Pensées diverses IV – Fragment n° 22 / 23 – Papier original : RO 270-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 167 p. 397 / C2 : p. 371

Éditions savantes : Faugère I, 212, CIX / Havet VI.2 / Brunschvicg 345 / Tourneur p. 120-1 / Le Guern 643 / Lafuma 768 (série XXVI) / Sellier 633

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Bibliographie

 

 

DESCOTES Dominique, “Fonction argumentative de la satire dans les Provinciales de Pascal”, in L’Esprit de la satire, Narr-Place, 1979, p. 43-66.

FERREYROLLES Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1984.

JACQUES-LEFÈVRE Nicole, POUEY-MOUNOU Anne-Pascale, Sottise et ineptie, de la Renaissance aux Lumières : discours du savoir et représentations romanesques : colloque organisé par le Centre d’études du roman et du romanesque, U. P. J. V. Amiens, et Centre des sciences de la littérature française, Université Paris X-Nanterre, 25-27 mars 2004, Université Paris X-Nanterre, 2004.

JERPHAGNON Lucien, L’au-delà de tout, coll. Bouquins, Paris, Robert Laffont, 2017 (rééd. de Le caractère de Pascal).

MÉRÉ Chevalier de, Discours, De l’esprit, éd. Boudhors, Paris, Roches, 1930.

 

 

Éclaircissements

 

La raison nous commande bien plus impérieusement qu’un maître, car en désobéissant à l’un on est malheureux, et en désobéissant à l’autre on est un sot.

 

Les commentaires des éditions ne sont pas particulièrement éclairants. On peut entendre le fragment dans deux sens opposés.

Il peut être interprété dans un sens élogieux pour la raison. C’est l’interprétation apparemment préférée par Havet, éd. des Pensées de 1866, qui commente : « Il est remarquable que Port-Royal ait supprimé cette fière pensée ».

Les auteurs de l’édition GEF semblent aller dans le même sens : manquer à respecter les règles de la raison conduit volontairement et inévitablement à la sottise, alors que dans la désobéissance à un maître, le malheur n’est pas inévitable, et en tout cas la sanction est appliquée par autrui.

Brunschvicg précise : « Ainsi, suivant cette pensée remarquable, l’homme supporte plutôt de se trouver malheureux que de se trouver sot ; c’est que dans le malheur simple on est victime de forces extérieures, tandis que dans la sottise, le châtiment est interne ; nous sommes, non plus seulement, l’objet, mais la cause de notre malheur ». Ce commentaire est cependant absent de GEF XIII, p. 261.

On pourrait aussi comprendre qu’il y a là une critique de la raison.

Dans l’expression en désobéissant à l’un on est malheureux, le mot malheureux n’a pas le sens actuel. Il se dit d’abord des damnés (par opposition aux bienheureux), mais ce n’est évidemment pas le sens ici ; par extension il se dit des misérables qui sont sur la terre, qui souffrent toutes les incommodités, les nécessités de la vie. Dans un second sens il se dit de celui à qui tout ce qu’il entreprend réussit mal, soit par son peu d’adresse, soit par le hasard, par la mauvaise conjoncture des affaires : être malheureux en amis, en parents ; un conseil malheureux (Furetière). C’est sans doute dans ce sens qu’il faut l’entendre sous la plume de Pascal. Mais ce malheur n’est en général ni immédiat, ni irréparable.

En revanche, le mot impérieux a à l’époque le sens très fort de superbe, qui commande avec hauteur et orgueil. Pascal suggère que la raison exerce un pouvoir quasi tyrannique, et que la sanction pour celui qui y manque est immédiate et irrémédiable. Il ne s’agit pas d’un accident, mais d’une nécessité quasi mécanique. Au surplus, le texte suggère que la sanction du manquement à la raison est plus grave que celle qui atteint le serviteur d’un maître, pour autant que l’ordre des esprits a plus de valeur que l’ordre des corps.

Il faut sans doute faire ici la part de l’ironie. Le texte formule un paradoxe : la raison est ordinairement considérée par les philosophes comme une cause de liberté chez l’homme.

