Pensées diverses VIII – Fragment n° 1 / 6 – Papier original : RO 195-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 187 p. 425 / C2 : p. 399 (copie de Pierre Guerrier)
Éditions de Port-Royal :
Chap. VII - Qu’il est plus avantageux de croire que de ne pas croire : 1669 et janv. 1670 p. 61-62 /
1678 n° 3 p. 63-64
Chap. XXVIII - Pensées Chrestiennes : 1669 et janv. 1670 p. 273 / 1678 n° 79 p. 266
Éditions savantes : Faugère II, 174, III / Havet X.8, XXIV.52 / Brunschvicg 252 / Tourneur p. 135 / Le Guern 671 / Lafuma 821 (série XXX) / Sellier 661
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Bibliographie ✍
BELIN Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002. BLAY Michel et HALLEUX Robert, La science classique, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Flammarion, 1998. BUSSON Henri, La religion des classiques, (1660-1680), Presses Universitaires de France, Paris, 1948. FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Champion, Paris, 1995. GILSON Etienne, “Le sens du mot “abêtir” chez Pascal”, Les idées et les lettres, Vrin, Paris, 1932, p. 263-274. GUION Béatrice, Pierre Nicole moraliste, Paris, Champion, 2002. JUNGO Dom M., Le vocabulaire de Pascal étudié dans les fragments pour une apologie. Contribution à l’étude de la langue de Pascal, Bibliothèque du français moderne, D’Artrey, Paris, 1950. LAPORTE Jean, Le cœur et la raison selon Pascal, Paris, Elzévir, 1950, p. 119 sq. LHERMET Joseph, Pascal et la Bible, Paris, Vrin, 1931. McKENNA Antony, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, Paris et Oxford, Voltaire Foundation, 1993. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. NOILLE-CLAUZADE, L’univers du style. Analyses de la rhétorique classique, Metz, Université de Metz, 2003. PÉCHARMAN Martine, “Le divertissement selon Pascal ou la fiction de l’immortalité”, Cités 7, Paris, Presses Universitaires de France, p. 13-19. PINTARD René, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Boivin, Paris, 1943. RABOURDIN David, Pascal. Foi et conversion, Paris, Presses Universitaires de France, 2013. SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010. SELLIER Philippe, Pascal et la liturgie, Paris, Presses Universitaires de France, 1966. TATON René (dir.), Histoire générale des sciences, II, La science moderne (de 1450 à 1800), Paris, Presses Universitaires de France, 1969. |
✧ Éclaircissements
Car il ne faut pas se méconnaître, nous sommes automate autant qu’esprit.
Comme c’est souvent le cas, Pascal ouvre le texte sur une concession faite à l’adversaire : ce sont Montaigne et Charron qui ont soutenu que la plupart des croyances sont fondées sur l’habitude mécanique.
Automate : terme de mécaniques. Machine qui se remue toute seule, qui a en soi les principes de son mouvement, comme une montre, une horloge à contrepoids, ou autres machines qui se meuvent par ressort. On prononce aftomate (Furetière). Le mot automate est apparu lors des additions, et non au premier jet.
Jungo Michel, Le vocabulaire de Pascal, p. 81. Automate : mot technique, ce qui explique sans doute que Port-Royal le supprime, et le remplace par corps ou par sens.
Havet, éd. des Pensées, I, 1866, p. 168, remarque que le mot d’automate appartient au langage cartésien. Pascal dit ici des hommes ce que Descartes dit des bêtes.
Sur le mécanisme et les machines, on trouve d’utiles indications dans les ouvrages suivants : ✍
Taton René (dir.), Histoire générale des sciences, II, La science moderne (de 1450 à 1800), p. 386-388. Sur le mécanisme au XVIIe siècle.
Blay Michel et Halleux Robert, La science classique, XVIe-XVIIIe siècle. Voir les articles R. Halleux sur la Machine, p. 581-589, et de V. Le Ru, sur le Mécanisme, p. 622-631.
Roger Jacques, “La conception mécaniste de la vie”, in Pour une histoire des sciences à part entière, p. 170-191.
Gusdorf Georges, La révolution galiléenne, I, Payot, Paris, 1969, p. 219-235. Place de la notion de machine dans la mentalité classique.
Dugas René, La Mécanique au XVIIe siècle, Éd. Griffon, Neuchâtel, 1954.
Duhem Pierre, Les Origines de la Statique, 2 vol., Hermann, Paris, 1905-1906.
Lenoble Robert, Mersenne ou la naissance du Mécanisme, Vrin, Paris, 1943.
Simon Gérard, “Les machines au XVIIe siècle : usage, typologie, résonances symboliques”, in La Machine dans l’imaginaire (1650-1800), Revue des Sciences Humaines, t. LVIII, n° 186-187, avril-octobre 1982, p. 9-31.
Daumas Maurice, Histoire générale des techniques, II, p. 35. Naissance de l’automatisme.
Pascal présente une machine nouvelle, la presse hydraulique, dans le Traité de l’équilibre des liqueurs, Chapitre II. Pourquoi les liqueurs pèsent suivant leur hauteur, § 1-3, OC IV, p. 1044-1045. Il a aussi conçu une machine arithmétique.
