Pensées diverses III – Fragment n° 62 / 85 – Papier original : RO 429-5

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 139 p. 379 v° / C2 : p. 339 v°

Éditions de Port-Royal : Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janvier 1670 p. 341 / 1678 n° 43 p. 336

Éditions savantes : Faugère I, 249, VIII / Havet VII.30 / Brunschvicg 24 / Tourneur p. 107-3 / Le Guern 603 / Lafuma 710 (série XXV) / Sellier 588

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Bibliographie

 

 

MESNARD Jean, “Point de vue et perspective dans les Pensées de Pascal”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, 16, 1994, p. 3-8.

STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007.

 

 

Éclaircissements

 

Langage.

 

Voir le dossier thématique Façon de parler.

 

Il ne faut point détourner l’esprit ailleurs sinon pour le délasser,

 

Pascal aborde dans ce fragment le problème du plaisir que donne la variété du discours.

On admet généralement que la variété et la diversité des tons et des styles suscite du plaisir, car comme le dira La Fontaine, l’ennui naît généralement de l’uniformité.

Méré, Discours, Des agréments, éd. Boudhors, p. 13. « La diversité plaît toujours en ce qui regarde les sens, pourvu que tout ce qui la compose soit bien d’accord et bien proportionné. Plus les beaux paysages sont divers, plus les yeux en sont contents ». Mais pour l’esprit et l’imagination, il en va souvent autrement, la trop grande variété déplaît et embarrasse.

Le problème n’intéresse pas seulement les gens du monde, mais aussi certains savants.

Mersenne Marin, Questions physiques et mathématiques, Q. XLVI, éd. Pessel, Paris, Fayard, p. 395 sq. À savoir si la nature et les sens se plaisent à la variété, et pourquoi Dieu se plaît à la diversité : p. 359. Pourquoi aime-t-on la diversité ? p. 397 sq. Ce qui n’a pas de diversité ne plaît ni aux sens ni à l’imagination. Mais il ne faut pas qu’elle soit excessive : p. 400 sq.

En effet la diversité poussée à l’excès donne l’impression de l’hétérogénéité, voire de l’incohérence et de la dispersion complète. Pascal insiste sur le fait que la diversité peut aboutir à l’éclatement de l’unité des choses. Voir Misère 14 (Laf. 65, Sel. 99), Diversité.

Détourner l’esprit ailleurs : on pourrait remplacer par divertir.

 

mais dans le temps où cela est à propos : le délasser quand il le faut et non autrement.

 

Dans le présent fragment, Pascal souligne de manière très originale un autre risque qu’un auteur court en variant son discours : non pas le danger de tomber dans la dispersion et l’incohérence, mais celui de mal choisir son moment pour introduire une variation. Il faut délasser, mais à point.

La règle semble simple et pertinente, mais Pascal souligne que son application est très difficile, en raison de la diversité des individus eux-mêmes, telle que Pascal la décrit dans De l’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, OC III, éd. J. Mesnard, p. 417 : « Un homme a d’autres plaisirs qu’une femme ; un riche et un pauvre en ont de différents ; un prince, un homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux, les jeunes, les sains, les malades, tous varient ; les moindres accidents les changent. »

Misère 3 (Laf. 55, Sel. 88). Inconstance. On croit toucher des orgues ordinaires en touchant l’homme. Ce sont des orgues à la vérité, mais bizarres, changeantes, variables. Ceux qui ne savent toucher que les ordinaires ne feraient pas d’accords sur celles-là. Il faut savoir où sont les ...

Il est donc très difficile, peut-être impossible, de déterminer quand il faut délasser.

La question est sous un certain aspect de même ordre, dans le temps, que celle de la détermination du point de vue dans l’espace perspectif :

Vanité 9 (Laf. 21, Sel. 55). Si on est trop jeune on ne juge pas bien, trop vieil de même. Si on n’y songe pas assez, si on y songe trop on s’entête et on s’en coiffe. Si on considère son ouvrage incontinent après l’avoir fait, on en est encore tout prévenu, si trop longtemps après, on n’y entre plus. Ainsi les tableaux vus de trop loin et de trop près. Et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale, qui l’assignera ?

Laf. 558, Sel. 465. La diversité est si ample que tous les tons de voix, tous les marchers, toussers, mouchers, éternuements [sont différents]. On distingue des fruits les raisins, et entre ceux-là les muscats, et puis Condrieu, et puis Desargues, et puis cette ente. Est-ce tout ? En a-t-elle jamais produit deux grappes pareilles ? et une grappe a-t-elle deux grains pareils ? etc. Je n’ai jamais jugé d’une même chose exactement de même, je ne puis juger d’un ouvrage en le faisant. Il faut que je fasse comme les peintres et que je m’en éloigne, mais non pas trop. De combien donc ? Devinez.

