Miracles III – Fragment n° 1 / 11 – Papier original : RO 451-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 192 p. 455-455 v° / C2 : p. 253v-255
Éditions de Port-Royal : Chap. XXVII - Pensées sur les miracles : 1669 et janv. 1670 p. 230 et 234 /
1678 n° 14 p. 223 et n° 17 p. 226-227
Éditions savantes : Faugère I, 281, XLV ; II, 214, III / Havet XXIII.24 et 19 / Brunschvicg 852 / Tourneur p. 152 / Le Guern 696 / Lafuma 859 (série XXXIV, notée XXXIII par erreur) / Sellier 438
______________________________________________________________________________________
Bibliographie ✍
ARMOGATHE Jean-Robert, L’Antéchrist à l’âge classique. Exégèse et politique, Summulae, Paris, Mille et une nuits, 2005. DESCOTES Dominique, “Jésuites violents et poissons volants”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, 34, Clermont-Ferrand, 2012, p. 28-36. Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, article Élie, Cerf, 1993. GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Commentaires, Seconde édition, Vrin, Paris, 1971. JOUSLIN Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales. Étude d’un dialogue polémique, Clermont, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007. LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, II, Les vérités de la grâce,Paris, Presses Universitaires de France, Paris, 1923. MISONO Keisuke, Écrire contre le jansénisme. Léonard de Marandé, polémiste antijanséniste, Paris, Champion, 2012. REGUIG-NAYA Delphine, Le corps des idées. Pensées et poétiques du langage dans l'augustinisme de Port-Royal. Arnauld, Nicole, Pascal, Mme de La Fayette, Racine, Paris, Champion, 2007. SHIOKAWA Tetsuya, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977. Voir le dossier thématique sur l’Antéchrist. |
✧ Éclaircissements
♦ Le mouvement de l’argumentation dans ces premières notes
Pascal esquisse dans le début de ces notes un argument qu’il a étoffé ailleurs, sur le fait que les jésuites prennent prétexte de tous les reproches que leur font les jansénistes pour leur renvoyer le grief d’être hérétiques. Le même argument prend une forme plus aiguë lorsqu’il soutient que les polémistes de la Compagnie sont toujours prêts à changer les attaques qu’ils adressent à leurs ennemis, afin de ne les laisser jamais exempts de reproches.
Même mouvement d’argumentation esquissé dans Miracles III (Laf. 877, Sel. 441). S’ils disent qu’ils sont soumis au pape c’est une hypocrisie.
S’ils sont prêts à souscrire toutes ses constitutions cela ne suffit pas.
S’ils disent que notre salut dépend de Dieu ce sont des hérétiques.
S’ils disent qu’il ne faut pas tuer pour une pomme ils combattent la morale des catholiques.
S’il se fait des miracles parmi eux ce n’est point une marque de sainteté et c’est au contraire un soupçon d’hérésie.
L’argument est présenté dans toute sa force dans la Provinciale XVII, 14. « Je rapporte toute cette suite parce qu’il me semble que cela découvre assez l’esprit de votre Société en toute cette affaire, et qu’on admirera de voir que, malgré tout ce que je viens de dire, vous n’ayez pas cessé de publier qu’ils étaient toujours hérétiques. Mais vous avez seulement changé leur hérésie selon le temps. Car, à mesure qu’ils se justifiaient de l’une, vos Pères en substituaient une autre, afin qu’ils n’en fussent jamais exempts. Ainsi, en 1653, leur hérésie était sur la qualité des propositions. Ensuite elle fut sur le mot à mot. Depuis vous la mîtes dans le cœur. Mais aujourd’hui on ne parle plus de tout cela ; et l’on veut qu’ils soient hérétiques, s’ils ne signent que le sens de la doctrine de Jansénius se trouve dans le sens de ces cinq propositions. »
Injustes persécuteurs de ceux que Dieu protège visiblement.
Il s’agit des jésuites persécuteurs des religieuses de Port-Royal. La protection de Dieu sur Port-Royal est visible dans le miracle de la Sainte Épine.
Voir le début d’une dix-neuvième Provinciale inachevée, adressée au P. Annat : « Si je vous ai donné quelque déplaisir par mes autres Lettres en manifestant l’innocence de ceux qu’il vous importait de noircir, je vous donnerai de la joie par celle-ci, en vous y faisant paraître la douleur dont vous les avez remplis. Consolez‑vous, mon Père, ceux que vous haïssez sont affligés. Et si MM. les évêques exécutent dans leurs diocèses les conseils que vous leur donnez de contraindre à jurer et à signer qu’on croit une chose de fait qu’il n’est pas véritable qu’on croie et qu’on n’est pas obligé de croire, vous réduirez vos adversaires dans la dernière tristesse de voir l’Église en cet état. Je les ai vus, mon Père, et je vous avoue que j’en ai eu une satisfaction extrême. » Le début de cette dix-neuvième Provinciale a été donné dans l’édition Sellier 747, avec les notes que le manuscrit Périer a conservées sous le n° 4D (Laf. 979, Sel. 747).
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, p. 163 sq. Projet de Provinciale sur les miracles.
Provinciale XVII, sur le reproche d’hérésie adressé à Port-Royal.
-------
S’ils vous reprochent vos excès, ils parlent comme les hérétiques.
Pascal relève le procédé des jésuites qui, lorsque les jansénistes stigmatisent leurs excès, leur renvoient immédiatement le reproche d’être « objectivement » complices des calvinistes.
Cette phrase du manuscrit marque le premier pas d’une progression : on peut parler comme les hérétiques de façon accidentelle, car comme les hérétiques ne se trompent pas en tout, il peut arriver qu’on approuve quelques-unes de leurs idées qui ne s’écartent pas de la vérité. Mais c’est tout de même une situation fâcheuse, qui peut donner lieu à une présomption, voire une suspicion d’erreur.
La phrase suivante affirme que non seulement les jésuites imputent aux jansénistes de parler comme les hérétiques, mais aussi d’être hérétiques.
Les Copies lisent autre chose : « S’ils nous reprochent nos excès, ils parlent comme les hérétiques. » Cela peut être une phrase attribuée aux jésuites. Mais cette leçon, qui suppose que c’est un jésuite qui parle, n’est pas très recevable : il n’est pas vraisemblable en effet qu’un jésuite admette que les membres de sa compagnie commettent des excès. La lecture des Copies va donc contre le texte du manuscrit.
