Pensées diverses III – Fragment n° 29 / 85 – Papier original : RO 433-5
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 123 p. 371 / C2 : p. 329
Éditions savantes : Faugère I, 268, VII / Brunschvicg 937 / Tourneur p. 100-7 / Le Guern 570 / Lafuma 676 (série XXV) / Sellier 555
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Bibliographie ✍
JOUSLIN Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007. SHIOKAWA Tetsuya, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977. |
✧ Éclaircissements
Il faut que le monde soit bien aveugle, s’il vous croit.
Le texte s’adresse certainement aux polémistes jésuites auxquels Pascal a eu affaire lors de la polémique des Provinciales. Les lettres de Pascal s’adressent à la société mondaine et éclairée. Pascal suit en l’occurrence la même orientation qu’Arnauld lorsqu’il compose la Lettre à une personne de condition et la Seconde lettre à un duc et pair. Sur cet aspect de la controverse, voir Jouslin Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, 2007.
Monde : au sens de la société mondaine (et non de l’univers). Sur les différents sens du mot monde, voir Lhermet J. , Pascal et la Bible, Paris, Vrin, 1931, p. 299. Le monde s’entend comme l’univers, l’ensemble de la création matérielle : p. 299. C’est au second sens la terre habitée : p. 299. On entend aussi par monde le genre humain, le commun des mortels : p. 299. Dernier sens : le monde s’entend de la partie de l’humanité qui n’est pas régénérée : p. 300. Pascal distingue aussi les deux mondes, l’un naturel, l’autre surnaturel : p. 300. Dans le cas présent, le mot s’entend comme société mondaine.
Reproche adressé aux jésuites, soit pour leurs doctrines de théologie morale, soit pour ce qu’ils ont écrit sur le miracle de la Sainte Épine.
Le texte peut s’entendre de la manière dont les jésuites ont tenté de soutenir que le miracle de la sainte Épine avait été suscité par Dieu pour signifier aux jansénistes qu’ils devaient se convertir à la vraie foi catholique. Pascal trouvait cette idée irrecevable.
Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 103 sq. donne une excellente présentation sur le miracle de la Sainte Épine et de la manière dont les jésuites ont tenté d’en détourner la signification.
Les jésuites ont successivement soutenu que le miracle n’était pas véritable, puis, contraints d’avouer qu’il n’était pas faux, ont déclaré qu’il avait pour fin de faire renoncer les religieuses au jansénisme.
Annat François, Rabat-joie des Jansénistes ou observations nécessaires sur ce qu’on dit être arrivé au Port-Royal au sujet de la Sainte Épine par un Docteur de l’Église catholique, slnd. ✍
Le Maître Antoine ou Pontchâteau (?), Réponse à un écrit publié sur le sujet des miracles qu’il a plu à Dieu de faire à Port-Royal depuis quelques temps par une sainte Épine de la couronne de Notre Seigneur, Paris, fin septembre 1656, p. 6. On a voulu dire que la guérison n’était pas réelle, que c’était une fourbe, que la malade n’était pas guérie, qu’on produisait sa sœur aînée à sa place, que la maladie guérie sur l’œil était passée aux parties nobles du corps et que la malade était a quia ; à quoi les médecins ont répondu à chaque fois.
Pascal lui-même a proclamé sa pensée sur l’injustice du procédé des jésuites dans la XVIe Provinciale : « Cruels et lâches persécuteurs, faut-il donc que les cloîtres les plus retirés ne soient pas des asiles contre vos calomnies ? Pendant que ces saintes Vierges adorent nuit et jour Jésus-Christ au Saint Sacrement, selon leur institution, vous ne cessez nuit et jour de publier, qu’elles ne croient pas qu’il soit ni dans l’Eucharistie, ni même à la droite de son Père ; et vous les retranchez publiquement de l’Église, pendant qu’elles prient dans le secret pour vous et pour toute l’Église. Vous calomniez celles qui n’ont point d’oreilles pour vous ouïr, ni de bouche pour vous répondre. Mais Jésus-Christ, en qui elles sont cachées pour ne paraître qu’un jour avec lui, vous écoute et répond pour elles. On l’entend aujourd’hui cette voix sainte et terrible, qui étonne la nature, et qui console l’Église. Et je crains, mes Pères, que ceux qui endurcissent leurs cœurs, et qui refusent avec opiniâtreté de l’ouïr quand il parle en Dieu, ne soient forcés de l’ouïr avec effroi quand il leur parlera en Juge. » Cette voix est naturellement celle du miracle.
