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On a beau dire : Il faut avouer que la religion chrétienne a quelque chose d’étonnant,
Étonnant : qui surprend, qui donne de l’admiration par sa rareté, ou par sa nouveauté ou incompréhensibilité. Étonner : causer à l’âme de l’émotion, soit par surprise, soit par admiration, soit par crainte (Furetière). Selon le Dictionnaire de l’Académie, étonner signifie surprendre par quelque chose d’inopiné, mais aussi ébranler, faire trembler par quelque grande, par quelque violente commotion. Richelet explique même étonner par le verbe épouvanter.
Plusieurs raisons peuvent justifier cette affirmation sur le caractère étonnant de la religion chrétienne. Le fait que la religion chrétienne soit en mesure d’expliquer tous les paradoxes de la nature humaine, qui ont échappé aux philosophes, n’est pas nécessairement le plus évident. Il est aussi vraisemblable que Pascal pense à l’histoire du peuple juif et de la manière dont il a préparé la naissance de la religion chrétienne. Voir les fragments Preuves par les Juifs I (Laf. 451, Sel. 691), Avantages du peuple juif, Preuves par les Juifs IV (Laf. 454, Sel. 694), et Preuves par les Juifs V (Laf. 456, Sel. 696). On peut aussi évoquer les fragments qui marquent la différence des morales païenne et chrétienne, par exemple le conseil paradoxal donné dans Morale chrétienne 22 (Laf. 373, Sel. 405) : Il faut n’aimer que Dieu et ne haïr que soi.
c’est parce que vous y êtes né, dira‑t‑on. Tant s’en faut, je me roidis contre par cette raison‑là même, de peur que cette prévention ne me suborne, mais quoique j’y sois né, je ne laisse pas de le trouver ainsi.
Transition 1 (Laf. 193, Sel. 226). La prévention induisant en erreur. C’est une chose déplorable de voir tous les hommes ne délibérer que des moyens et point de la fin. Chacun songe comment il s’acquittera de sa condition, mais pour le choix de la condition, et de la patrie le sort nous le donne. C’est une chose pitoyable de voir tant de Turcs, d’hérétiques, d’infidèles, suivre le train de leurs pères, par cette seule raison qu’ils ont été prévenus chacun que c’est le meilleur et c’est ce qui détermine chacun à chaque condition de serrurier, soldat, etc. C’est par là que les sauvages n’ont que faire de la Provence.
Sur cette dernière phrase, voir plus bas, Montaigne, Essais, I, 22, De la coutume.
Le mot de prévention qui permet à Pascal de cristalliser sa pensée appartient au lexique cartésien. Voir sur ce point Thirouin Laurent, “Transition de la connaissance de l’homme à Dieu : examen d’une liasse des Pensées”, in Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Champion, 2015, p. 139 sq.
Méré, Discours, Des agréments, éd. Charles-H. Boudhors, Paris, éditions Fernand Roches, 1930, p. 35. « J’appelle prévention ce qui fait pencher plutôt d’un côté que d’un autre, et qui n’est pas du sujet qu’on regarde. »
La notion de prévention porte la marque du cartésianisme. Voir Descartes, Discours de la méthode, éd. Gilson, Paris, Vrin 1987 (6e édition), p. 199. La prévention consiste en la permanence en nous des jugements portés sur les choses au cours de notre enfance, et que nous avons oublié d’avoir admises sans examen. On distingue l’acquisition des préjugés dans l’enfance, l’impossibilité de les oublier, l’alimentation par la difficulté de la pensée abstraite, le fait que nous raisonnons sur des mots plutôt que sur des idées. Le remède spécifique est le doute méthodique : p. 199.
