Pensées diverses III – Fragment n° 74 / 85 – Papier original : RO 435-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 144 p. 381 v° / C2 : p. 341 v°
Éditions savantes : Faugère I, 269, XIV / Prov. n° 435 p. 288 / Brunschvicg 922 / Tourneur p. 109-4 / Le Guern 614 / Lafuma 722 (série XXV) / Sellier 600
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Bibliographie ✍
DESCOTES Dominique, “Les Provinciales et l’axiomatique des probabilités”, La campagne des Provinciales, Chroniques de Port-Royal, 58, Paris, 2008, p. 189-197. PASCAL Blaise, ARNAULD Antoine, DE NONANCOURT François, Géométries de Port-Royal, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2009. RABOURDIN David, Pascal. Foi et conversion, Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p. 76 sq. SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 1999. |
✧ Éclaircissements
On pourrait penser que ce texte est composé de deux sous-ensembles disjoints, la première phrase portant sur la sincérité de l’homme dans la recherche de Dieu, les deux suivantes ayant trait aux opinions probables des casuistes.
Mais l’unité du fragment est marquée par le titre Probable. Il porte explicitement sur la sincérité de l’homme dans le recherche de Dieu. Mais les deux dernières phrases du texte suggèrent qu’il pense à la manière dont les hommes peuvent juger de leur propre sincérité dans leurs actions. Plus précisément, il s’agit de la sincérité dans les cas où ils prétendent agir sincèrement en suivant une opinion probable que les casuistes leur proposent. On s’aperçoit alors qu’ils se conduisent très différemment selon les circonstances : lorsque leur intérêt ou leur vie est en jeu, ils ne se fient pas à la probabilité et préfèrent le plus sûr, qui est par exemple de ne pas manger une nourriture dont il est possible qu’elle soit empoisonnée. En revanche, lorsqu’il est question de la véritable recherche de Dieu et de l’obéissance à ses commandements, ils adoptent souvent le premier probable que leur proposent les casuistes.
Probable.
Allusion à la doctrine des opinions probables soutenue par les casuistes, que Pascal combat dans les Provinciales et les Écrits des curés de Paris.
Cette doctrine est très difficile à réfuter, car comme elle présente toutes les opinions comme probables et sûres, il est très difficile de la réfuter par le raisonnement.
Dans l’opuscule De l’esprit géométrique, I, § 26, OC III, éd. J. Mesnard, p. 404, Pascal soutient que « toutes les fois qu’une proposition est inconcevable, il faut en suspendre le jugement et ne pas la nier à cette marque, mais en examiner le contraire ; et si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment affirmer la première, tout incompréhensible qu’elle est. » Mais il s’est aperçu que cette règle perd toute efficacité dans la lutte contre les probabilités des casuistes.
Sur les raisons de cette difficulté, voir Descotes Dominique, “Les Provinciales et l’axiomatique des probabilités”, La campagne des Provinciales, Chroniques de Port-Royal, 58, p. 189-197.
Voir aussi l’introduction de Pascal Blaise, Arnauld Antoine, De Nonancourt François, Géométries de Port-Royal, éd. D. Descotes, qui précise certains points de cette question.
Qu’on voie si on recherche sincèrement Dieu
L’injonction qu’on voie apparaît dans le fragment A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). Qu’on examine sur cela toutes les religions du monde et qu’on voie s’il y en a une autre que la chrétienne qui y satisfasse. Voir aussi
Loi figurative 22 (Laf. 267, Sel. 298). Figures. Dès qu’on a ouvert ce secret il est impossible de ne le pas voir. Qu’on lise le vieil Testament en cette vue et qu’on voie si les sacrifices étaient vrais, si la parenté d’Abraham était la vraie cause de l’amitié de Dieu, si la terre promise était le véritable lieu de repos ? Non, donc c’étaient des figures. Qu’on voie de même toutes les cérémonies ordonnées et tous les commandements qui ne sont point pour la charité, on verra que c’en sont les figures.
Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690). Qu’on examine l’ordre du monde sur cela, et qu’on voie si toutes choses ne tendent pas à l’établissement des deux chefs de cette religion.
La même expression se trouve aussi dans certaines Provinciales. Le début de Disproportion de l’homme, Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230) est du même style. Voltaire reprochait à Pascal ces injonctions auxquelles il trouvait un ton dominateur.
Sur le caractère impérieux de la rhétorique de Pascal dans les Pensées, voir Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., 1999, p. 239 sq.