Dans le cas présent, Pascal fait certainement allusion aux reproches que les disciples de saint Augustin ont adressés aux jésuites, coupables d’approuver les opinions probables des casuistes. Cet argument, que les jansénistes font les mêmes reproches à l’Église et parlent ainsi comme les calvinistes, est soutenu par les jésuites contre les Provinciales et contre les écrits composés contre la morale relâchée. Pascal a en effet dénoncé les excès des jésuites dans les Provinciales, et a dû ensuite se défendre contre les accusations lancées par le P. Annat de parler comme les protestants.
On attribue au P. Nouët une lettre sur les similitudes entre les jansénistes et les calvinistes ; voir l’Autre lettre du même auteur, sur la conformité des reproches et des calomnies que les jansénistes publient contre les Pères de la Compagnie de Jésus, avec celles que le ministre Du Moulin a publiées devant eux contre l’Église romaine, dans son livre des Traditions, imprimé à Genève en l’année 1632, Liège, Hovius, 1657, p. LXVII sq., et 1658, p. 67 sq. L’auteur y compare de nombreux passages de Du Moulin et des Reproches des jansénistes contre les jésuites ; voir par exemple
p. 74. 3. « Reproche de Du Moulin contre l’Église romaine, page 327. Pour sauver son honneur il est permis de tuer, Navarre Manual, c. 15, n. 4.
3. Reproche des jansénistes contre les jésuites, Lettre 7, page 1, édit. De Col[ogne], p. 98. Un homme de guerre peut sur l’heure poursuivre celui qui l’a blessé, non pas avec l’intention de rendre le mal pour le mal, mais avec celle de conserver son honneur. Reginald. »
p. 75. « 5. Reproche de Du Moul. Contre l’Église de Rom[e], page 335. « Une femme qui a reçu de l’argent pour salaire de sa paillardise n’est pas obligée à restituer l’argent, parce que cette action n’est pas contre la justice. Thomas 2. 2. q. 32 n. 7. Antonin. 2. p. tit. 2. c. 5.
5. Reproche des Jansén[istes], contre les jésuites. Lettre 8. page 5. Edit de Col[ogne], p. 125. « Les bien acquis par l’adultère sont véritablement gagnés par une voie illégitime : mais néanmoins la possession est légitime. Lessius. »
La liste des exemples se poursuit sur plusieurs pages.
Le P. Nouët entrelarde ces exemples de Réflexions dont voici des exemples significatifs :
p. 73. « Ces reproches ne sont-ils pas tous semblables ? Le ruisseau ressemble-t-il à sa source et le fils au père, que le janséniste au calviniste ? » ;
p. 82, sur un passage de la Provinciale VIII : « Le ministre propose le cas en général, et le janséniste l’applique et le détermine au particulier, mais c’est toujours le même reproche, et il est honteux à cet écrivain médisant, de ne s’être pas contenté d’imiter le dessein et l’invention d’un calviniste, pour nous calomnier, mais de l’avoir suivi pas à pas, et presque en tous les chefs de ses accusations et de ses reproches ».
La Conclusion, 1657, p. LXXXV, et 1658, p. 85, commence comme suit : « Outre la conformité de toutes ces reproches particulières [sic], on peut encore faire trois observations considérables. La première, que l’ordre et la disposition générale du libelle de la Théologie morale est à celle que du Moulin a gardé dans son Catalogue des Traditions romaines, et qu’il ne fait que suivre les traces de ce ministre parcourant avec lui des commandements de Dieu, les sacrements, et ce qui regarde la monarchie ecclésiastique, afin de trouver occasion de calomnier la morale des jésuites, comme le calviniste fait celle de l’Église ». Et plus bas : « Il ne faut pas s’étonner si les disciples de Jansénius ont étudié la doctrine des mœurs dans les écrits des hérétiques, puisque leur maître y avait appris celle de la grâce » : p. 86.
Pascal répond dans le Cinquième écrit des curés de Paris, in Les Provinciales, éd. L. Cognet, Paris, Garnier, 1983, p. 430 sq. Il y montre que les jésuites ont tort de reprocher aux jansénistes de favoriser les protestants en parlant comme eux contre l’Église, ce sont les jésuites qui, par leurs excès de probabilisme qu’ils approuvent, favorisent les protestants, qui sont en mesure d’imputer à toute l’Église les maximes de morale corrompue des casuistes. « En effet », dit Pascal, « ces hérétiques travaillent de toutes leurs forces, depuis plusieurs années, à imputer à l’Église ces abominations des casuistes corrompus. Ce fut ce que le ministre Du Moulin entreprit des premiers dans ce livre qu’il en fit, et qu’il osa appeler Traditions romaines. Cela fut continué ensuite dans cette dispute qui s’éleva, il y a dix ou douze ans, à La Rochelle, entre le P. d’Estrade, jésuite, et le ministre Vincent, sur le sujet du bal, que ce ministre condamnait comme dangereux et contraire à l’esprit de pénitence du christianisme, et pour lequel ce Père fit des apologies publiques, qui furent imprimées alors. Mais le ministre Drelincourt renouvela ses efforts les années dernières, dans son livre intitulé Licence que les casuistes de la communion de Rome donnent à leurs dévots. Et c’est enfin dans le même esprit, qu’ils produisent aujourd’hui par toute la France cette nouvelle Apologie des Casuistes en témoignage contre l’Église, et qu’ils se servent plus avantageusement que jamais de ce livre, le plus méchant de tous, pour confirmer leurs peuples dans l’éloignement de notre communion, en leur mettant devant les yeux ces horribles maximes, comme ils l’ont fait encore depuis peu à Charenton » : p. 431-432. Si bien que Pascal soutient que ce sont les jésuites qui parlent comme les calvinistes, en déclarant que les maximes des casuistes corrompus expriment réellement la doctrine de l’Église : « En même temps que les calvinistes imputent à l’Église des maximes si détestables, et que tous les catholiques devraient s’élever pour l’en défendre, il s’élève, au contraire, une Société entière, pour soutenir que ces opinions appartiennent véritablement à l’Église » : p. 432-433.
L’édition des Œuvres complètes de Pascal par M. Le Guern, I, Pléiade, p. 1313-1314, donne en note les titres et les références des ouvrages du ministre Philippe Vincent.
Mais les griefs relatifs à la morale relâchée ne sont pas les seuls excès des jésuites ; Pascal en connaît bien d’autres : Pascal fait peut-être plus généralement allusion aux violences que les jésuites ont exercées à l’égard de certaines religieuses, comme celles du monastère de Voltigerod, selon le fragment Miracles III (Laf. 909, Sel. 451). Voir Descotes Dominique, “Jésuites violents et poissons volants”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, 34, Clermont-Ferrand, 2012, p. 28-36.