Miracles III (Laf. 902, Sel. 449). Ces filles étonnées de ce qu’on dit qu’elles sont dans la voie de perdition, que leurs confesseurs les mènent à Genève, qu’ils leur inspirent que Jésus-Christ n’est point en l’Eucharistie, ni en la droite du Père. Elles savent que tout cela est faux, elles s’offrent donc à Dieu en cet état : Vide si via iniquitatis in me est. Qu’arrive-t-il là-dessus ? Ce lieu qu’on dit être le temple du diable Dieu en fait son temple. On dit qu’il en faut ôter les enfants, Dieu les y guérit. On dit que c’est l’arsenal de l’enfer Dieu en fait le sanctuaire de ses grâces. Enfin on les menace de toutes les fureurs et de toutes les vengeances du ciel, et Dieu les comble de ses faveurs. Il faudrait avoir perdu le sens pour en conclure qu’elles sont donc en la voie de perdition.
Lettre de Barcos à la mère Agnès du 13 juillet 1656, in Correspondance de Martin de Barcos, abbé de Saint-Cyran, avec les abbesses de Port-Royal et les principaux personnages du groupe janséniste, éd. L. Goldmann, Paris, P. U. F., 1956, p. 247. « J’ai grande compassion de ceux qui sont si misérables que de vouloir obscurcir une si grande lumière », et de penser pouvoir le faire « contre Dieu qui la rend si claire et si éclatante au milieu des ténèbres de la calomnie et de la persécution ».
Mais on peut l’entendre aussi des maximes des casuistes, que les jésuites défendent dans le monde, alors qu’elles sont ridicules et insoutenables.
Laf. 692, Sel. 571. Montalte. Les opinions relâchées plaisent tant aux hommes qu’il est étrange que les leurs déplaisent. C’est qu’ils ont excédé toute borne. Et de plus il y a bien des gens qui voient le vrai et qui n’y peuvent atteindre, mais il y en a peu qui ne sachent que la pureté de la religion est contraire à nos corruptions. Ridicule de dire qu’une récompense éternelle est offerte à des mœurs escobartines.
La lecture aveuglé pourrait se défendre d’un point de vue théorique, car le participe soulignerait que la cécité des hommes est due à une action qui s’impose comme de l’extérieur. On trouve plusieurs fois ce mot dans Bourzeis Amable, Lettre d’un Abbé à un Président sur la conformité de saint Augustin avec le Concile de Trente, touchant la manière dont les Justes peuvent délaisser Dieu, et être ensuite délaissé de lui. Cependant c’est la lecture aveugle qu’impose le manuscrit (voir l’étude correspondante). L’expression est naturelle dans le contexte, car aveuglé convient surtout dans un discours où il est question de l’homme pécheur, alors qu’aveugle désigne clairement la situation des gens qui se laissent abuser par les jésuites.
Il ne faut pourtant pas penser que ce fragment fait peser toute la culpabilité sur les jésuites, et disculpe de toute faute les personne du monde qui sont assez aveugles pour les croire. Pascal soutient que ceux qui prêtent l’oreille aux casuistes se rendent aussi coupables, dans la XIe Provinciale et dans le Projet de mandement.
Provinciale XI, § 16 et suivants.