Pascal demande souvent à son lecteur de mesurer sa propre sincérité dans la recherche. Voir le fragment A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182). Incroyable que Dieu s’unisse à nous. Cette considération n’est tirée que de la vue de notre bassesse, mais si vous l’avez bien sincère, suivez‑la aussi loin que moi et reconnaissez que nous sommes en effet si bas que nous sommes par nous-mêmes incapables de connaître si sa miséricorde ne peut pas nous rendre capables de lui. Car je voudrais savoir d’où cet animal qui se reconnaît si faible a le droit de mesurer la miséricorde de Dieu et d’y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggère. Il sait si peu ce que c’est que Dieu qu’il ne sait pas ce qu’il est lui-même. Et tout troublé de la vue de son propre état, il ose dire que Dieu ne le peut pas rendre capable de sa communication. Mais je voudrais lui demander si Dieu demande autre chose de lui sinon qu’il l’aime et le connaisse, et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connaissable et aimable à lui, puisqu’il est naturellement capable d’amour et de connaissance. Il est sans doute qu’il connaît au moins qu’il est et qu’il aime quelque chose. Donc s’il voit quelque chose dans les ténèbres où il est et s’il trouve quelque sujet d’amour parmi les choses de la terre, pourquoi, si Dieu lui découvre quelque rayon de son essence, ne sera‑t‑il pas capable de le connaître et de l’aimer en la manière qu’il lui plaira se communiquer à nous ? Il y a donc sans doute une présomption insupportable dans ces sortes de raisonnements, quoiqu’ils paraissent fondés sur une humilité apparente, qui n’est ni sincère ni raisonnable si elle ne nous fait confesser que, ne sachant de nous‑mêmes qui nous sommes, nous ne pouvons l’apprendre que de Dieu.
Cette technique vise à ramener le lecteur à une vue plus juste de ses motifs, sans se laisser tromper par son amour propre.
Pascal insiste à plusieurs reprises sur la nécessité de la sincérité dans la recherche de Dieu :
A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182). Dieu a voulu racheter les hommes et ouvrir le salut à ceux qui le chercheraient. Mais les hommes s’en rendent si indignes qu’il est juste que Dieu refuse à quelques‑uns à cause de leur endurcissement ce qu’il accorde aux autres par une miséricorde qui ne leur est pas due.
S’il eût voulu surmonter l’obstination des plus endurcis, il l’eût pu en se découvrant si manifestement à eux qu’ils n’eussent pu douter de la vérité de son essence, comme il paraîtra au dernier jour avec un tel éclat de foudres et un tel renversement de la nature que les morts ressuscités et les plus aveugles le verront.
Ce n’est pas en cette sorte qu’il a voulu paraître dans son avènement de douceur, parce que tant d’hommes se rendant indignes de sa clémence il a voulu les laisser dans la privation du bien qu’ils ne veulent pas. Il n’était donc pas juste qu’il parût d’une manière manifestement divine et absolument capable de convaincre tous les hommes. Mais il n’était pas juste aussi qu’il vînt d’une manière si cachée qu’il ne pût être reconnu de ceux qui le chercheraient sincèrement. Il a voulu se rendre parfaitement connaissable à ceux‑là.
Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Qu’ils apprennent au moins quelle est la religion qu’ils combattent avant que de la combattre. Si cette religion se vantait d’avoir une vue claire de Dieu, et de la posséder à découvert et sans voile, ce serait la combattre que de dire qu’on ne voit rien dans le monde qui la montre avec cette évidence. Mais puisqu’elle dit au contraire, que les hommes sont dans les ténèbres et dans l’éloignement de Dieu, qu’il s’est caché à leur connaissance, que c’est même le nom qu’il se donne dans les Ecritures, Deus absconditus ; et, enfin, si elle travaille également à établir ces deux choses : que Dieu a établi des marques sensibles dans l’Église pour se faire reconnaître à ceux qui le chercheraient sincèrement ; et qu’il les a couvertes néanmoins de telle sorte qu’il ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de tout leur cœur [...] Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs, et qui, n’épargnant rien pour en sortir, font de cette recherche leurs principales et leurs plus sérieuses occupations.
Preuves par les Juifs VI (Laf. 480, Sel. 715). Pour les religions, il faut être sincère : vrais païens, vrais juifs, vrais chrétiens.
Sur l’idée de la sincérité chez Pascal, voir Rabourdin David, Pascal. Foi et conversion, p. 76 sq.
Le fait de juger, selon les circonstances, avec deux poids et deux mesures est un signe sûr du manque de sincérité. On en trouve des exemples dans les Provinciales, particulièrement dans la quinzième, avec l’affaire de Benoît Puys.