Voir plus bas la citation d’Ézéchiel, qui semble liée au présent passage.
♦ L’accusation d’hérésie portée contre les jansénistes
Sur l’idée d’hérésie, voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, Mulhouse, Salvator, 1941, p. 61 sq. ; Bouyer Louis, Dictionnaire théologique, Tournai, Desclée, 1963, p. 297-298.
Dans les controverses qui ont lieu dans l’Église, on peut dire qu’une idée est hérétique, lorsqu’elle contredit un dogme assuré de la doctrine catholique. En ce sens, on peut parfois trouver des thèses hérétiques chez un auteur qui ne l’est pas pour autant, si elles ne touchent pas le fond de la doctrine. C’est en ce sens que l’on peut lire, dans de nombreux textes des controverses jansénistes, qu’une proposition est hérétique. Les molinistes ont taxé d’hérésie les cinq propositions tirées de l’Augustinus de Jansénius.
Ce qui rend un auteur hérétique, c’est le fait qu’il formule une thèse dont il sait pertinemment qu’elle est contraire à la foi, et qui assume cette contravention. Les Messieurs de Port-Royal soutiennent que l’hérésie est consommée lorsque volontairement, un auteur fait acte de séparation de l’Église ; ils soutenaient aussi qu’eux-mêmes ayant toujours fermement maintenu leur volonté de demeurer dans le sein de l’Église, leurs adversaires n’avaient aucun droit de les traiter ni d’hérétiques, ni en hérétiques.
Pasquier Étienne, Catéchisme des jésuites, éd. Sutto, Éditions de l’Université de Sherbrooke, 1982, p. 315. Lorsque les jésuites trouvent quelqu’un qui les réprouve, ils le déclarent hérétique. C’est un nouveau privilège qu’ils se sont donné : p. 315.
Selon les polémistes du parti jésuite, les jansénistes sont hérétiques : c’est le refrain des P. Annat et Nouët dans le recueil des Réponses aux Lettres provinciales publiées par le secrétaire du Port-Royal, contre les PP. de la Compagnie de Jésus, Liège, Mathias Hovius (il existe deux éditions de ce recueil, de 1657 et 1658).
Voir dans le recueil des Réponses, l’Autre lettre du même auteur sur la conformité des reproches et des calomnies que les jansénistes publient contre les Pères de la Compagnie de Jésus avec celles que le ministre Du Moulin a publiées devant eux, juillet 1656, reproduite in Réponses, 1657, p. LXVII, et 1658, p. 67 sq. Selon lui les Provinciales sont reçues au consistoire de Charenton comme parole d’Évangile.
Du même auteur ou du P. Annat, voir la Première réponse aux lettres que les jansénistes publient contre les pères de la Compagnie de Jésus, par un père de la même Compagnie, in Réponses aux Lettres provinciales publiées par le secrétaire du Port-Royal, contre les PP. de la Compagnie de Jésus, Liège, Mathias Hovius, 1657, p. III-XXV, et 1658, p. 3-25. Ce texte est cité in GEF V, p. 114. Les auteurs des Provinciales sont jansénistes, donc hérétiques. Voir l’étude de cette lettre dans Jouslin Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales. Étude d’un dialogue polémique, Clermont, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007, p. 284 sq.
Voir aussi les Impostures, in Réponses, 1657, p. 8, et 1658, p. 89 sq., et notamment la Réponse à la seizième lettre, in Réponses, 1657, p. 377 sq., et 1658, 463 sq., qui dit que les Provinciales ne sont qu’un commentaire du Dénombrement des traditions romaines du ministre Du Moulin.
Le P. Annat a signé une Réponse à la plainte que font les jansénistes de ce qu’on les appelle hérétiques, 1657, reproduite dans le recueil des Réponses, 1657, p. 344 sq., et 1658, p. 430 sq.
Voir l’analyse de cet ouvrage dans Jouslin Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales. Étude d’un dialogue polémique, p. 610 sq.
Le reproche s’accompagne en général du grief de collusion avec les calvinistes. L’ouvrage le plus marquant sur ce point est celui du P. Meynier Bernard, Port-Royal et Genève d’intelligence contre le très Saint Sacrement de l’Autel dans leurs livres, et particulièrement dans les équivoques de l’article XV de la seconde partie de la Seconde Lettre de M. Arnauld, J. F. Fleuriau, Poitiers, 1656.
Annat François, La Bonne foi des Jansénistes en la citation des auteurs reconnue dans les lettres que le secrétaire du Port-Royal a fait courir depuis Pâques ; suivie de : Réponse à la plainte que font les Jansénistes de ce qu’on les appelle hérétiques, par le P. François Annat, de la Compagnie de Jésus, chez Florentin Lambert, Paris, 1657 (2e éd.). Voici les griefs que le P. Annat adresse aux « jansénistes » dans ce dernier ouvrage. « Je dis donc que les jansénistes sont hérétiques, et qu’il n’y a plus à disputer, s’il faut les appeler de ce nom. Et ce à faute d’une due soumission aux constitutions du Saint Siège, et aux déclarations que l’Église a faites pour avertir que la doctrine qu’ils soutiennent est hérétique » : p. 1. Le pape a eu beau multiplier les déclarations sur les erreurs de Port-Royal, suivi par les évêques qui le soutiennent, la persévérance avec laquelle les jansénistes refusent d’avouer que les propositions condamnées sont fausses témoigne qu’ils sont hérétiques. Leur défense repose sur la distinction du fait et du droit. Mais les jansénistes eux-mêmes ont admis que les propositions étaient dans le livre de Jansénius, qu’elles provenaient de saint Augustin, et en ont marqué la place, dans les Propositiones de gratia propediem examinandae (du janséniste Amable de Bourzeis) : p. 4. Le De la grâce victorieuse de Lalane défend aussi les propositions comme catholiques et augustiniennes : p. 4-5. Le Mémoire sur le dessein qu’ont les jésuites de faire retomber la censure des cinq propositions sur la véritable doctrine de saint Augustin d’Antoine Arnauld et autres écrits font de même. C’est aussi ce qu’ont soutenu des délégués jansénistes devant le pape à Rome. « Nous sommes donc d’accord du fait par la confession des jansénistes, c’est-à-dire que les cinq propositions sont de Jansénius, ou quant aux paroles, ou quant au sens qu’elles peuvent recevoir : et si nous en croyons leurs députés à Rome, quant à celui qui est le sens légitime. Nous n’avons plus donc à disputer que du droit, pour savoir si ce fait duquel nous sommes d’accord, mérite approbation ou condamnation » : p. 6. Le pape a vidé le débat en disant qu’il condamne les propositions dans le sens de Jansénius : p. 6.