Sot : niais, dépourvu d’esprit, qui dit et qui fait des impertinences, des actions ridicules (Furetière).

Le reproche de sottise est souvent adressé par les libertins aux gens du peuple, qu’ils estiment asservis par les illusions dont les grands les abreuvent.

Giocanti Sylvia, “La perte du sens commun dans l’œuvre de La Mothe Le Vayer”, in Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, dans A. McKenna et P.-F. Moreau, (dir.), Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, n° 1, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1996, p. 27-51. Voir p. 29. Abomination de La Mothe Le Vayer pour la « sotte multitude » infectée par l’opinion et l’opiniâtreté : p. 29.

Charles-Daubert Françoise, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, Paris, P. U. F., 1998, p. 44 sq. Opposition des esprits forts au troupeau. Argumentum mihi pessimi turba est : p. 44. Idée de Charron sur la sottise du peuple : p. 45. Opposition des déniaisés aux esprits populaires selon Naudé : p. 46. Consulter là-dessus les livraisons de la revue La lettre clandestine et les travaux sur le mouvement libertin.

Les mots sot et sottise reviennent souvent sous la plume de Pascal, sans définition. On trouve des indications suggestives dans les œuvres du chevalier de Méré, Discours, De l’esprit, éd. Boudhors, Paris, Roches, 1930, p. 65. « J’entends par la sottise, je ne sais quel aveuglement malin, opiniâtre et présomptueux : car encore qu’on ait peu de lumière, pourvu qu’on soit docile et traitable, on n’est pas un sot ». La suite du texte indique aussi que Méré pense que la sottise est par essence déplaisante pour les autres. Différence entre simplicité et sottise : p. 82. La sottise est « toujours insupportable de quelque façon qu’elle se présente » ; « elle est opiniâtre, incommode, arrogante, envieuse, perfide, ingrate, chicaneuse, formaliste, bourgeoise, pédante, affirmative, avare, intéressée en tout, et fort rigoureuse à conserver ses droits ». Elle « n’admire que la fortune et l’établissement » ; elle se conduit « par coutume ». La simplicité, au contraire, « n’a rien qui ne soit noble » : p. 83.

C’est une banalité de dire comme La Rochefoucauld, Maximes, 451, que l’on peut être sot sans manquer d’esprit (« Il n’y a point de sots si incommodes que ceux qui ont de l’esprit »). À quoi il ajoute, dans la maxime 456, qu’on « est quelquefois un sot avec de l’esprit, mais on ne l’est jamais avec du jugement ».

Chez Pascal, la sottise consiste souvent dans une certaine ignorance des différences d’ordre des choses :

Misère 7 (Laf. 58, Sel. 92). La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre. Diverses chambres de forts, de beaux, de bons esprits, de pieux dont chacun règne chez soi, non ailleurs. Et quelquefois ils se rencontrent et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre, car leur maîtrise est de divers genre. Ils ne s’entendent pas. Et leur faute est de vouloir régner partout. Rien ne le peut, non pas même la force : elle ne fait rien au royaume des savants, elle n’est maîtresse que des actions extérieures.

Il en résulte naturellement que la sottise marque les conduites qui témoignent d’une forme de disproportion :

Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Mais, direz-vous, quel objet a-t-il en tout cela ? Celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu’il a mieux joué qu’un autre. Ainsi les autres suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu’ils ont résolu une question d’algèbre qu’on n’aurait pu trouver jusqu’ici, et tant d’autres s’exposent aux derniers périls pour se vanter ensuite d’une place qu’ils auront prise aussi sottement à mon gré. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils les savent, et ceux-là sont les plus sots de la bande puisqu’ils le sont avec connaissance, au lieu qu’on peut penser des autres qu’ils ne le seraient plus s’ils avaient cette connaissance.

La sottise paraît souvent dans les disciples des philosophes qui croient naïvement les enseignements extravagants de leurs maîtres :

Philosophes 5 (Laf. 143, Sel. 176). Philosophes. Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au-dehors. Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous. Nos passions nous poussent au dehors, quand même les objets ne s’offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d’eux-mêmes et nous appellent quand même nous n’y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau dire : Rentrez-vous en vous-mêmes, vous y trouverez votre bien ; on ne les croit pas et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots.