« Quoi, mes pères, il vous sera permis de dire, qu’on peut tuer pour éviter un soufflet et une injure, et il ne sera pas permis de réfuter publiquement une erreur publique d’une telle conséquence ? Vous aurez la liberté de dire, qu’un juge peut en conscience retenir ce qu’il a reçu pour faire une injustice, sans qu’on ait la liberté de vous contredire ? Vous imprimerez avec privilège et approbation de vos docteurs, qu’on peut être sauvé sans avoir jamais aimé Dieu, et vous fermerez la bouche à ceux qui défendront la vérité de la foi, en leur disant qu’ils blesseraient la charité de frères en vous attaquant, et la modestie de chrétiens en riant de vos maximes. Je doute, mes pères, qu’il y ait des personnes à qui vous ayez pu le faire accroire. Mais néanmoins s’il s’en trouvait qui en fussent persuadés, et qui crussent que j’aurais blessé la charité que je vous dois, en décriant votre morale, je voudrais bien qu’ils examinassent avec attention d’où naît en eux ce sentiment. Car encore qu’ils s’imaginent qu’il part de leur zèle, qui n’a pu souffrir sans scandale de voir accuser leur prochain, je les prierais, de considérer, qu’il n’est pas impossible qu’il vienne d’ailleurs, et qu’il est même assez vraisemblable, qu’il vient du déplaisir secret et souvent caché à nous-mêmes que le malheureux fond qui est en nous ne manque jamais d’exciter contre ceux qui s’opposent au relâchement des mœurs. Et pour leur donner une règle qui leur en fasse reconnaître le véritable principe, je leur demanderai, si en même temps qu’ils se plaignent de ce qu’on a traité de la sorte des religieux, ils se plaignent encore davantage de ce que des religieux ont traité la vérité de la sorte. Que s’ils sont irrités non seulement contre les Lettres, mais encore plus contre les maximes qui y sont rapportées, j’avouerai qu’il se peut faire que leur ressentiment parte de quelque zèle, mais peu éclairé et alors les passages qui sont ici suffiront pour les éclaircir. Mais s’ils s’emportent seulement contre les répréhensions, et non pas contre les choses qu’on a reprises, en vérité, mes pères, je ne m’empêcherai jamais de leur dire qu’ils sont grossièrement abusés, et que leur zèle est bien aveugle.
Étrange zèle qui s’irrite contre ceux qui accusent des fautes publiques, et non pas contre ceux qui les commettent ! Quelle nouvelle charité qui s’offense de voir confondre des erreurs manifestes par la seule exposition que l’on en fait ; et qui ne s’offense point de voir renverser la morale par ces erreurs ? Si ces personnes étaient en danger d’être assassinées, s’offenseraient-elles de ce qu’on les avertirait de l’embûche qu’on leur dresse, et au lieu de se détourner de leur chemin pour l’éviter, s’amuseraient-elles à se plaindre du peu de charité qu’on aurait eu de découvrir le dessein criminel de ces assassins ? S’irritent-elles lorsqu’on leur dit de ne manger pas d’une viande, parce qu’elle est empoisonnée, ou de n’aller pas dans une ville, parce qu’il y a de la peste ?
D’où vient donc qu’ils trouvent qu’on manque de charité, quand on découvre des maximes nuisibles à la religion ; et qu’ils croient au contraire qu’on manquerait de charité de ne pas découvrir les choses nuisibles à leur santé et à leur vie ; sinon parce que l’amour qu’ils ont pour la vie, leur fait recevoir favorablement tout ce qui contribue à la conserver ; et que l’indifférence qu’ils ont pour la vérité, fait que non seulement ils ne prennent aucune part à sa défense, mais qu’ils voient même avec peine qu’on s’efforce de détruire le mensonge ?
Qu’ils considèrent donc devant Dieu, combien la morale que vos casuistes répandent de toutes parts, est honteuse et pernicieuse à l’Église ! combien la licence qu’ils introduisent dans les mœurs, est scandaleuse et démesurée : combien la hardiesse avec laquelle vous les soutenez, est opiniâtre et violente. Et s’ils ne jugent qu’il est temps de s’élever contre de tels désordres, leur aveuglement sera aussi à plaindre que le vôtre, mes pères, puisque et vous et eux avez un pareil sujet de craindre cette parole de saint Augustin sur celle de Jésus-Christ dans l’Évangile : Malheur aux aveugles qui conduisent, malheur aux aveugles qui sont conduits : Vae cæcis ducentibus : Vae cæcis sequentibus ! »
Le sévérité du reproche est nettement accentuée dans le Projet de mandement, § 13.