Le livre de Léonard de Marandé, Inconvénients d’État procédant du jansénisme avec la réfutation du Mars Français de Monsieur Jansénius, par le sieur de Marandé, conseiller et aumônier du Roy, dédiés au Roy, Cramoisy, Paris, 1654, prétend dévoiler les conséquences politiques funestes à l’État de l’hérésie janséniste.
Marandé soutient que « la nouveauté du jansénisme est dangereuse à l’État », car « toute nouveauté en matière de foi, fait parti dans l’État », p. 1 ; « qu’il est si naturel aux novateurs de choquer la puissance des rois, que le jansénisme n’a pu s’affranchir de cette loi », p. 10. ; « que l’erreur de Luther et de Calvin renouvelée par le jansénisme est plus périlleuse à l’État par sa nouveauté que par sa fausseté », p. 18 ; « que les erreurs de Luther et de Calvin renouvelées par le jansénisme sont capables de pervertir les sujets de l’État et d’en corrompre les bonnes mœurs », p. 44. Ces thèses visent évidemment à provoquer une réaction politique contre Port-Royal. Voir, sur les Inconvénients d’État, p. 143 sq.
Les Messieurs de Port-Royal ont répondu que l’hérésie janséniste n’existe pas, et que ce n’est qu’un « fantôme », une erreur purement imaginaire forgée par les jésuites pour perdre leurs ennemis. Le jansénisme, selon eux, n’existe pas en tant que doctrine particulière, car Port-Royal n’est pas attaché particulièrement à la doctrine de Jansénius ; du reste, Jansénius n’a voulu présenter dans son livre que la doctrine de saint Augustin et le groupe de Port-Royal se désigne par la dénomination de disciples de saint Augustin. Port-Royal n’est attaché qu’à la doctrine de l’Église catholique, telle qu’elle est formulée par saint Augustin. Le jansénisme est un artefact, un fantôme inventé par les ennemis de Port-Royal, c’est-à-dire une doctrine imaginaire, que l’on présuppose contraire à la doctrine de l’Église, et qui est attribuée contre leur gré aux gens de Port-Royal. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que le nom de jansénistes sera revendiqué par un mouvement d’opposition à la couronne, d’ordre politique plutôt que proprement religieux.
Nicole Pierre, Disquisition I, in Wendrock, Litterae Provinciales, Cologne, N. Schouten, 1658, p. 510 sq. Conclusion de toute l’argumentation : p. 523. Voir aussi Disquisition II, ibid., p. 535 : le jansénisme est une hérésie inventée de toutes pièces.
Arnauld a intitulé un ouvrage tardif Le fantôme du jansénisme ; voir Œuvres, t. XXV. Voir Busson Henri, La religion des classiques, p. 59 sq., sur Arnauld Antoine, Le Phantome du jansénisme, p. 37 : « il y en a qui ne conçoivent par là sinon qu’on n’est pas bien avec les jésuites. D’autres qu’on aime Port-Royal et qu’on estime les livres de ces Messieurs : c’est comme parle le monde ».
Reguig-Naya Delphine, Le corps des idées : pensées et poétiques du langage dans l’augustinisme du second Port-Royal, p. 95. Arnauld, « sur ce qu’on suppose partout qu’il y a une nouvelle secte d’hérétiques, qu’on appelle Jansénisme, et que cependant on ne saurait dire ce qu’on entend par ce nom de Jansénistes, sans faire voir qu’il n’y a pas d’hérétiques ». Il dénonce les noms-étiquettes pour formuler des noms-définis, résultats d’une définition.
Naturellement, les jésuites ont toujours soutenu qu’il n’y avait là qu’une manœuvre malhonnête des jansénistes. Voir Rapin René, Mémoires, III, éd. Aubineau, p. 6 sq.
Sur l’histoire et le développement des polémiques sur le caractère orthodoxe ou hérétique du « jansénisme », on peut lire ✍
Cognet Louis, Le jansénisme, coll. Que sais-je ?, Paris, P. U. F., 1968.
Gres-Gayer Jacques M., Le Jansénisme en Sorbonne, 1643-1656, Klincksieck, Paris, 1996.
Gres-Gayer Jacques M., “La Sorbonne et les Provinciales”, La campagne des Provinciales, Chroniques de Port-Royal, 58, Paris, 2008.
Gres-Gayer Jacques M., Le gallicanisme en Sorbonne. Chroniques de la Faculté de Théologie de Paris (1657-1688), Paris, Champion, 2002.
Les disciples de saint Augustin n’ont pas manqué de répondre à ces imputations d’hérésie.
Fronteau Jean, Lettre au P. Annat sur son écrit qui a pour titre La Bonne Foi des Jansénistes, 15 janvier 1657, 4 p. in-4°. Voir Provinciales, éd. Cognet, p. LVIII. La composition de cette lettre est datée du 15 janvier 1657, mais elle ne parut que quelques jours plus tard, selon Hermant, Mémoires, t. III, p. 263. Voir GEF VI, p. 316 : l’auteur serait le génovéfain Fronteau ; mais suivant GEF VII, p. 12, on a aussi cité Nicole et Saint-Gilles. Sur la place de cet écrit dans la querelle des Provinciales, voir Jouslin Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales. Étude d’un dialogue polémique, p. 585 sq.
Sur le P. Fronteau (Angers, 1614 - Montargis, 17 avril 1662) : voir le Dictionnaire de Port-Royal, p. 429-430. Voir GEF VI, p. 316 ; GEF VII, p. 12 ; Jovy Ernest, Études pascaliennes, IX, p. 126-127.
Baudry de Saint-Gilles d’Asson Antoine, Journal d’un solitaire de Port-Royal, éd. Ernst et Lesaulnier, Paris, Nolin, 2008, p. 270, indique que cette Lettre au P. Annat est mentionnée dans la lettre de Saint-Gilles à Florin Périer du 9 mars 1657.
Le P. Fronteau résume les points sur lesquels le P. Annat prétend dénoncer l’hérésie des jansénistes :
« Je vous demande donc en premier lieu, mon R. P. en quoi Messieurs du P. R. sont hérétiques ? Est-ce parce qu’ils ne reçoivent pas la constitution du pape Innocent X, et qu’ils ne condamnent pas les cinq propositions qu’il a condamnées ? Si cela est, je les tiens pour hérétiques. Mais, mon R. P. comment puis-je croire cela d’eux, puisqu’ils disent et écrivent clairement cette constitution, et qu’ils condamnent ce que le pape a condamné.