Caus Salomon de, Les raisons des forces mouvantes avec diverses machines tant utiles que plaisantes, auxquelles sont adjoints plusieurs desseins de grottes et fontaines. Augmentées de plusieurs figures avec le discours sur chacune par Salomon de Caus ingénieur et architecte du Roy, à Paris, chez Charles Sevestre, rue Dauphine, proche les Augustins, MDCXXIIII, avec privilège du Roi. Épître au bénin lecteur où l’on montre ce que c’est que machine et les premiers inventeurs d’icelles, ensemble l’utilité que l’on peut tirer de ce présent Livre : « ... il ne sera mal à propos de montrer ce que signifie ce mot [...], premièrement ce mot de machine, comme dit Vitruve (livre X, chapitre I) signifie un assemblage et ferme conjonction de charpenterie, ou autre matériel, ayant force et mouvement, soit de soi-même, ou par quelque moyen que ce soit, et il y en a de trois genres : l’une appelée des Grecs acrouaticque, et est celle qui sert à monter toutes sortes de fardeaux en haut, dont se servent les charpentiers et maçons, et mêmement les marchands, à tirer toutes sortes de marchandises hors des navires, le second genre est dit pneumatique, lequel acquiert mouvement par l’eau et l’air, dont il y a diverses machines, servant à la décoration des grottes et fontaines, le troisième est dit des Grecs Vanauson qui sert a élever tirer et porter de lieu à autre toutes sortes de fardeaux, et mêmement à servir de force à faire plusieurs choses à nous difficiles sans cette aide, comme Moulins à vent et a eau, pompes, pressoirs à vis, orologes, balances, soufflets à forgerons, et plusieurs autres choses desquelles il soit fort difficile de se passer... »
Voir le dossier thématique sur l’animal machine, qui est conçu comme un automate.
Voir sur le même sujet Busson Henri, La religion des classiques, (1660-1680), p. 121 sq., sur l’homme machine. Le corps est comparé à une machine, avec des leviers, des cordes et des poulies, des tuyaux et des liqueurs : p. 124. Claude Perrault en fait la description dans sa Mécanique des animaux, 1680 : p. 124 sq.
Sur la machine humaine comme automate corporel, voir Descartes, Le Monde, éd. Alquié, I, p. 379. L’homme est une sorte de robot automate. Descartes étudie une machine semblable à nous, en explique le fonctionnement, puis montre que dans la réalité les choses se passent de manière analogue. On peut employer la mécanique à la suite de l’anatomie pour expliquer comment les mouvements du corps dépendent les uns des autres : p. 380. Voir L’homme, AT XI, p. 127-128, éd. Alquié I, p. 386 : dans les opérations d’alimentation des organes et d’excrétion, c’est seulement ou la situation ou la figure ou la petitesse des pores par où les parties du sang passent, qui font que les unes y passent plutôt que les autres. Les nerfs de la machine humaine sont comparés avec les tuyaux des fontaines : p. 390. Voir aussi Descartes, Discours de la méthode, V, sur l’animal machine.
Fragment écrit au verso de Raisons des effets 3 (Laf. 84, Sel. 118). Descartes. Il faut dire en gros : « Cela se fait par figure et mouvement », car cela est vrai. Mais de dire quelles et composer la machine, cela est ridicule, car cela est inutile et incertain et pénible. Et quand cela serait vrai, nous n’estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine. (texte barré verticalement)
Gilson Etienne, “Le sens du mot “abêtir” chez Pascal”, Les idées et les lettres, Vrin, Paris, 1932, p. 263-274.
McKenna Antony, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, Paris et Oxford, Voltaire Foundation, 1993, p. 21 sq.
Guion Béatrice, Pierre Nicole moraliste, Paris, Champion, 2002, p. 167 sq. Nicole sur la nécessité d’agir sur la machine. Rapport avec Pascal : p. 168.
♦ Fragments relatifs à la machine et à l’automate
Ordre 5 (Laf. 7, Sel. 41). Lettre qui marque l’utilité des preuves. Par la machine. La foi est différente de la preuve. L’une est humaine l’autre est un don de Dieu. Justus ex fide vivit. C’est de cette foi que Dieu lui-même met dans le cœur, dont la preuve est souvent l’instrument, fides ex auditu, mais cette foi est dans le cœur et fait dire non scio mais credo.
Ordre 9 (Laf. 11, Sel. 45). Ordre. Après la lettre qu’on doit chercher Dieu, faire la lettre d’ôter les obstacles qui est le discours de la machine, de préparer la machine, de chercher par raison.
Vanité 13 (Laf. 25, Sel. 59). La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur fait que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ses accompagnements imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce qu’on ne sépare point dans la pensée leurs personnes d’avec leurs suites qu’on y voit d’ordinaire jointes. Et le monde qui ne sait pas que cet effet vient de cette coutume, croit qu’il vient d’une force naturelle. Et de là viennent ces mots : le caractère de la divinité est empreint sur son visage, etc.
Voir Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680), Infini rien, sur la machine et l’abêtissement.
Fragment écrit au verso de Raisons des effets 3 (Laf. 84, Sel. 118). Descartes. Il faut dire en gros : « Cela se fait par figure et mouvement », car cela est vrai. Mais de dire quelles et composer la machine, cela est ridicule, car cela est inutile et incertain et pénible. Et quand cela serait vrai, nous n’estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine. (texte barré verticalement)
Et de là vient que l’instrument par lequel la persuasion se fait n’est pas la seule démonstration.
Rabourdin David, Pascal. Foi et conversion, p. 49.
Voir De l’Esprit géométrique, 2, De l’art de persuader, OC III, éd. J. Mesnard, p. 413 sq. « L’art de persuader a un rapport nécessaire à la manière dont les hommes consentent à ce qu’on leur propose, et aux conditions des choses qu’on veut faire croire. Personne n’ignore qu’il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans l’âme, qui sont ses deux principales puissances : l’entendement et la volonté. La plus naturelle est celle de l’entendement, car on ne devrait jamais consentir qu’aux vérités démontrées ; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle de la volonté ; car tout ce qu’il y a d’hommes sont presque toujours emportés à croire non pas par la preuve, mais par l’agrément. »
Laf. 808, Sel. 655. Il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, l’inspiration. La religion chrétienne qui seule a la raison n’admet point pour ses vrais enfants ceux qui croient sans inspiration. Ce n’est pas qu’elle exclue la raison et la coutume, au contraire ; mais il faut ouvrir son esprit aux preuves, s’y confirmer par la coutume, mais s’offrir par les humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet, ne evacuetur crux Christi.