Inversement, est marque de sottise le scepticisme des incrédules qui ne comprennent pas que tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être, particulièrement en matière de religion :

Soumission 2 (Laf. 168, Sel. 199). Que je hais ces sottises de ne pas croire l’Eucharistie, etc. Si l’Évangile est vrai, si Jésus-Christ est Dieu, quelle difficulté y a-t-il là ?

Miracles III (Laf. 896, Sel. 448). Mon Dieu que ce sont de sots discours. Dieu aurait-il fait le monde pour le damner, demanderait-il tant de gens si faibles, etc. Pyrrhonisme est le remède à ce mal et rabattra cette vanité.

Ce dernier fragment et le passage ci-dessous de L’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 30, OC III, éd. J. Mesnard, p. 428, soulignent le rapport qui existe entre la sottise d’une part, et la vanité et la présomption, qui parait notamment selon Pascal chez les logiciens : « Je ne fais donc pas de doute que ces règles, étant les véritables, ne doivent être simples, naïves, naturelles, comme elles le sont. Ce n’est pas barbara et baralipton qui forment le raisonnement. Il ne faut pas guinder l’esprit ; les manières tendues et pénibles le remplissent d’une sotte présomption par une élévation étrangère et par une enflure vaine et ridicule au lieu d’une nourriture solide et vigoureuse. »

Il en résulte que les plus brillants esprits peuvent commettre des sottises, comme c’est le cas de Montaigne :

Laf. 780, Sel. 644. Préface de la première partie. Parler de ceux qui ont traité de la connaissance de soi-même, des divisions de Charron, qui attristent et ennuient. De la confusion de Montaigne, qu’il avait bien senti le défaut d’une droite méthode. Qu’il l’évitait en sautant de sujet en sujet, qu’il cherchait le bon air. Le sot projet qu’il a de se peindre et cela non pas en passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir, mais par ses propres maximes et par un dessein premier et principal. Car de dire des sottises par hasard et par faiblesse c’est un mal ordinaire, mais d’en dire par dessein c’est ce qui n’est pas supportable et d’en dire de telles que celles-ci.

Un autre fragment montre en quoi la sottise est plus grave qu’une blessure physique : c’est qu’elle n’est guère susceptible de remède, et que si le boiteux se sait boiteux, le sot ignore sa sottise :

Raisons des effets 17 (Laf. 98, Sel. 132). D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas et un esprit boiteux nous irrite ? À cause qu’un boiteux reconnaît que nous allons droit et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons. Sans cela nous en aurions pitié et non colère. Épictète demande bien plus fortement : pourquoi ne nous fâchons-nous pas si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu’on dit que nous raisonnons mal ou que nous choisissons mal.

Raisons des effets 17 (Laf. 99, Sel. 132) apporte cependant une nuance sur ce point : L’homme est ainsi fait qu’à force de lui dire qu’il est un sot il le croit. Et à force de se le dire à soi-même on se le fait croire, car l’homme fait lui seul une conversation intérieure, qu’il importe de bien régler. Corrumpunt bonos mores colloquia prava.Il faut se tenir en silence autant qu’on peut et ne s’entretenir que de Dieu qu’on sait être la vérité, et ainsi on se le persuade à soi-même.

La sottise ne se confond pas avec la folie, comme l’indique La Fontaine, Fables, VIII, Le rat et l’éléphant, éd. Couton, Garnier, p. 223 : la sottise,

« est proprement le mal français.

La sotte vanité nous est particulière.

Les Espagnols sont vains, mais d’une autre manière.

Leur orgueil me semble en un mot

Beaucoup plus fou, mais pas si sot. »

Voir la maxime 353 de La Rochefoucauld : « Un honnête homme peut être amoureux comme un fou, mais non pas comme un sot ».