Direz-vous qu’ils la reçoivent extérieurement ; mais que dans leur cœur ils n’y croient pas ? Je vous en prie, mon R. P., ne faites point la guerre à leurs pensées, contentez-vous de la faire à leurs paroles et à leurs écrits ; car cette façon d’agir est injuste, et marque une animosité étrange et qui n’est point chrétienne ; et si on la souffre, il n’y aura personne qu’on ne puisse faire hérétique, et même mahométan si l’on veut, en disant qu’on ne croit dans le cœur aucun des mystères de la religion chrétienne.
En quoi sont-ils donc hérétiques ? Est-ce parce qu’ils ne veulent pas reconnaître que ces cinq propositions soient dans le livre de Jansénius ? Mais je vous soutiens, mon R. P. que ce ne fut jamais, et jamais ne sera matière d’hérésie, de savoir si des propositions condamnées sont dans un livre ou non. Par exemple, quiconque dit que l’attrition telle que la décrit le sacré concile de Trente, est mauvaise, et qu’elle est péché, il est hérétique ; mais si quelqu’un doutait que cette proposition condamnée fût dans Luther ou Calvin, il n’est pas hérétique » : p. 2.
Pascal répond pour son propre compte à l’accusation d’hérésie dans la XVIIe Provinciale, à laquelle il faut renvoyer. Voir Les Provinciales, éd. Cognet, Garnier, p. 328 sq.
« Il est temps que j’arrête une fois pour toutes cette hardiesse que vous prenez de me traiter d’hérétique, qui s’augmente tous les jours. Vous le faites dans ce livre que vous venez de publier d’une manière qui ne se peut plus souffrir, et qui me rendrait enfin suspect, si je ne vous y répondais comme le mérite un reproche de cette nature. J’avais méprisé cette injure dans les écrits de vos confrères, aussi bien qu’une infinité d’autres qu’ils y mêlent indifféremment. Ma 15e lettre y avait assez répondu ; mais vous en parlez maintenant d’un autre air, vous en faites sérieusement le capital de votre défense ; c’est presque la seule chose que vous y employez. Car vous dites que, pour toute réponse à mes 15 Lettres, il suffit de dire 15 fois que je suis hérétique, et qu’étant déclaré tel, je ne mérite aucune créance. Enfin vous ne mettez pas mon apostasie en question, et vous la supposez comme un principe ferme, sur lequel vous bâtissez hardiment. C’est donc tout de bon, mon Père, que vous me traitez d’hérétique, et c’est aussi tout de bon que je vous y vas répondre.
3. Vous savez bien, mon Père, que cette accusation est si importante, que c’est une témérité insupportable de l’avancer, si on n’a pas de quoi la prouver. Je vous demande quelles preuves vous en avez. Quand m’a-t-on vu à Charenton ? Quand ai-je manqué à la Messe et aux devoirs des Chrétiens à leur paroisse ? Quand ai-je fait quelque action d’union avec les hérétiques, ou de schisme avec l’Église ? Quel Concile ai-je contredit ? Quelle Constitution de Pape ai-je violée ? Il faut répondre, mon Père, ou... vous m’entendez bien. Et que répondez-vous ? Je prie tout le monde de l’observer. Vous supposez premièrement que celui qui écrit les Lettres est de Port-Royal. Vous dites ensuite que le Port-Royal est déclaré hérétique ; d’où vous concluez que celui qui écrit les Lettres est déclaré hérétique. Ce n’est donc pas sur moi, mon Père, que tombe le fort de cette accusation, mais sur le Port-Royal ; et vous ne m’en chargez que parce que vous supposez que j’en suis. Ainsi, je n’aurai pas grand peine à m’en défendre, puisque je n’ai qu’à vous dire que je n’en suis pas, et à vous renvoyer à mes Lettres, où j’ai dit que je suis seul, et en propres termes, que je ne suis point de Port-Royal, comme j’ai fait dans la 16 qui a précédé votre livre.
4. Prouvez donc d’une autre manière que je suis hérétique, ou tout le monde reconnaîtra votre impuissance. Prouvez par mes écrits que je ne reçois pas la Constitution. Ils ne sont pas en si grand nombre ; il n’y a que 16 Lettres à examiner, où je vous défie, et vous, et toute la terre, d’en produire la moindre marque. Mais je vous y ferai bien voir le contraire. Car, quand j’ai dit, par exemple, dans la 14e : Qu’en tuant, selon vos maximes, ses frères en péché mortel, on damne ceux pour qui Jésus-Christ est mort, n’ai-je pas visiblement reconnu que Jésus-Christ est mort pour ces damnés, et qu’ainsi il est faux, qu’il ne soit mort que pour les seuls prédestinés, ce qui est condamné dans la cinquième proposition ? Il est donc sûr, mon Père, que je n’ai rien dit pour soutenir ces propositions impies, que je déteste de tout mon cœur. Et quand le Port-Royal les tiendrait, je vous déclare que vous n’en pouvez rien conclure contre moi, parce que, grâces à Dieu, je n’ai d’attaches sur la terre qu’à la seule Église Catholique, Apostolique et Romaine, dans laquelle je veux vivre et mourir, et dans la communion avec le Pape son souverain chef, hors de laquelle je suis très persuadé qu’il n’y a point de salut. »
Pascal reproche aux jésuites d’avoir essayé à plusieurs reprises de faire condamner les jansénistes pour hérésie, mais de n’être pas restés constants dans les points sur lesquels portaient leurs accusations. Il le dit en termes précis dans la Provinciale XVII, § 14. « Je rapporte toute cette suite parce qu’il me semble que cela découvre assez l’esprit de votre Société en toute cette affaire, et qu’on admirera de voir que, malgré tout ce que je viens de dire, vous n’ayez pas cessé de publier qu’ils étaient toujours hérétiques. Mais vous avez seulement changé leur hérésie selon le temps. Car, à mesure qu’ils se justifiaient de l’une, vos Pères en substituaient une autre, afin qu’ils n’en fussent jamais exempts. Ainsi, en 1653, leur hérésie était sur la qualité des propositions. Ensuite elle fut sur le mot à mot. Depuis vous la mîtes dans le cœur. Mais aujourd’hui on ne parle plus de tout cela ; et l’on veut qu’ils soient hérétiques, s’ils ne signent que le sens de la doctrine de Jansénius se trouve dans le sens de ces cinq propositions. »
L’accumulation de griefs tous différents dans le présent fragment développe cette même idée. On retrouve le même mouvement d’argumentation esquissé dans Miracles III (Laf. 877, Sel. 441). S’ils disent qu’ils sont soumis au pape c’est une hypocrisie.