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 185. Avec la notion d’automate, une part importante du cartésianisme entre dans l’apologétique de Pascal.
Combien y a‑t‑il peu de choses démontrées !
La formule peut s’appliquer à différentes sortes de réalités.
Les premières sont les principes qui viennent du cœur, comme Pascal l’indique dans le fragment Grandeur 6 (Laf. 110, Sel 142). Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur, c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point, quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison ; cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes voies - et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir.
On peut aussi l’entendre de ce qui relève de l’esprit de finesse. Quoique, comme l’indique Jean Mesnard, cet esprit procède par principes et conséquences très délicats et quasi intuitifs, on ne peut pas dire proprement qu’il produit des démonstrations. Voir sur ce sujet le fragment Géométrie-Finesse II (Laf. 512, Sel. 670).
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 96-98.
Cependant, il est clair par le contexte que Pascal pense ici aux idées qui sont imposées à l’homme par l’automate, c’est-à-dire par les habitudes imposées par la coutume et par l’imagination. Voir sur ce point Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, passim.
Les preuves ne convainquent que l’esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues : elle incline l’automate qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense.
Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, p. 99 sq. Coutume et vie de foi. Le plus souvent, la foi vient de la coutume. Mais la coutume n’exténue pas la vérité, mais lui permet de se conserver dans son humilité essentielle. Ce n’est qu’à l’égard des infidèles et des hérétiques que Pascal juge pitoyable de suivre le train des parents, et dénonce la prévention induisant en erreur (Transition 1). Dans le cas des chrétiens, la coutume est prévention de la vérité : elle est la vérité venant au-devant d’eux. En l’état de nature corrompue, ma raison est nécessairement prévenue : si ce n’est pas par la grâce, c’est par l’habitus corrompu par le péché originel. Dans le cas des chrétiens, la coutume prépare à la foi.
Il faut se confirmer dans la foi par la coutume : voir Laf. 808, Sel. 655 : Il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, l’inspiration. La religion chrétienne qui seule a la raison n’admet point pour ses vrais enfants ceux qui croient sans inspiration. Ce n’est pas qu’elle exclue la raison et la coutume, au contraire ; mais il faut ouvrir son esprit aux preuves, s’y confirmer par la coutume, mais s’offrir par les humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet, ne evacuetur crux Christi.
Rabourdin David, Pascal. Foi et conversion, p. 49. Assentiment obtenu par la coutume, sans démonstration ni acquiescement : p. 49. Influence du corps dans la persuasion. Cela engendre une croyance (créance) et non une connaissance : p. 49-50. Sans violence, sans art, sans argument : p. 51. Affirmation d’un primat épistémologique du corps, avec les objections qu’elle soulève : p. 52 sq.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 174.
Noille-Clauzade, L’univers du style. Analyses de la rhétorique classique, p. 259 sq. Il y a selon Pascal trois façons de persuader : l’esprit par la raison, l’automate corporel par la coutume, le cœur par le sentiment.
On peut considérer ce passage des Pensées sous deux angles, qui ne s’excluent pas.
D’une part, il peut s’inscrire dans une critique de la faiblesse de l’esprit humain d’inspiration sceptique, qui revient à dire que les hommes ne suivent que des opinions imposées par l’habitude, la coutume, c’est-à-dire la pression du corps et de la société.
Mais il peut aussi s’inscrire dans le cadre d’une pédagogie de la foi, qui, sans reprocher à la nature humaine d’être telle qu’elle est, décrit un chemin qui permet d’acquérir sans violence la persuasion des vérités, y compris des vérités religieuses. Il faut d’abord avoir recours à l’esprit, par voie discursive et démonstrative : mais il serait vain de s’arrêter là. Quand une fois l’esprit a vu où est la vérité, l’habitude permet de l’incorporer jusqu’au cœur : il faut avoir recours à elle quand une fois l’esprit a vu où est la vérité, afin de nous abreuver et nous teindre de cette créance qui nous échappe à toute heure, afin de fixer ce que l’instabilité naturelle de l’homme pourrait rapidement dissiper : car d’en avoir toujours les preuves présentes c’est trop d’affaire. Dans cette perspective, l’habitude cesse d’être une puissance trompeuse pour être considérée comme un moyen de fixer les idées sans violence, sans art, sans argument. Mais comme l’indique Jean Mesnard, « c’est là user d’un moyen purement humain, et n’agir que sur le corps ». Pour les vérités les plus élevées, et surtout celles de la foi, « il faut que soit touchée la source de la vie qu’est le cœur, c’est-à-dire que soit reçu le don de la grâce », qui ne dépend ni de l’imagination, ni de la coutume, ni de la raison. Selon le fragment Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690), Dieu n’est véritablement connu que lorsqu’il remplit l’âme et le cœur de ceux qu’il possède.
Belin Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, p. 231. Automatisme et répétition dans la vie spirituelle. Utilité de l’habitude : l’homme est trop faible pour se passer de la force persuasive des répétitions. Le dialogue spirituel se passe de soi à soi, et non par l’oralité ; il faut user de répétition dans ce colloque. Bien régler chez Pascal signifie bien penser, et non obéir à des recettes : p. 232. La discipline de la répétition s’impose parce que la réitération stimule l’élan du cœur et relance le mouvement d’adhésion.
Qui a démontré qu’il sera demain jour et que nous mourrons, et qu’y a‑t‑il de plus cru ? C’est donc la coutume qui nous en persuade.
Dans le fragment Partis, Pascal envisage l’hypothèse que l’on puisse vivre éternellement.
Commencement 5 (Laf. 154, Sel. 187). Partis.
Il faut vivre autrement dans le monde, selon ces diverses suppositions.
1. Si on pouvait y être toujours.
[...]
