Pensées diverses III – Fragment n° 38 / 85 – Papier original : RO 429-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 127 p. 373 v° / C2 : p. 331
Le texte a été ajouté dans l’édition de 1678 : Chap. XXXI - Pensées diverses : 1678 n° 25 p. 326
Éditions savantes : Faugère I, 204, LXXVI / Havet VII.15 / Brunschvicg 401 / Tourneur p. 102-4 / Le Guern 579 / Lafuma 685 (série XXV) / Sellier 564
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Bibliographie ✍
BÉNICHOU Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948. NADAL Octave, Le sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille, Paris, Gallimard, 1948. STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007. THIROUIN Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Champion, 2015. |
✧ Éclaircissements
Gloire.
Voir les dossiers thématiques sur le moi et sur l’orgueil.
Sur le problème général de l’amour de soi et de la gloire, voir Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 148 sq.
Nadal Octave, Le sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille, 1948. Sens du mot gloire : p. 299 sq. La notion de gloire : p. 307 sq.
Bénichou Paul, Morales du grand siècle, 1948, surtout p. 82 sq., sur la gloire dans le théâtre de Corneille. Pour la réduction de la gloire à l’amour propre dans le mouvement janséniste, voir p. 161 sq. La vanité de la gloire : p. 174 sq.
Les bêtes ne s’admirent point. Un cheval n’admire point son compagnon.
Les bêtes ne s’admirent point : faut-il entendre que les bêtes ne s’admirent pas elles-mêmes, ou qu’elles ne s’admirent pas les unes les autres ? La seconde phrase paraît accréditer la seconde interprétation. La première a pourtant l’intérêt de souligner que les bêtes ne sont pas sujettes à l’amour propre, contrairement à l’homme.
Voir le dossier thématique sur l’âme des bêtes.
Pourquoi Pascal prend-il l’exemple du cheval plutôt que d’une autre bête ? Il prend le contrepied d’une opinion courante, mentionnée par les zoologues de la Renaissance, sur la fierté et l’orgueil des chevaux. L’Encyclopédie des symboles, art. Cheval, Librairie générale française, 1989, p. 130, note (malheureusement sans référence) que les Pères de l’Église attribuaient au cheval le défaut de l’orgueil. Il est d’autre part considéré comme un animal noble et intelligent. En revanche, on trouve une indication concordante chez les zoologues de la Renaissance.
Aldrovandi Ulysse, De quadrupedibus solipedibus volumen integrum, Francfort, Tamburinus, 1623, « Magnanimitas et victoriae cupiditas », p. 55, mentionne la Magnanimitas et victoriae cupiditas du cheval. « Caeterum etsi propriis onamentis superbiat equus, accrescit tamen augeturque mirum in modum superbia, animique elati vigor, si aliena accesserint, eoque magis superbire videtur quo venustiora ac pretiosora fuerint ornamenta ».
Gessner Conrad, Historiae animalium, De Equo, Tiguri, 1551, p. 573. « Equi nobiles et cursu validi, quia publicis certaminibus et spectaculis vel singuli cursu certabant, vel bigis, aut quadrigis juncti, propositis quidem praemiis, Graeci dicuntur ».
Sur la condition équine à l’époque de Pascal, voir l’article Cheval du Dictionnaire du Grand Siècle de F. Bluche.
Raisons des effets 8 (Laf. 89, Sel. 123). Raison des effets. Cela est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept ou huit laquais. Et quoi ! il me fera donner les étrivières si je ne le salue. Cet habit c’est une force. C’est bien de même qu’un cheval bien enharnaché à l’égard d’un autre. Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle différence il y a et d’admirer qu’on y en trouve et d’en demander la raison. De vrai, dit-il, d’où vient, etc.
La condition de l’homme ne peut pas être comparée du même point de vue que celle de la bête. Voir le fragment Contrariétés 10 (Laf. 127, Sel. 160). La nature de l’homme se considère en deux manières, l’une selon sa fin, et alors il est grand et incomparable ; l’autre selon la multitude, comme on juge de la nature du cheval et du chien par la multitude, d’y voir la course et animum arcendi, et alors l’homme est abject et vil. Et voilà les deux voies qui en font juger diversement et qui font tant disputer les philosophes.
Ce dernier fragment indique clairement ce que Pascal estime être la « vertu » des bêtes, dans la course et animum arcendi.
L’édition de Port-Royal déforme l’original : au lieu de les bêtes ne s’admirent point, elle propose un cheval ne cherche pas à se faire admirer de son compagnon.
L’étude de Vandenbussche Hanna, “Pascal. Deux interprétations de l’admiration”, in Michon Hélène et Pavlovits Tamás, La sagesse de l’amour chez Pascal, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 113-133, ne paraît pas avoir pris cet aspect du problème de l’admiration en compte.
Ce n’est pas qu’il n’y ait entre eux de l’émulation à la course, mais c’est sans conséquence car, étant à l’étable, le plus pesant et plus mal taillé n’en cède pas son avoine à l’autre,
Être taillé… : être fait d’une certaine manière. Être mal taillé : être constitué de manière mal proportionnée.