S’ils sont prêts à souscrire toutes ses constitutions cela ne suffit pas.
S’ils disent que notre salut dépend de Dieu ce sont des hérétiques.
S’ils disent qu’il ne faut pas tuer pour une pomme ils combattent la morale des catholiques.
S’il se fait des miracles parmi eux ce n’est point une marque de sainteté et c’est au contraire un soupçon d’hérésie.
Quoiqu’il se montre très sévère à l’égard des erreurs des molinistes dans la doctrine de la grâce, qu’il considère comme autant d’hérésies, Pascal prend soin de ne pas outrer ses reproches à l’égard des jésuites. Dans le Cinquième écrit des curés de Paris, dans lequel il dénonce la paradoxale complicité qui unit jésuites et calvinistes, il précise bien clairement qu’il y a beaucoup de différence entre les calvinistes, qui ont poussé la rébellion jusqu’à sortir de l’Église (ou comme on l’écrit parfois, jusqu’à déchirer le manteau de saint Pierre), et les jésuites molinistes, qui se sont bien gardés de commettre un tel crime :
« les Calvinistes sont tout autrement coupables que les Jésuites ; qu’ils sont d’un ordre tout différent, et qu’on ne peut les comparer, sans y trouver une disproportion extrême. Car on ne saurait nier qu’il n’y ait au moins un bien dans les Jésuites, puisqu’ils ont gardé l’unité ; au lieu qu’il est certain, selon tous les Pères, qu’il n’y a aucun bien dans les hérétiques, quelque vertu qui y paraisse, puisqu’ils ont rompu l’unité. Aussi il n’est pas impossible que parmi tant de Jésuites, il ne s’en rencontre qui ne soient point dans leurs erreurs ; et nous croyons qu’il y en a, quoiqu’ils soient rares, et bien faciles à reconnaître. Car ce sont ceux qui gémissent des désordres de leur Compagnie, et qui ne retiennent pas leur gémissement. C’est pourquoi on les persécute, on les éloigne, on les fait disparaître, comme on en a assez d’exemples ; et ainsi ce sont proprement ceux qu’on ne voit presque jamais. Mais parmi les hérétiques, nul n’est exempt d’erreur, et tous sont certainement hors de la charité, puisqu’ils sont hors de l’unité.
21. Les Jésuites ont encore cet avantage, qu’étant dans l’Église, ils ont part à tous ses sacrifices, de sorte qu’on en offre par tout le monde pour demander à Dieu qu’il les éclaire, comme le Clergé de France eut la charité de l’ordonner il y a quelques années, outre les prières publiques qui ont été faites quelquefois pour eux dans des diocèses particuliers. Mais les hérétiques, étant retranchés de son corps, sont aussi privés de ce bien ; de sorte qu’il n’y a point de proportion entre eux, et qu’on peut dire, avec vérité, que les hérétiques sont en un si malheureux état, que pour leur bien, il serait à souhaiter qu’ils fussent semblables aux Jésuites. » (§ 20-21).
Pascal, Cinquième écrit des curés de Paris, § 16, in Les Provinciales, éd. Cognet, Garnier, p. 439.
« Nous ne voulons donc pas que ceux que Dieu nous a commis s’emportent tellement dans la vue des excès des Jésuites, qu’ils oublient qu’ils sont leurs frères, qu’ils sont dans l’unité de l’Église, qu’ils sont membres de notre corps, et qu’ainsi nous avons intérêt à les conserver ; au lieu que les hérétiques sont des membres retranchés qui composent un corps ennemi du nôtre ; ce qui met une distance infinie entre eux, parce que le schisme est un si grand mal, que non seulement il est le plus grand des maux, mais qu’il ne peut y avoir aucun bien où il se trouve, selon tous les Pères de l’Église. »
-------
S’ils disent que la grâce de Jésus-Christ nous discerne, ils sont hérétiques.
Ce grief est plus grave que le précédent : parler comme les hérétiques est grave en soi, mais être hérétique témoigne d’un enfoncement dans l’erreur qui n’est pas accidentel, mais bien réel, et peut-être volontaire. La calomnie dont les ennemis de Port-Royal se rendent coupables en est d’autant plus grave.
Que signifie l’expression la grâce de Jésus-Christ nous discerne ?
Voir dans OC III, éd. J. Mesnard, Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, III, § 11.
« Tous les hommes étant dans cette masse corrompue également dignes de la mort éternelle et de la colère de Dieu, Dieu pouvait avec justice les abandonner tous sans miséricorde à la damnation.
Et néanmoins il plaît à Dieu de choisir, élire et discerner de cette masse également corrompue, et où il ne voyait que de mauvais mérites, un nombre d’hommes de tout sexe, âges, conditions, complexions, de tous les pays, de tous les temps, et enfin de toutes sortes.
12. Que Dieu a discerné ses élus d’avec les autres par des raisons inconnues aux hommes et aux anges et par une pure miséricorde sans aucun mérite.
Que les élus de Dieu font une universalité, qui est tantôt appelée monde parce qu’ils sont répandus dans tout le monde, tantôt tous, parce qu’ils font une totalité, tantôt plusieurs, parce qu’ils sont plusieurs entre eux, tantôt peu, parce qu’ils sont peu à proportion de la totalité des délaissés.
Que les délaissés font une totalité qui est appelée monde, tous et plusieurs, et jamais peu.
Que Dieu, par une volonté absolue et irrévocable, a voulu sauver ses élus, par une bonté purement gratuite, et qu’il a abandonné les autres à leurs mauvais désirs où il pouvait avec justice abandonner tous les hommes.
13. Pour sauver ses élus, Dieu a envoyé Jésus-Christ pour satisfaire à sa justice, et pour mériter de sa miséricorde la grâce de Rédemption, la grâce médicinale, la grâce de Jésus-Christ, qui n’est autre chose qu’une suavité et une délectation dans la loi de Dieu, répandue dans le cœur par le Saint-Esprit, qui non seulement égalant, mais surpassant encore la concupiscence de la chair, remplit la volonté d’une plus grande délectation dans le bien, que la concupiscence ne lui en offre dans le mal, et qu’ainsi le libre arbitre, charmé par les douceurs et par les plaisirs que le Saint-Esprit lui inspire, plus que par les attraits du péché, choisit infailliblement lui-même la loi de Dieu par cette seule raison qu’il y trouve plus de satisfaction et qu’il y sent sa béatitude et sa félicité. »
La doctrine des restes des Pélagiens est directement contraire : voir ibid., § 19.