5. S’il est sûr qu’on n’y sera pas longtemps, et incertain si on y sera une heure.
Cette dernière supposition est la nôtre.
Mais cette hypothèse est purement virtuelle. Nul ne pense qu’il pourrait être toujours sur terre. En revanche, se conduire comme si l’on devait être toujours dans le monde peut être envisagé comme un principe qui gouverne la vie des incrédules et des libertins, qui parviennent à se dissimuler la nécessité où ils seront de mourir à un moment ou à un autre, avec les conséquences qui en découlent. Le thème a été traité dans l’article de Pécharman Martine, “Le divertissement selon Pascal ou la fiction de l’immortalité”, Cités 7, p. 13-19. Voir surtout p. 19, sur le divertissement comme idée factice qui fait que l’on se conduit comme si on pouvait « être toujours ».
Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 168. Différence entre la coutume de voir les autres dans certaines opinions, et la coutume qui fait croire que le soleil se lèvera demain.
On trouve une idée voisine dans Chesterton G. K., “The honour of Israel Gow”, The innocence of Father Brown, édition annotée par Martin Gardner, Oxford University Press, 1987, p. 132. « Do you know what sleep is ? Do you know that every man who sleeps believes in God ? ». Commentaire de Martin Gardner : toute personne qui va dormir croit qu’elle va se réveiller au matin. Le P. Brown y voit un acte de foi dans l’uniformité de l’ordre de la nature, et de là en une divinité responsable de cette uniformité. Pascal ne pousse pas aussi loin le raisonnement : il ne voit pas dans la croyance qu’il sera demain jour une preuve de l’existence de Dieu, mais seulement une preuve de la puissance de la coutume.
Il note du reste que cette confiance que donne l’accoutumance est aussi parfois trompeuse :
Laf. 660, Sel. 544. Spongia Solis. Quand nous voyons un effet arriver toujours de même nous en concluons une nécessité naturelle, comme qu’il sera demain jour, etc. mais souvent la nature nous dément et ne s’assujettit pas à ses propres règles.
Havet, éd. des Pensées, I, 1866, p. 168, voit dans ce passage une équivoque : « la coutume qui fait nos opinions en général, c’est la coutume de voir les autres dans ces opinions, et de nous y conformer nous-mêmes. Mais ce qui nous fait croire que le soleil se lèvera demain, c’est, si l’on veut, la coutume où il est de se lever, mais non pas la coutume où nous sommes de croire qu’il se lèvera. Aussi la coutume change pour les opinions, mais la croyance que le soleil se lèvera demain ne change pas, parce que le soleil lui-même ne change pas sa marche. Si nous croyons que le soleil se lèvera demain, c’est qu’ayant toutes les raisons de le croire, nous n’en pouvons pas trouver une seule de croire le contraire. Il n’en est pas ainsi de ces opinions vulgaires, qui ont le plus souvent peu de raisons pour les appuyer, tandis qu’il y en a plusieurs pour les combattre. En un mot, il y a d’un côté induction, il y a seulement préjugé de l’autre ».
En fait, cette distinction est peut-être un peu subtile. Après tout, ce n’est pas nécessairement par induction que nous savons que nous mourrons, car l’unique fois où l’on meurt ne peut guère servir de base d’induction, et c’est plutôt parce que l’on voit les autres mourir et qu’on nous a assuré que cela nous arrivera un jour que nous en sommes assurés.
C’est elle qui fait tant de chrétiens,
C’est elle qui fait tant de chrétiens : Port-Royal supprime ces mots.
Plus timoré, Nicole écrit dans le Discours sur la nécessité de ne se pas conduire au hasard, et par des règles de fantaisie, dans les Essais de morale, II, Paris, Desprez et Desessarts, 1705, p. 10, qu’il met à part la religion chrétienne : « J’excepte la religion chrétienne, qui a un éclat si grand et si particulier par sa sainteté, son antiquité, ses miracles et ses prophéties, que ceux qui la suivent, étant frappés de cet éclat extraordinaire, et qui ne se rencontre nulle part ailleurs, ne peuvent être estimés téméraires de la préférant tout d’un coup à toutes les autres ».
Charron Pierre, De la sagesse, II, V, 9, éd. Negroni, p. 451. Paris, Fayard, 1986. « L’on est circoncis, baptisé, juif et chrétien, avant que l’on sache que l’on est homme ».
c’est elle qui fait les Turcs,
Roux Jean-Paul, Histoire des Turcs, Paris, Fayard, 1984.
Bluche François (dir.), Dictionnaire du grand siècle, Paris, Fayard, 1990, article Grand Turc, p. 678, article Turquie, p. 1546-1547, et article Islam et chrétienté, p. 770-771.
Pillorget René et Suzanne, France baroque, France classique, I, Récit, coll. Bouquins, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 1532-1546.
Voir dans Lafuma Luxembourg, Notes, p. 153, le renvoi à Boulliau Ismaël, Relation du voyage d’Orient, BN, ms. 13039, t. XXI, en date de 1647-1648, qui note que les Turcs sont moins des païens que des hérétiques. De fait, par ses origines, l’islam se rattache au judaïsme et au christianisme. Ses membres se considèrent comme les descendants et les héritiers spirituels d’Ismaël, et par là d’Abraham ; voir Genèse, XVI et XXI. Le monothéisme islamique est une forme durcie du monothéisme juif, qui considère Jésus-Christ comme un simple prophète. Cependant Mahomet confond la croyance chrétienne à la Trinité avec le polythéisme.
Pintard René, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, p. 376.
les païens,
Ferreyrolles Gérard, “Les païens dans la stratégie argumentative de Pascal”, in Pascal. Religion, Philosophie, Psychanalyse, Revue philosophique de la France et de l’étranger, n° 1, janv.-mars 2002, p. 21-40. Définition du mot païen : p. 22 sq. L’étude traite surtout des Provinciales, mais le rapport avec les Pensées est abordé dans la dernière partie.
les métiers,
L’idée que les métiers se choisissent selon la coutume et la mode est développée dans plusieurs fragments.