Quand Pascal emploie le mot stultitia dans le texte Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680), il l’entend au sens de folie, plutôt que de stupidité, et il le tourne en un bon sens, puisque la sottise des chrétiens, lorsqu’ils déclarent que la raison ne peut pas donner connaissance de Dieu, s’avère être une forme supérieure d’intelligence et de cohérence de la pensée. Voir Lhermet J., Pascal et la Bible, p. 199, sur le mot stultitiam, qui ne se comprend que par référence à saint Paul, I Cor., 1, 18. Pascal reprend à l’apôtre une idée qui permet de prouver à l’incrédule que le christianisme est folie devant les hommes, mais qu’il est plein de bon sens en manquant de preuve.

Jacques-Lefèvre Nicole, Pouey-Mounou Anne-Pascale, Sottise et ineptie, de la Renaissance aux Lumières : ‪discours du savoir et représentations romanesques : colloque organisé par le Centre d’études du roman et du romanesque, U. P. J. V. Amiens, et Centre des sciences de la littérature française, Université Paris X-Nanterre, (25-27 mars 2004), Université Paris X-Nanterre, 2004.

Lucien Jerphagnon a publié un livre intitulé La… sottise ? (Vingt-huit siècles qu’on en parle), Paris, Albin Michel, 2010, qui peut servir à éclairer les pages qu’il consacre au tour d’esprit de Pascal, in L’au-delà de tout, coll. Bouquins, Paris, Robert Laffont, 2017, rééd. de Le caractère de Pascal, voir notamment p. 707 sq. et p. 765 sq.

Pascal traite rarement ses interlocuteurs de sots, surtout dans les Pensées. Dans sa technique argumentative, les sots sont en général d’autres personnes, de la conduite desquelles il cherche à détourner son lecteur. C’est ainsi que, dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681), il fait prononcer des sottises par un incrédule paresseux, pour en dégoûter le lecteur de bonne foi. La sottise sert alors de repoussoir : C’est donc assurément un grand mal que d’être dans ce doute. Mais c’est au moins un devoir indispensable de chercher quand on est dans ce doute. Et ainsi celui qui doute et qui ne cherche pas est tout ensemble et bien malheureux et bien injuste. Que s’il est avec cela tranquille et satisfait, qu’il en fasse profession, et enfin qu’il en fasse vanité, et que ce soit de cet état même qu’il fasse le sujet de sa joie et de sa vanité, je n’ai point de termes pour qualifier une si extravagante créature. Où peut-on prendre ces sentiments ? Quel sujet de joie trouve-t-on à n’attendre plus que des misères sans ressource ? Quel sujet de vanité de se voir dans des obscurités impénétrables, et comment se peut-il faire que ce raisonnement-ci se passe dans un homme raisonnable ? [...] Qui souhaiterait d’avoir pour ami un homme qui discourt de cette manière ? Qui le choisirait entre les autres pour lui communiquer ses affaires ? Qui aurait recours à lui dans ses afflictions ? Et enfin, à quel usage de la vie on le pourrait destiner ? En vérité, il est glorieux à la religion d’avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables, et leur opposition lui est si peu dangereuse, qu’elle sert au contraire à l’établissement de ses vérités.

La controverse avec le P. Noël sur le vide est sur ce point exemplaire : tant que Pascal pense pouvoir corriger le jésuite de ses erreurs, il s’adresse directement à lui par une lettre ; mais lorsqu’il comprend que le P. Noël ne renonce pas à invoquer l’éther ou la légèreté mouvante, il se tourne vers Le Pailleur pour mettre en lumière l’incapacité du jésuite de respecter les règles de la recherche scientifique.

Pour l’exemple des Provinciales, voir Descotes Dominique, “Fonction argumentative de la satire dans les Provinciales de Pascal”, in L’Esprit de la satire, Narr-Place, 1979, p. 43-66.

Plus sûrement encore est marque de sottise le fait de poursuivre une conduite qui se retourne contre ceux qui l’adoptent : Gérard Ferreyrolles a consacré de bonnes pages au fait que les jésuites, quoiqu’ils cherchent à conquérir la société par leurs opinions probables, ne se rendent pas compte qu’ils s’attirent en réalité le mépris général : voir Pascal et la raison du politique, p. 77 sq. Voir sur ce point le fragment 2e ms Guerrier (Laf. 989, Sel. 809). C’est un sot poste dans le monde que celui de moines, qu’ils tiennent, par leur aveu même.