« Nous déclarons donc hautement que ceux qui seraient dans ces erreurs seraient absolument inexcusables de recevoir la fausseté de ces mains étrangères, qui la leur offrent au préjudice de la vérité qui leur est présentée par les mains paternelles de leurs propres pasteurs ; et qu’ils soient doublement coupables dans ces impiétés, et pour avoir reçu des opinions qu’ils ne devaient jamais admettre, et pour les avoir reçues de ceux qu’ils ne devaient point écouter. Car comme ces personnes qui sont hors de la hiérarchie n’ont de pouvoir d’y exercer aucune fonction que sous nos ordres et selon nos règlements, tout ce qu’ils disent contre notre aveu doit être regardé comme suspect et irrecevable, et ainsi les fidèles en doivent demeurer exempts, et demander à Dieu la persévérance des pasteurs naturels de son Église ; afin que ce malheureux repos, et ce consentement général dans l’erreur qui doit attirer le dernier jugement de Dieu, n’arrive pas de nos jours comme il arriva à la fin de la Synagogue, lorsque les prophètes se relâchèrent. Les princes sont dans la corruption, les prêtres les y accompagnent. Les prophètes les y confirment, et tous ensemble, en cet état, se reposent encore sur le Seigneur, en disant : Dieu est au milieu de nous ; il ne nous arrivera pas de mal. C’est pour cette raison, dit le Seigneur, que Jérusalem sera totalement détruite, et que le Temple de Dieu sera renversé et anéanti. »
Nicole déclare la même chose dans l’essai De la connaissance de soi-même, II, ch. IV, éd. Thirouin, p. 350-351.
« Je dis seulement que ce repos où vivent ceux qui suivent des sentiments relâchés, sans les avoir jamais examinés sérieusement, est visiblement déraisonnable, et qu’il ne peut venir que de la corruption de leur cœur, du désir secret qu’ils ont de n’être pas troublés dans la jouissance des objets de leurs passions par les remords de leur conscience, et enfin de la crainte d’être obligés de se condamner à l’égard du passé, et de changer de conduite à l’avenir. C’est là ce qui étouffe leur crainte, et les empêche d’avoir, à l’égard de leur salut, les mêmes sentiments qu’ils éprouvent à l’égard de toutes les autres choses. Car si des médecins habiles leur disaient qu’une certaine viande est empoisonnée, ils se garderaient bien d’en manger avant que de s’être assurés que ces médecins se trompent. Si on leur donnait avis qu’il y eût une entreprise formée contre leur vie, que le feu est à leur logis, ils ne se fieraient nullement aux discours de ceux qui leur diraient le contraire sans leur en apporter aucune preuve ; ils ne manqueraient point d’approfondir ces avis, et ils ne se tiendraient point en repos qu’ ils ne se fussent parfaitement éclaircis de la vérité. D’où vient donc que quand ils entendent dire que des personnes éclairées sont convaincues, que des choses qu’ ils pratiquent ne sont nullement permises, qu’ elles sont capables de les perdre, qu’elles sont condamnées par la loi de Dieu comme des crimes, ils en sont pourtant si peu émus, que tout est capable de les rassurer ? D’où vient qu’ils ne prennent jamais la peine d’ examiner à fond les raisons du sentiment qui ne leur est pas favorable, ni d’entretenir aucun de ceux qui en sont persuadés, mais qu’ils s’arrêtent à de certaines raisons superficielles, et que pourvu qu’ ils se voient autorisés par une troupe de gens, dont ils estiment d’ailleurs très peu la lumière et la piété, ils s’imaginent n’avoir rien à craindre ? Qui ne voit que c’est leur passion qui suspend leur raison, et qui lui cache les plus communes règles du bon sens, qu’elle ne se pourrait empêcher de voir si elle n’ était comme liée par le cœur qui appréhende d’être troublé dans ses inclinations ? »
Pascal résume cette idée dans le fragment Fondement 13 (Laf. 236, Sel. 268). Aveugler éclaircir. [...] Il y a assez de clarté pour éclairer les élus et assez d’obscurité pour les humilier. Il y a assez d’obscurité pour aveugler les réprouvés et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcusables.
Si l’on considère le présent fragment sous cet angle, il est clair que l’on revient à l’idée que le monde s’aveugle lui-même lorsqu’il suit les casuistes et les jésuites.
Voir sur aveugler et éclaircir, le fragment Fondement 9 (Laf. 232, Sel. 264). On n’entend rien aux ouvrages de Dieu si on ne prend pour principe qu’il a voulu aveugler les uns et éclaircir les autres.
C’est un dessein formel des prophètes, selon Fondement 5 (Laf. 228, Sel. 260), que des obscurités voulues par Dieu aveuglent les hommes. Voir dans Prophéties VI (Laf. 489, Sel. 735), sur Isaïe, 29, des passages marquant la volonté de Dieu d’aveugler les hommes.