Laf. 634, Sel. 527. La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier : le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs. C’est un excellent couvreur, dit‑on. Et en parlant des soldats : Ils sont bien fous, dit‑on. Et les autres au contraire : Il n’y a rien de grand que la guerre, le reste des hommes sont des coquins. À force d’ouïr louer en l’enfance ces métiers et mépriser tous les autres, on choisit. Car naturellement on aime la vertu et on hait la folie. Ces mots mêmes émeuvent, on ne pèche qu’en l’application. Tant est grande la force de la coutume que, de ceux que la nature n’a fait qu’hommes, on fait toutes les conditions des hommes. Car des pays sont tout de maçons, d’autres tout de soldats, etc. Sans doute que la nature n’est pas si uniforme. C’est la coutume qui fait donc cela, car elle contraint la nature. Et quelquefois la nature la surmonte et retient l’homme dans son instinct, malgré toute coutume, bonne ou mauvaise.
les soldats, etc.
Dictionnaire de l’Académie, article Soldat : homme de guerre qui est à la solde d’un prince, d’un État, etc. Il se dit des simples soldats, à la différence des officiers. Il se dit plus particulièrement de ceux qui servent dans l’infanterie. On dit qu’un homme est soldat pour dire qu’il est brave, vaillant, déterminé ; ex. : Il est plus soldat que capitaine. Il se prend quelquefois adjectivement : Il a l’air soldat. Furetière : Soldat se dit de tout homme qui est brave.
Vanité 22 (Laf. 35, Sel. 69). Talon de soulier. Ô que cela est bien tourné ! Que voilà un habile ouvrier ! Que ce soldat est hardi ! Voilà la source de nos inclinations et du choix des conditions. Que celui-là boit bien, que celui-là boit peu : voilà ce qui fait les gens sobres et ivrognes, soldats, poltrons, etc.
Laf. 627, Sel. 520. La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme qu’un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs et les philosophes mêmes en veulent, et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit, et ceux qui les lisent veulent avoir la grâce de les avoir lus, et moi qui écris ceci ai peut-être cette envie, et peut-être que ceux qui le liront...
Voir aussi le fragment ci-dessus, Laf. 634, Sel. 527.
Il y a la foi reçue dans le baptême de plus aux chrétiens qu’aux païens.
Addition en marge de gauche.
Sur le baptême, voir Bouyer Louis, Dictionnaire théologique, art. Baptême, p. 95-100. « Le baptême, dans sa célébration traditionnelle, apparaissait clairement comme l’acte par lequel l’Église reçoit un nouveau croyant dans la communauté de la foi et l’intègre au corps mystique du Christ en l’accueillant à la table eucharistique [...]. Il nous introduit à l’eucharistie, où ce peuple s’associe, dans l’unité de la foi, par la prière commune, l’offrande sacrificielle et la communion au ressuscité, à cet unique sacrifice de réconciliation et d’action de grâces dont le Christ est le prêtre. C’est ainsi que l’on comprendra pleinement le caractère baptismal [...], c’est-à-dire l’empreinte surnaturelle que le baptême imprime à jamais à qui l’a reçu et qui fait de lui un membre du Christ. Il s’ensuit immédiatement, à moins qu’un refus positif de la vraie foi n’y fasse obstacle une purification totale à l’égard des fautes antérieures au baptême ».
Le baptême est un sacrement qui efface le péché originel en donnant la vie surnaturelle et nous fait chrétiens, enfants de Dieu et de l’Église. Il ne faut pas entendre que, pour Pascal, le baptême engendre mécaniquement la foi, mais que la grâce qu’il dispense doit être associée à l’instruction.
Le baptême donne-t-il la foi ?
Pascal a recueilli ses réflexions sur le baptême et l’état de baptisé dans le petit écrit inachevé auquel a été attribué le titre de Comparaison des chrétiens des premiers temps avec ceux d’aujourd’hui, dénomination qui n’est certainement pas due à Pascal lui-même. Jean Mesnard aurait préféré un titre qui aurait mieux mis en lumière le sujet véritable de l’opuscule : De la signification du baptême, ou De la condition du baptisé. Ces titres auraient mieux montré le lien qu’on peut établir avec la note marginale du présent fragment.
OC IV, éd. J. Mesnard, p. 56 sq. L’Église a de tout temps voulu que
« ceux qu’elle retire dans un âge si tendre de la contagion du monde s’écartent bien loin des sentiments du monde. Elle prévient l’usage de raison, pour prévenir les vices où la raison corrompue les entraînerait ; et devant que leur esprit puisse agir, elle les remplit de son esprit, afin qu’ils vivent dans une ignorance du monde et dans un état d’autant plus éloigné du vice qu’ils ne l’auraient jamais connu.
Cela paraît par les cérémonies du baptême, car elle n’accorde le baptême aux enfants qu’après qu’ils ont déclaré, par la bouche des parrains, qu’ils le désirent, qu’ils croient, qu’ils renoncent au monde et à Satan. Et comme elle veut qu’ils conservent ces dispositions dans toute la suite de leur vie, elle leur commande expressément de les garder inviolablement, et ordonne par un commandement indispensable aux parrains d’instruire les enfants de toutes ces choses. Car elle ne souhaite pas que ceux qu’elle a nourris dans son sein depuis l’enfance soient aujourd’hui moins instruits et moins zélés que ceux qu’elle admettait autrefois au nombre des siens. Elle ne désire pas une moindre perfection dans ceux qu’elle nourrit que dans ceux qu’elle reçoit.