L’objection opposée au christianisme dans le présent fragment se trouve chez Montaigne, Essais, II, 12, Apologie de Raymond Sebond, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 466 : « Nous sommes Chrétiens à même titre que nous sommes ou Périgourdins ou Allemands. » Voir aussi I, 22, De la coutume..., éd. cit., p. 120. « C’est par l’entremise de la coutume que chacun est content du lieu où nature l’a planté : et les sauvages d’Écosse n’ont que faire de la Touraine, ni les Scythes de la Thessalie. »
Brunschvicg renvoie aussi à Charron Pierre, De la sagesse, II, V, 8, éd. Negroni, Paris, Fayard, 1986, p. 452. « L’homme sans son su est fait juif ou chrétien, à cause qu’il est né dans la juiverie ou chrétienté ; que s’il fût né ailleurs dedans la gentilité ou mahométisme, il fût été de même, gentil ou mahométan ».
C’est un argument des esprits libertins, que les hommes adhèrent à la religion qui est en place dans leur pays par esprit moutonnier. Voir Charles-Daubert Françoise, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, p. 49 sq. Origine historique des religions : p. 49 sq. « La nation, le pays, le lieu donne la religion ».
C’est aussi une idée reprise par Pascal : voir Laf. 821, Sel. 661. Car il ne faut pas se méconnaître, nous sommes automate autant qu’esprit. Et de là vient que l’instrument par lequel la persuasion se fait n’est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ? Les preuves ne convainquent que l’esprit, la coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues. Elle incline l’automate qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense. Qui a démontré qu’il sera demain jour et que nous mourrons, et qu’y a-t-il de plus cru ? C’est donc la coutume qui nous en persuade. C’est elle qui fait tant de chrétiens, c’est elle qui fait les Turcs, les païens, les métiers, les soldats, etc. Il y a la foi reçue dans le baptême de plus aux chrétiens qu’aux païens. Enfin il faut avoir recours à elle quand une fois l’esprit a vu où est la vérité afin de nous abreuver et nous teindre de cette créance qui nous échappe à toute heure, car d’en avoir toujours les preuves présentes c’est trop d’affaires. Il faut acquérir une créance plus facile qui est celle de l’habitude qui sans violence, sans art, sans argument nous fait croire les choses et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. Quand on ne croit que par la force de la conviction et que l’automate est incliné à croire le contraire ce n’est pas assez. Il faut donc faire croire nos deux pièces, l’esprit par les raisons qu’il suffit d’avoir vues une fois en sa vie et l’automate, par la coutume, et en ne lui permettant pas de s’incliner au contraire. Inclina cor meum Deus.
Descartes consacre une règle de la méthode à la résistance à la prévention, voir Discours de la méthode, II, § 7, AT VI, p. 18, Alquié I, p. 586 : « 7. Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c’est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. »
Sur les effets de la coutume en matière de religion, voir Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Champion, Paris, 1995, p. 32 sq. Le seul motif pour un chrétien de douter du christianisme, c’est d’être né dans cette religion et de l’avoir suivie par coutume : p. 35. Les manières dont on peut se « roidir » contre cette coutume, se trouvent en différents endroits des Pensées : selon le fragment Commencement 5 (Laf. 154, Sel. 187), il faut vivre autrement dans le monde, quand on sait qu’il est sûr qu’on n’y sera pas longtemps, et incertain si on y sera une heure. De même l’avantage que la maladie offre au chrétien, c’est qu’elle rompt le cours ordinaire de la vie, et lui permet de se concentrer sur son état naturel (Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies).
La possibilité d’une résistance efficace à la prévention a suscité des objections : voir Gassendi Pierre, Disquisitio metaphysica seu dubitationes et instantiae adversus Renati Cartesii metaphysicam et responsa, éd. Rochot, Vrin, Paris, 1962, p. 36. Critique du raisonnement selon lequel en libérant son esprit des préjugés, on raisonne sur des principes certains et évidents. On suppose que l’esprit puisse être débarrassé de tout préjugé ; mais c’est impossible : p. 36. Ce n’est pas parce qu’on se croit exempt de préjugés qu’on l’est effectivement.