La prophétie rapportée dans le fragment Prophéties 26 (Laf. 347, Sel. 379). Que Dieu les frappera d’aveuglement et qu’ils tâtonneront en plein midi comme les aveugles, s’applique donc non seulement aux Juifs, mais aussi aux chrétiens qui ont le cœur assez corrompu pour croire les casuistes et les jésuites.
Pascal a cependant exposé la manière dont il croit pouvoir remédier à cet aveuglement, en expliquant à ses lecteurs d’où provient leur erreur, et en supprimant les raisons de leur accorder foi. C’est l’objet de l’ouverture de la XVe Provinciale, où Pascal montre que la foi qu’on accorde aux jésuites provient de l’estime que l’on accorde à leur état de religieux, mais que, si l’on parvient à montrer qu’ils n’ont pas de la calomnie l’idée que s’en fait ordinairement le monde, on peut parvenir à dissiper les illusions dont on est victime sur leur compte.
« Puisque vos impostures croissent tous les jours, et que vous vous en servez pour outrager si cruellement toutes les personnes de piété, qui sont contraires à vos erreurs, je me sens obligé pour leur intérêt et pour celui de l’Église, de découvrir un mystère de votre conduite, que j’ai promis il y a longtemps, afin qu’on puisse reconnaître par vos propres maximes, quelle foi l’on doit ajouter à vos accusations et à vos injures.
Je sais que ceux qui ne vous connaissent pas assez ont peine à se déterminer sur ce sujet ; parce qu’ils se trouvent dans la nécessité ou de croire les crimes incroyables dont vous accusez vos ennemis, ou de vous tenir pour des imposteurs, ce qui leur paraît aussi incroyable. Quoi, disent-ils, si ces choses-là n’étaient, des religieux les publieraient-ils, et voudraient-ils renoncer à leur conscience, et se damner par ces calomnies ? Voilà la manière dont ils raisonnent : et ainsi les preuves visibles par lesquelles on ruine vos faussetés, rencontrant l’opinion qu’ils ont de votre sincérité, leur esprit demeure en suspens entre l’évidence de la vérité qu’ils ne peuvent démentir, et le devoir de la charité qu’ils appréhendent de blesser. De sorte que comme la seule chose qui les empêche de rejeter vos médisances, est l’estime qu’ils ont de vous ; si on leur fait entendre que vous n’avez pas de la calomnie l’idée qu’ils s’imaginent, et que vous croyez pouvoir faire votre salut en calomniant vos ennemis, il est sans doute que le poids de la vérité les déterminera incontinent à ne plus croire vos impostures. Ce sera donc, mes Pères, le sujet de cette Lettre. Je ne ferai pas voir seulement que vos écrits sont remplis de calomnies, je veux passer plus avant. On peut bien dire des choses fausses en les croyant véritables ; mais la qualité de menteur enferme l’intention de mentir. Je ferai donc voir, mes pères, que votre intention est de mentir et de calomnier ; et que c’est avec connaissance et avec dessein, que vous imposez à vos ennemis des crimes dont vous savez qu’ils sont innocents ; parce que vous croyez-le pouvoir faire sans déchoir de l’état de grâce. Et quoique vous sachiez aussi bien que moi ce point de votre morale, je ne laisserai pas de vous le dire, mes pères, afin que personne n’en puisse douter, en voyant que je m’adresse à vous, pour vous le soutenir à vous-mêmes, sans que vous puissiez avoir l’assurance de le nier, qu’en confirmant par ce désaveu même, le reproche que je vous en fais. Car c’est une doctrine si commune dans vos écoles, que vous l’avez soutenue non seulement dans vos livres, mais encore dans vos thèses publiques, ce qui est la dernière hardiesse ; comme entre autres dans vos thèses de Louvain de l’année 1645, en ces termes : Ce n’est qu’un péché véniel de calomnier et d’imposer de faux crimes, pour ruiner de créance ceux qui parlent mai de nous : Quidni non nisi veniale sit, detrahentis autoritatem magnam, tibi noxiam, falso crimine elidere ? Et cette doctrine est si constante parmi vous, que quiconque ose l’attaquer, vous le traitez d’ignorant et de téméraire. »