Cependant on en use d’une façon si contraire à l’intention de l’Église qu’on n’y peut penser sans horreur. On ne fait quasi plus de réflexion sur un aussi grand bienfait, parce qu’on ne l’a jamais demandé, parce qu’on ne se souvient pas même de l’avoir reçu [...].
Mais comme il est évident que l’Église ne demande pas moins de zèle dans ceux qui ont été élevés domestiques de la foi que dans ceux qui aspirent à le devenir, il faut se mettre devant les yeux l’exemple des catéchumènes, considérer leur ardeur, leur dévotion, leur horreur pour le monde, leur généreux renoncement au monde ; et si on ne les jugeait pas dignes de recevoir le baptême sans ces dispositions, ceux qui ne les trouvent pas en eux [ne doivent-ils pas faire tous leurs efforts pour former d’aussi généreux sentiments ?]
Il faut donc qu’ils se soumettent à recevoir l’instruction qu’ils auraient eue s’ils commençaient à entrer dans la communion de l’Église ; et il faut de plus qu’ils se soumettent à une pénitence telle qu’ils n’aient plus envie de la rejeter et qu’ils aient moins d’aversion pour l’austérité de la mortification qu’ils ne trouvent de charmes dans l’usage des délices vicieux du péché.
Pour les disposer à s’instruire, il faut leur faire entendre la différence des coutumes qui ont été pratiquées dans l’Église suivant la diversité des temps [...].
Qu’en l’Église naissante on enseignait les catéchumènes, c’est-à-dire ceux qui prétendaient au baptême, avant que de leur conférer ; et on ne les y admettait qu’après une pleine instruction des mystères de la religion, qu’après une pénitence de leur vie passée, qu’après une grande connaissance de la grandeur et de l’excellence de la profession de la foi et des maximes chrétiennes où ils désiraient entrer pour jamais, qu’après des marques éminentes d’une conversion véritable du cœur, et qu’après un extrême désir du baptême. Ces choses étant connues de toute l’Église, on leur conférait le sacrement d’incorporation par lequel ils devenaient membres de l’Église.
Au lieu qu’en ces temps, le baptême ayant été accordé aux enfants avant l’usage de raison, par des considérations très importantes, il arrive que la négligence des parents laisse vieillir les chrétiens sans aucune connaissance de la grandeur de notre religion ».
Enfin il faut avoir recours à elle, quand une fois l’esprit a vu où est la vérité, afin de nous abreuver et nous teindre de cette créance qui nous échappe à toute heure, car d’en avoir toujours les preuves présentes, c’est trop d’affaire. Il faut acquérir une créance plus facile qui est celle de l’habitude qui, sans violence, sans art, sans argument, nous fait croire les choses et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. Quand on ne croit que par la force de la conviction et que l’automate est incliné à croire le contraire, ce n’est pas assez. Il faut donc faire croire nos deux pièces : l’esprit, par les raisons qu’il suffit d’avoir vues une fois en sa vie, et l’automate, par la coutume et en ne lui permettant pas de s’incliner au contraire.
Affaire : ce qui peut occuper nos soins, nos pas, nos pensées, nous obliger à travailler, aller et venir (Furetière). Richelet définit aussi affaire, chose qui demande du soin et de la peine pour être terminée. C’est une affaire que cela, et il n’en saurait venir à bout. Ce n’est pas une affaire pour lui, et il la terminera avec honneur.
L’automate est incliné à croire le contraire : l’édition de Port-Royal porte si les sens nous portent à croire le contraire.
Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, p. 72 sq. La réitération du raisonnement lui donne des ailes, malgré sa lenteur naturelle.
Russier Jeanne, La foi selon Pascal, I, p. 206 sq. Automate, continuité et répétition : p. 207. Preuve et machine, deux facteurs humains de la foi, p. 210. Ce caractère est dû au péché ; si nous étions clairement orientés sur notre foi, le milieu n’aurait guère d’influence sur nos démarches : p. 211. Le péché détourne de Dieu, il est la forme type de la prévention. Sans le redressement opéré par la grâce, nous ne saurions chercher et trouver Dieu. Le pari n’a de sens que par cette idée, p. 215. La coutume est un moyen, parfois indispensable, de croire, et c’est un instrument de la volonté de Dieu. Réciproquement le recours à la coutume est efficace pour croire parce qu’il enseigne nécessairement et exprime une conversion morale : p. 218. Les preuves historiques de Dieu sont obscures au regard de la passion aveugle ; il faut donc travailler non à augmenter les preuves, mais à diminuer les passions, saper l’amour-propre par l’humiliation des formalités.
Rabourdin David, Pascal. Foi et conversion, p. 49. Assentiment obtenu par la coutume, sans démonstration ni acquiescement : p. 49. L’influence du corps dans la persuasion engendre une croyance (créance) et non une connaissance : p. 49-50. Sans violence, sans art, sans argument : p. 51. La coopération entre les deux pièces, qui engendre un certain nombre de recommandations, est nécessaire : p. 59 sq. S’ouvrir aux preuves et s’y confirmer par la coutume, Laf. 808, Sel. 655. Avoir recours à la coutume quand une fois l’esprit a vu où est la vérité, pour engendrer la créance : p. 59. Faire croire nos deux pièces : p. 59. L’esprit peut s’entraîner lui-même par l’intermédiaire du corps : p. 60. Le corps est un moyen pour une persuasion complète et durable : p. 60. La machine est ce qui produit la foi comme une habitude, comme une coutume : p. 61.
Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, p. 103 sq., insiste sur le fait que, pour ce qui touche la coutume, Pascal n’est pas toujours dans l’opinion où nous sommes aujourd’hui, qui assimile l’habitude à une sorte d’asservissement. Il s’inscrit plutôt dans une optique thomiste, pour qui l’habitude est ordonnée à l’acte et lui permet d’être toujours in promptu et de s’effectuer expedite : grâce à l’habitude, il y a dans la puissance une sorte d’acte toujours prêt à se réaliser. C’est ce que Pascal dit nettement dans le fragment Laf. 418, Sel. 680, Infini rien, sur l’automate et la machine.