Pascal le rappelle fortement dans les dernières lignes de la treizième Provinciale : les casuistes détruisent « la simplicité de l’Esprit de Dieu, qui maudit ceux qui sont doubles de cœur, et qui se préparent deux voies : Vae duplici corde, et ingredienti duabus viis ! » : Ecclésiastique, II, 14. Commentaire de Sacy, L’Ecclésiastique, p. 30 : « Malheur à ceux qui ont deux cœurs, l’un pour Dieu, l’autre pour le monde ; malheur à ceux dont les lèvres sont aussi corrompues que le cœur, puisque la langue est nécessairement double si le cœur est double. Marcher par deux voies est lorsque l’on marche selon Dieu en apparence, et selon le monde dans le fond du cœur. »
par la comparaison des choses qu’on affectionne.
Pascal est donc contraint de trouver un autre angle d’attaque, et d’appliquer une autre règle formulée dans le même opuscule, qui consiste à montrer que le mot probable est équivoque, et que l’on ne raisonne pas, quand il est question des opinions de morale corrompue de la même manière que dans la vie ordinaire.
On trouve dans les Pensées un raisonnement du même genre, destiné à montrer au libertin paresseux qu’il n’agit pas raisonnablement en négligeant de chercher à s’assurer que le christianisme est vrai, en le comparant à un héritier qui négligerait de vérifier la légitimité de ses propriétés :
Laf. 823, Sel. 664. C’est un héritier qui trouve les titres de sa maison. Dira-t-il peut-être qu’ils sont faux, et négligera-t-il de les examiner.
Comme dirait Corneille, « les exemples vivants sont d’un autre pouvoir » que les arguments et la logique abstraite.
Sur une argumentation analogue repose un passage du texte Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Rien n’est si important à l’homme que son état ; rien ne lui est si redoutable que l’éternité. Et ainsi, qu’il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d’une éternité de misères, cela n’est point naturel. Ils sont tout autres à l’égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu’aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d’une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c’est celui-là même qui sait qu’il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. C’est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes. C’est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause.
Il est probable que cette viande ne m’empoisonnera pas.
Viande s’entend au sens de nourriture en général.
Alors que lorsqu’on entend dire qu’une opinion de morale est probable, on se laisse aisément aller à la suivre, si l’on se dit qu’il est probable qu’un aliment n’est pas empoisonné, on est généralement beaucoup moins pressé de déférer à cette supposition.
Il est probable que je ne perdrai pas mon procès en ne sollicitant pas.
Solliciter : inciter, induire une personne à faire quelque chose. Solliciter signifie aussi prendre soin d’une affaire, la poursuivre pour la faire avancer. On dit aussi qu’une partie sollicite un juge pour gagner son procès lorsqu’elle intervient ou fait intervenir des tiers en sa faveur. Sollicitation : empressement pour obtenir quelque chose de quelqu’un, pour faire réussir une affaire : cet officier fait de violentes sollicitations auprès des ministres pour obtenir ce gouvernement ; les sollicitations puissantes donnent un grand branle au jugement des procès un peu douteux (Furetière). Cette pratique était à l’époque ordinaire.
Voir Les plaideurs de Racine, où Chicanneau et la comtesse de Pimbesche veulent solliciter le juge Dandin, sans y parvenir. Dans le Misanthrope, Philinte s’étonne qu’Alceste refuse de solliciter les juges de son procès (avec le résultat que l’on connaît).
Il va de soi que Pascal considère que la plupart des plaideurs ne manquent pas de solliciter leur juge : la probabilité qu’ils puissent gagner leur procès sans intervention auprès des magistrats ne l’empêchera pas de trouver plus sûr de faire des démarches que tout le monde trouvera du reste normales.
C’est à cette pratique que Pascal fait une allusion a contrario dans le fragment Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78). Il n’est pas permis au plus équitable homme du monde d’être juge en sa cause. J’en sais qui, pour ne pas tomber dans cet amour propre, ont été les plus injustes du monde à contre-biais. Le moyen sûr de perdre une affaire toute juste était de la leur faire recommander par leurs proches parents. Certains commentateurs ont pensé que Pascal faisait ici une allusion à son père. Voir OC I, éd. J. Mesnard, p. 513, sur l’habitude d’Étienne Pascal de refuser les présents, qui a fait qu’on ne le sollicitait plus. Avec un tel juge, on pourrait trouver probable qu’une intervention soit inutile. Mais son fils pense manifestement que les juges aussi désintéressés que lui ne sont pas légion.