Mesnard Jean, “Point de vue et perspective dans les Pensées de Pascal”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, 16, 1994, p. 3-8.

Comment déterminer le moment auquel il faut délasser pour plaire ?

 

Car qui délasse hors de propos il lasse,

 

Jeu sur les mots tel qu’on en trouve souvent dans les maximes.

Propos : convenance (Furetière).

Misère 2 (Laf. 54, Sel. 87). Inconstance. Les choses ont diverses qualités et l’âme diverses inclinations, car rien n’est simple de ce qui s’offre à l’âme, et l’âme ne s’offre jamais simple à aucun sujet. De là vient qu’on pleure et qu’on rit d’une même chose.

 

et qui lasse hors de propos délasse, car on quitte tout là.

 

Le jeu de mots tourne presque à la pointe, voire à l’énigme : on ne comprend pas immédiatement pourquoi qui lasse délasse.

Délasser : faire perdre la lassitude, reprendre des forces, se donner quelque repos, et quelque relâche. On ne peut pas toujours travailler, il faut se délasser par la promenade, par les divertissements. Allons nous délasser à voir d’autres procès (Racine). Délasser ne veut pas seulement dire se reposer, mais aussi abandonner une activité, ce qui explique la conclusion car on quitte tout là.

 

Tant la malice de la concupiscence se plaît à faire tout le contraire de ce qu’on veut obtenir de nous sans nous donner du plaisir, qui est la monnaie pour laquelle nous donnons tout ce qu’on veut.

 

Pascal dépasse ici le problème technique du délassement, pour remonter à la source profonde du paradoxe, la concupiscence issue de la corruption originelle.

Malice : qualité mauvaise qui se trouve en quelque chose morale (Furetière). Malice se dit aussi de l’inclination qu’on a à faire mal, et des actions qui sont nuisibles à quelqu’un. Le mot n’a pas à l’époque le même sens qu’aujourd’hui.

Monnaie : le mot est pris ici en un sens figuré, et ne désigne pas la pièce de métal marquée au coin et aux armes d’un prince ou d’un État, qui lui donnent cours et autorité pour servir de prix commun aux choses d’inégale valeur (Furetière). Sur la métaphore de la monnaie, GEF XII, p. 35, renvoie à Épictète, Propos, III, II, éd. de Jean Goulu, 1630, p. 324, sans que le rapport soit bien clair, sinon en ce qu’Épictète y présente ce qui satisfait un plaisir comme une monnaie.

Mais l’image est prise en sens différent chez Épictète et chez Pascal. Épictète prend la monnaie pour ce qui satisfait le désir d’autrui et peut rapporter quelque chose. Pascal dit que le plaisir est une monnaie que l’on cherche à acquérir à n’importe quel prix.

Pascal remarque ici un paradoxe : ordinairement, la concupiscence exerce un attrait par le plaisir essentiellement, ce que les augustiniens appellent la délectation. Mais la délectation n’est pas un plaisir purement psychologique. C’est plutôt une disposition fondamentale qui détermine ce que la volonté pose pour son bien. De ce fait, selon la disposition du cœur, le plaisir de la délectation peut rendre des formes variables, et même contraires au plaisir sensible. Dans ce fragment, on aboutit à ce paradoxe que, alors que d’ordinaire pour obtenir du plaisir nous donnons tout ce qu’on veut, l’effort qu’un orateur peut fournir pour délasser et plaire, aboutit paradoxalement à engendrer une conduite dépourvue du plaisir que donnerait le délassement.

L’édition de Port-Royal déforme le texte au point de lui faire dire le contraire de ce qu’il dit : « qui veut délasser hors de propos, lasse. On se rebute, et on quitte tout là : tant il est difficile de rien obtenir de l’homme que par le plaisir, qui est la monnaie pour laquelle nous donnons tout ce qu’on veut. »

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 666 sq. L’art de persuader prouve l’inefficacité d’un discours qui ignorerait le besoin impérieux de plaire à son interlocuteur. Le plaisir littéraire apparaît ici comme un instrument légitime pour contrarier les mouvements de la concupiscence.

GEF XII, p. 35 renvoie au début de la deuxième partie de l’opuscule De l’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, pour expliquer l’origine de cette malice de la concupiscence : « Dieu a établi cet ordre surnaturel, et tout contraire à l’ordre qui devait être naturel aux hommes dans les choses naturelles. Ils ont néanmoins corrompu cet ordre en faisant des choses profanes ce qu’ils devaient faire des choses saintes, parce qu’en effet nous ne croyons presque que ce qui nous plaît ».