Inclina cor meum Deus.
Psaume 118, He, verset 36. « Inclina cor meum in testimonia tua, et non in avaritiam ». Tr. : « Faites pencher mon cœur vers les témoignages de votre loi, et non pas vers l’avarice ».
Conclusion 4 (Laf. 380, Sel. 412). Ne vous étonnez pas de voir des personnes simples croire sans raisonnement. Dieu leur donne l’amour de soi et la haine d’eux-mêmes. Il incline leur cœur à croire. On ne croira jamais, d’une créance utile et de foi si Dieu n’incline le cœur et on croira dès qu’il l’inclinera. Et c’est ce que David connaissait bien. Inclina cor meum Deus in, etc.
Lhermet Joseph, Pascal et la Bible, p. 200 sq. Pascal ajoute le mot Deus au texte du psalmiste.
Pascal aimait ce psaume que le bréviaire parisien lui proposait pour prière quotidienne. Voir Sellier Philippe, Pascal et la liturgie, p. 30. Répons liturgique du bréviaire, Inclina cor meum, Deus, in testimonia tua, répété trois fois à Tierce, tous les jours, après la récitation du psaume 118. Pascal était particulièrement attaché à ce psaume, qu’il ne pouvait réciter sans émotion. Voir ce qu’en dit La Vie de M. Pascal, 1e version ; OC I, éd. J. Mesnard, p. 596 : « Il avait un amour sensible pour tout l’Office divin, mais surtout pour toutes les Petites Heures, parce qu’elles sont composées du psaume CXVIII, dans lequel il trouvait tant de choses admirables qu’il sentait de la délectation à le réciter. Et quand il s’entretenait avec ses amis de la beauté de ce psaume, il se transportait en sorte qu’il paraissait hors de lui-même : et cette méditation l’avait rendu si sensible à toutes les choses par lesquelles on tâche d’honorer Dieu qu’il n’en négligeait pas une. »
Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., 2010, p. 211-237. Ph. Sellier, p. 211-220, note le rapprochement avec la fin du Mémorial.
Commentaire de Port-Royal : « Je m’adresse à vous, mon Dieu, comme au maître de mon cœur, et reconnaissant l’impuissance où je suis sans vous pour toute sorte de bien, je vous demande que vous le fassiez pencher par le secours de votre grâce du côté de votre loi, je vous demande que vous lui inspiriez une forte volonté de l’accomplir, et que vous y répandiez par votre Esprit saint la charité qui est la fin et l’accomplissement de la loi. C’est cet amour, ô mon Dieu, que je reconnais qui n’est point en ma puissance sans votre grâce. Car je suis d’ailleurs très convaincu que mon cœur est en mon pouvoir pour ma propre perte ; et que si vous ne le détournez de l’amour des créatures par l’amour de votre loi, je me porterai avec ardeur vers l’avarice qui lui est directement opposée, et vers tous les faux biens de ce monde qui peuvent me perdre. Faites donc que je regarde très sincèrement, selon les témoignages de votre loi, tout bien qui ne conduit pas à vous comme un faux bien, et que je déteste comme une avarice très criminelle, le désir de posséder d’autres biens que vous ».
Inclination : au premier sens, approche d’une chose vers une autre. Se dit figurément en choses spirituelles des affections de l’âme, et signifie alors une pente ou disposition naturelle à faire quelque chose. Les uns ont de l’inclination aux armes ; les autres à l’étude, les uns à la vertu, les autres à la débauche. On ne réussit jamais bien en une chose, quand on force son inclination. Se dit aussi de l’amour, de la bonne volonté qu’on a pour quelqu’un. Ces deux amis ont beaucoup d’inclination l’un pour l’autre, ils s’aiment d’inclination. Il se dit aussi des choses inanimées, en parlant de leurs vertus naturelles, qui les portent vers quelque objet. Tous les corps graves ont de l’inclination pour leur centre, l’aimant a de l’inclination pour le pôle, s’incline vers le pôle. Le mot a aussi un sens technique en médecine et en astronomie.
Pascal emploie aussi le mot incliner pour désigner les tendances qui s’imposent au cœur corrompu. Voir Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, § XIII, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1010. « Ôtez donc de moi, Seigneur, la tristesse que l’amour de moi-même me pourrait donner de mes propres souffrances, et des choses du monde qui ne réussissent pas au gré des inclinations de mon cœur, qui ne regardent pas votre gloire ; mais mettez en moi une tristesse conforme à la vôtre. Que mes souffrances servent à apaiser votre colère. Faites-en une occasion de mon salut et de ma conversion. Que je ne souhaite désormais de santé et de vie qu’afin de l’employer et la finir pour vous, avec vous et en vous. Je ne vous demande ni santé, ni maladie, ni vie, ni mort ; mais que vous disposiez de ma santé et de ma maladie, de ma vie et de ma mort, pour votre gloire, pour mon salut et pour l’utilité de l’Église et de vos saints, dont j’espère par votre grâce faire une portion. Vous seul savez ce qui m’est expédient : vous êtes le souverain maître, faites ce que vous voudrez. Donnez-moi, ôtez-moi ; mais conformez ma volonté à la vôtre ; et que, dans une soumission humble et parfaite et dans une sainte confiance, je me dispose à recevoir les ordres de votre providence éternelle, et que j’adore également tout ce qui me vient de vous. »
Saint Augustin, Œuvres, Les commentaires des Psaumes. Psaume 118, Sermons 1-14, Bibliothèque augustinienne, 67/A, Paris, Institut d’Études augustiniennes, 2016, et Psaume 118, Sermons 15-32, Bibliothèque augustinienne, 67/B, Paris, Institut d’Études augustiniennes, 2017. Voir l’Introduction du premier volume, p. 7-124, notamment p. 92 sq., sur l’enseignement sur la grâce contenu dans le psaume.