« Que Dieu eût été injuste s’il n’avait pas voulu sauver tous les hommes (en la masse corrompue), et s’il ne leur avait donné à tous les secours suffisants pour se sauver.
Qu’il n’aurait pu sans indiscrétion en discerner les uns d’avec les autres s’ils n’avaient donné de leur part quelque occasion à ce discernement.
Que Dieu ne saurait sans blesser leur libre arbitre vouloir d’une volonté absolue faire en sorte qu’ils accomplissent les préceptes par sa grâce. »
Saint Augustin, De dono perseverantiae, Œuvres de saint Augustin, t. 24, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, p. 681. Le décret éternel par lequel Dieu prévoit et prépare les grâces et les moyens par lesquels sont sauvés très certainement tous ceux qui seront sauvés, en laissant les autres, par un jugement très juste, dans la masse de perdition. Sur le discernement de certains hommes par Dieu, voir p. 278.
Arnauld Antoine, Seconde apologie de Jansénius, Livre II, ch. XVII, Œuvres, XVII, p. 152-156. Réprobation positive et réprobation négative. Selon saint Augustin et Jansénius, Dieu a de toute éternité résolu de remettre aux uns et de ne pas remettre aux autres leurs fautes. Jansénius, tome III, l. 10, c. 2, appelle cela réprobation positive, mais il ajoute que cela ne veut pas dire « qu’au même temps que Dieu a voulu délivrer quelques-uns de la damnation commune à toute la nature humaine, en les élisant à la vie éternelle, il ait positivement condamné les autres par cette réprobation à toutes les peines sensibles, et tous les tourments qu’ils endureront dans l’Enfer pour tous les péchés qu’ils commettront. Car le décret est sans doute postérieur, et présuppose la prescience de tous les péchés à venir des réprouvés, et de leur mort même en état de péché. Mais cette réprobation positive ne veut dire autre chose, sinon que Dieu a voulu positivement exclure de la vie éternelle et de son royaume, ceux qu’il n’y a pas prédestinés ; ou, ce qui revient à la même chose, que positivement il n’a pas voulu les délivrer tout à fait, c’est-à-dire, par une grâce qui les fît actuellement persévérer jusques à la fin de leur vie, de l’état de perdition dans lequel ils sont engagés » : p. 154-155. La « réprobation positive de M. d’Ypres n’a que le même effet que la réprobation négative des autres théologiens ». Identité des doctrines de Jansénius et de saint Augustin sur la prédestination et la réprobation : ch. XIV, p. 156 sq., et ch. XV, p. 163 sq.
Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, p. 269. Le problème consiste à savoir si la séparation entre ceux qui seront sauvés et ceux qui ne le seront pas a-t-elle quelque cause de la part de l’homme, ou provient-elle uniquement de la volonté de Dieu ?, p. 278. Prédestination ante praevisa merita : préférence gratuite de Dieu, antérieure à toute considération d’œuvres, se traduisant par un décret absolu de sauver ceux qu’elle conserve, pur effet de la bonne volonté de Dieu, non parce qu’on est saint, mais afin qu’on le soit, de sorte qu’est exclue la prédestination non gratuite : p. 285 (prédestination post praevisa merita). La réprobation, elle, suit la prévision du péché originel : antérieurement à la chute, il n’y a pas eu de réprobation, ni prédestination au sens actuel : p. 293-294. C’est sans prédestination divine que l’homme est tombé : p. 294. La condamnation tient aussi compte des fautes commises durant la vie, mais elles viennent du péché originel : p. 294. Bilan : p. 300.
RO 385 r° / v° (Laf. 957, Sel. 792). Tout le monde déclare qu’elles le sont. M. Arnaud, et ses amis, proteste qu’il les condamne en elles-mêmes, et en quelque lieu où elles se trouvent, que si elles sont dans Jansénius il les y condamne. Qu’encore même qu’elles n’y soient pas, si le sens hérétique de ces propositions que le pape a condamné se trouve dans Jansénius, qu’il condamne Jansénius. Mais vous n’êtes pas satisfaits de ces protestations, vous voulez qu’il assure que ces propositions sont mot à mot dans Jansénius. Il a répondu qu’il ne peut l’assurer, ne sachant pas si cela est, qu’il les y a cherchées et une infinité d’autres sans jamais les y trouver. Ils vous ont priés vous et tous les autres de citer en quelles pages elles sont. Jamais personne ne l’a fait. Et vous voulez néanmoins le retrancher de l’Église sur ce refus, quoiqu’il condamne tout ce qu’elle condamne, pour cette seule raison qu’il n’assure pas que des paroles ou un sens, est dans un livre où il ne l’a jamais trouvé, et où personne ne le lui veut montrer. En vérité, mon Père ce prétexte est si vain qu’il n’y eût peut-être jamais dans l’Église de procédé si étrange, si injuste et si tyrannique. [...] Il y a deux ans que leur hérésie était la bulle ; l’année passée c’était intérieur ; il y a six mois que c’était totidem ; à présent c’est le sens.
Même mouvement d’argumentation esquissé dans Miracles III (Laf. 877, Sel. 441), cité plus haut. S’ils disent qu’ils sont soumis au pape c’est une hypocrisie.
S’ils sont prêts à souscrire toutes ses constitutions cela ne suffit pas.
S’ils disent que notre salut dépend de Dieu ce sont des hérétiques.
S’ils disent qu’il ne faut pas tuer pour une pomme ils combattent la morale des catholiques.
S’il se fait des miracles parmi eux ce n’est point une marque de sainteté et c’est au contraire un soupçon d’hérésie.
-------
S’il se fait des miracles, c’est la marque de leur hérésie.
Même mouvement d’argumentation esquissé dans Miracles III (Laf. 877, Sel. 441) : S’il se fait des miracles parmi eux ce n’est point une marque de sainteté et c’est au contraire un soupçon d’hérésie.
Allusion à un leit-motiv des jésuites, selon lequel le miracle de la sainte Épine avait été produit par Dieu pour ramener les religieuses de Port-Royal à la soumission et à l’abandon de Jansénius.