L’émulation à la course est l’un des signes que l’on invoque pour accorder aux chevaux une dignité supérieure aux autres animaux.
Pascal ne semble pas contester la réalité de cette émulation à la course. Mais il la réduit à une pure conduite mécanique, sans signification morale ni psychologique : le cheval court, mais sans fin réelle : il ne s’agit pas pour lui comme pour l’homme de gagner quelque chose en courant plus vite que les autres. Qu’il soit ou non le premier à la course, il recevra son picotin une fois revenu à l’étable, sans qu’un plus rapide puisse l’en priver. Et par conséquent lorsqu’à la course il arrive après son concurrent, le cheval ne perd rien.
comme les hommes veulent qu’on leur fasse.
Il n’en va pas de même pour les hommes, chez qui les marques de préséance ont une signification effective, comme le montre la liasse Raisons des effets, d’après laquelle par exemple l’homme du peuple est contraint de céder le passage à un prince.
Il s’agit donc, comme dans le fragment Raisons des effets 8 (Laf. 89, Sel. 123), tel que l’explique Laurent Thirouin (voir ce fragment), d’établir qu’il ne peut y avoir de comparaison entre la conduite de l’animal et celle de l’homme. Voir Thirouin Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, p. 168 sq.
La recherche de la gloire, chez l’homme, n’a pas seulement une signification liée à la nécessité d’une hiérarchie dans la société. Elle répond à un besoin plus profond, qui est une rémanence de la grandeur prélapsaire, aujourd’hui perdue.
Preuves par les Juifs VI (Laf. 470, Sel. 707). La plus grande bassesse de l’homme est la recherche de la gloire, mais c’est cela même qui est la plus grande marque de son excellence ; car, quelque possession qu’il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait, s’il n’est dans l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que, quelque avantage qu’il ait sur la terre, s’il n’est placé avantageusement aussi dans la raison de l’homme, il n’est pas content. C’est la plus belle place du monde, rien ne le peut détourner de ce désir, et c’est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l’homme.
Et ceux qui méprisent le plus les hommes, et les égalent aux bêtes, encore veulent-ils en être admirés et crus, et se contredisent à eux-mêmes par leur propre sentiment ; leur nature, qui est plus forte que tout, les convainquant de la grandeur de l’homme plus fortement que la raison ne les convainc de leur bassesse.
Les bêtes n’ont pas la marque d’excellence qui se trouve chez les hommes.
Leur vertu se satisfait d’elle‑même.
Leur renvoie à les bêtes en début de fragment, non aux hommes.
Lorsqu’il s’agit d’une bête, le mot vertu ne peut s’entendre au sens moral, mais tout au plus au sens de capacité, de puissance ou de propriété. Mais la formule n’en a sans doute pas moins un caractère ironique : la vertu qui se satisfait d’elle-même est caractéristique de la morale stoïcienne.
La fin du fragment est complètement déformée dans l’édition de Port-Royal, qui dit des hommes que leur vertu ne se satisfait pas d’elle-même : alors que Pascal parle des bêtes, les éditeurs appliquent la formule aux hommes, ce qui les oblige à bouleverser l’original.
GEF XIII, p. 305, estime toutefois que Port-Royal éclaircit (le mot est en italique, ce qui suggère que les auteurs doutent de l’exactitude de cet éclaircissement) ces dernières lignes en écrivant : « Il n’en est pas de même parmi les hommes ; leur vertu ne se satisfait pas d’elle-même ; et ils ne sont point contents, s’ils n’en tirent avantage contre les autres » (voir la comparaison des textes du manuscrit et de l’édition de 1678).
♦ Échos
Havet, XII, 15, p. 108, renvoie à l’article Égalité du Dictionnaire philosophique (voir l’éd. d’Étiemble, Garnier, 1967, p. 522), dans lequel Voltaire écrit :
« Tous les animaux de chaque espèce sont égaux entre eux :
Un cheval ne dit point au cheval son confrère :
Qu’on peigne mes beaux crins, qu’on m’étrille et me ferre.
Toi, cours, et va porter mes ordres souverains
Aux mulets de ces bords, aux ânes mes voisins ;
Toi, prépare les grains dont je fais des largesses
À mes fiers favoris, à mes douces maîtresses ;
Qu’on châtre les chevaux désignés pour servir
Les coquettes juments dont seul je dois jouir ;
Que tout soit dans la crainte et dans la dépendance
Et si quelqu’un de vous hennit en ma présence,
Pour punir cet impie et ce séditieux,
Qui foule aux pieds les lois des chevaux et des dieux,
Pour venger dignement le ciel et la patrie,
Qu’il soit pendu sur l’heure auprès de l’écurie. »
La suite conclut que « les animaux ont naturellement au-dessus de nous l’avantage de l’indépendance ».
Havet estime que c’est la même idée que dans le présent fragment. En tout cas, ce passage fait honneur à l’imagination zoologique de Voltaire.