Chédozeau Bernard, L’univers biblique catholique au siècle de Louis XIV. La Bible de Port-Royal, I, Paris, Champion, 2013, p. 532 sq. La traduction de la Bible commence avec les Psaumes (1665), puis le Nouveau Testament (1667). Isaac Louis Lemaistre de Sacy et, après sa mort en 1684, les derniers Messieurs ont procuré dès 1650 la traduction de quelques psaumes dans L’Office de l’Église (plus connu sous le titre Les Heures de Port-Royal), puis l’ensemble des Psaumes à partir de 1665 ; le Nouveau Testament dit « de Mons » en 1667 ; l’Ancien Testament (dont à nouveau Les Psaumes) de 1672 à 1693 ; et à nouveau le Nouveau Testament de 1696 à 1708. Avec « les grandes explications » qui les accompagnent, ces textes forment la Bible qu’on peut appeler « de Port-Royal ». Le lecteur trouvera le texte de cette traduction dans La Bible, traduction de Louis-Isaac Le Maître de Sacy, préface et textes d’introduction établis par Philippe Sellier, avec une remarquable et utile préface.
Voir également Chédozeau Bernard, Port-Royal et la Bible. Un siècle d’or de la Bible en France, 1650-1708, sur les Heures de Port-Royal (1650), p. 79 sq., et les éditions port-royalistes du livre des Psaumes, p. 127 sq.
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La raison agit avec lenteur et avec tant de vues sur tant de principes, lesquels il faut qu’ils soient toujours présents, qu’à toute heure elle s’assoupit ou s’égare, manque d’avoir tous ses principes présents. Le sentiment n’agit pas ainsi. Il agit en un instant et toujours est prêt à agir. Il faut donc mettre notre foi dans le sentiment, autrement elle sera toujours vacillante.
Vacillante : qui est irrésolu, qui ne sait à quoi se déterminer (Furetière). Port-Royal remplace par chancelante, qui n’est pas ferme, stable, assuré, et ajoute incertaine, par souci de précision.
Laporte Jean, Le cœur et la raison selon Pascal, p. 119 sq., sur la certitude du sentiment.
Rabourdin David, Pascal. Foi et conversion, p. 49. L’assentiment obtenu par la coutume, sans démonstration ni acquiescement, marque de l’influence du corps dans la persuasion. Il procède sans violence, sans art, sans argument. L’opposition entre passivité et activité se double d’une opposition entre rapidité et lenteur, aisance et labeur : p. 58.
Elle s’assoupit ou s’égare manque d’avoir tous ses principes présents : Pascal rappelle dans les Pensées qu’il suffit d’ignorer un principe, pour tomber dans l’erreur. C’est ce qui rend si fragiles ou difficiles certains modes de connaissance, notamment l’esprit de finesse : voir Géométrie-Finesse II (Laf. 512, Sel. 670). Différence entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. En l’un les principes sont palpables mais éloignés de l’usage commun de sorte qu’on a peine à tourner la tête de ce côté-là, manque d’habitude : mais pour peu qu’on l’y tourne, on voit les principes à plein ; et il faudrait avoir tout à fait l’esprit faux pour mal raisonner sur des principes si gros qu’il est presque impossible qu’ils échappent. Mais dans l’esprit de finesse, les principes sont dans l’usage commun et devant les yeux de tout le monde. On n’a que faire de tourner la tête, ni de se faire violence ; il n’est question que d’avoir bonne vue, mais il faut l’avoir bonne : car les principes sont si déliés et en si grand nombre, qu’il est presque impossible qu’il n’en échappe. Or l’omission d’un principe mène à l’erreur ; ainsi il faut avoir la vue bien nette pour voir tous les principes, et ensuite l’esprit juste pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus. Quoique la raison, qui agit avec lenteur, soit tout à fait distincte de l’esprit de finesse, le principe que l’omission d’un principe mène à l’erreur vaut aussi pour elle.
Gilson Etienne, “Le sens du mot “abêtir” chez Pascal”, Les idées et les lettres, p. 263-274. Voir p. 273 : sur le sens du verbe s’abêtir, qui signifie assujettir l’esprit, dont la conviction est nécessairement instable, à l’automatisme de la bête, qui, chez l’être double que nous sommes, est le seul principe d’assurance et de stabilité.
Le résultat de l’accoutumance est expliqué dans le fragment Preuves par discours I (Laf. 419, Sel. 680). La coutume est la nature. Qui s’accoutume à la foi la croit, et ne peut plus ne pas craindre l’enfer, et ne croit autre chose. Qui s’accoutume à croire que le roi est terrible, etc. Qui doute donc que notre âme étant accoutumée à voir nombre, espace, mouvement, croie cela et rien que cela ?
Aucun moyen de croire n’est donc méprisable, pourvu que chacun tienne sa juste place.
Laf. 808, Sel. 655. Il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, l’inspiration. La religion chrétienne qui seule a la raison n’admet point pour ses vrais enfants ceux qui croient sans inspiration. Ce n’est pas qu’elle exclue la raison et la coutume, au contraire ; mais il faut ouvrir son esprit aux preuves, s’y confirmer par la coutume, mais s’offrir par les humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet, ne evacuetur crux Christi.
Les pénitences elles-mêmes répondent au même principe :
Pensée n°19T verso (Laf. 936, Sel. 751). Les pénitences extérieures disposent à l’intérieure, comme les humiliations à l’humilité, ainsi les...
Voir la lettre que Blaise et Jacqueline adressent à Gilberte le 5 novembre 1648, OC II, éd. J. Mesnard, p. 697, sur la nécessité de la répétition des instructions pieuses dans la vie spirituelle chrétienne.