Annat François, Rabat-joie des Jansénistes ou observations nécessaires sur ce qu’on dit être arrivé au Port-Royal au sujet de la Sainte Épine par un Docteur de l’Église catholique, 1+12 p, slnd (23 août 1656), in-4°. Outre des objections d’ordre juridique, le P. Annat soutient que le miracle ne peut pas être fait pour soutenir une erreur, et par conséquent le miracle de la sainte Épine ne peut cautionner la doctrine de Port-Royal ; les miracles convient les hérétiques à se convertir à la doctrine de l’Église catholique. Voir sur cet écrit Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 103 sq.
Annat François (?), Défense de la vérité touchant les miracles contre les déguisements et artifices de la réponse faite par messieurs de Port-Royal à un écrit intitulé Observations nécessaires sur ce qu’on dit être arrivé à Port-Royal au sujet de la sainte épine, par le prieur de Sainte Foy, Paris, 1567. Voir sur cet écrit Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 111 sq.
Pascal fait une allusion transparente au miracle de la sainte Épine dans la Provinciale XVI, éd. Cognet, Garnier, p. 322. « On l’entend aujourd’hui, cette voix sainte et terrible, qui étonne la nature, et qui console l’Église. Et je crains, mes Pères, que ceux qui endurcissent leurs cœurs, et qui refusent avec opiniâtreté de l’ouïr quand il parle en Dieu, ne soient forcés de l’ouïr avec effroi quand il leur parlera en Juge. »
-------
Ézéchiel.
On dit : Voilà le peuple de Dieu qui parle ainsi.
Sur les Copies, Ézéchiel est abrégé.
Ézéchiel, XXXVI, 20. Sur les « enfants d’Israël » : « Ils ont vécu parmi les peuples où ils étaient allés, et ils y ont déshonoré mon saint nom lorsqu’on disait d’eux : C’est le peuple du Seigneur ; ce sont là ceux qui sont sortis de sa terre ».
Le sens de cette note est indiqué par le fragment Laf. 563, Sel. 470. Hérétiques. Ézéchiel. Tous les païens disaient du mal d’Israël et le prophète aussi. Et tant s’en faut que les Israélites eussent droit de lui dire : « vous parlez comme les païens », qu’il fait sa plus grande force sur ce que les païens parlent comme lui.
Le lien avec les accusations des jésuites contre les jansénistes, sur le fait que ces derniers parlaient parfois comme les hérétiques (voir plus haut), est éclairci par les commentaires de Nicole sur les Provinciales. Voir Wendrock, Provinciales, tr. Joncoux, I, p. 71, Note II préliminaire à la Ve Provinciale, Que Montalte leur [sc. aux jésuites] fait les mêmes reproches que les hérétiques font à l’Église. On reproche aux Provinciales de faire aux jésuites les mêmes reproches que les hérétiques font à l’Église. Mais les hérétiques, s’ils ont tort d’attaquer l’Église, s’en prennent cependant à de véritables plaies en elle. L’hérésie est en quelque sorte le symptôme d’un malaise dans l’Église. L’Église repousse les médisances des hérétiques non en soutenant, mais en condamnant les choses qu’ils blâment.
« Les jésuites voulant repousser toutes les accusations de Montalte par un préjugé général qui empêchât qu’on ne lui donnât aucune créance, ils prétendent qu’il ne reproche à leur auteurs que ce que les ministres calvinistes, et particulièrement Du Moulin, ont coutume de reprocher à l’Église catholique. Sur ce fondement ils le traitent ouvertement d’hérétique et de fauteur d’hérétiques, qui en attaquant les casuistes, veut en effet attaquer la véritable doctrine de l’Église. Ils sont si satisfaits de cette réponse, qu’ils la répètent sans cesse, et en fatiguent les lecteurs dans tous leurs écrits. C’est donc avec raison que je commence par cet endroit à répondre à leurs plaintes. Il faut empêcher en réfutant celle-ci, qu’on ne soupçonne l’Église catholique d’enseigner une doctrine aussi corrompue que l’est celle des jésuites, et apprendre à tout le monde qu’elle n’a aucune part au relâchement de leur morale, ni Montalte aucune intelligence avec les hérétiques.
Mais pourquoi se donner la peine de réfuter sérieusement une absurdité si visible ? Les jésuites espèrent-ils pouvoir persuader à personne que Montalte a tiré de Du Moulin ce qu’il rapporte des casuistes ? Ceux qu’il cite le plus souvent comme Lamy, Bauny, Escobar, Cellot, Sirmond, n’ont-ils pas écrit depuis Du Moulin ?
Mais comment Montalte aurait-il trouvé toutes les maximes abominables des jésuites dans Du Moulin, où elles ne sont pas ? Et pourquoi n’aurait-il pu les voir dans leurs livres, où il est si facile de les trouver ? Pour moi je ne veux pour leur fermer la bouche, que ce parallèle même qu’ils ont fait des reproches de Montalte contre eux, et de ceux que Du Moulin contre l’Église romaine. Ils sont si différents qu’il ne faut que jeter la vue dessus, pour être convaincu que Montalte ne s’est pas plus servi de Du Moulin en écrivant ses lettres, que Du Moulin s’est servi de Montalte en composant ses livres.
Mais cette question de fait est fort peu importante en elle-même, et tout à fait inutile pour la décision de notre dispute. Car accordons aux jésuites que Montalte leur reproche des erreurs que Du Moulin attribue par un mensonge impie à toute l’Église, que s’ensuit-il de là ? Rien autre chose sinon que les casuistes déshonorent l’Église et scandalisent les hérétiques : que dans l’Église ils corrompent ses enfants, et que hors de l’Église ils éloignent de son sein ceux qui en sont séparés : de sorte que cette sainte Mère peut avec justice leur adresser la parole d’un ancien patriarche justement indigné contre la cruauté de ses enfants [Genèse, XXXIV, 30] : Vous m’avez troublé, et vous m’avez rendu odieux aux Cananéens et aux Phérésiens qui habitent cette terre.
Cependant les jésuites non seulement ne sont point touchés de tant de sujets qu’ils fournissent aux hérétiques d’insulter les serviteurs du Dieu vivant, mais ils prennent même avantage de ce scandale, ils s’en glorifient ; et comme si les reproches des hérétiques contre leurs maximes étaient des preuves aussi infaillibles de leur vérité, que la décision d’un concile œcuménique, ils en prennent occasion de décrier comme des hérétiques tous ceux qui les combattent. Et non seulement ils veulent qu’on regarde les erreurs que les hérétiques ont relevées comme autant de vérités certaines et hors d’atteinte, mais ils veulent qu’on ait le même égard pour toutes les abominations des casuistes, que les hérétiques n’ont jamais reprochées à l’Église. Si ce moyen suffit pour les mettre à couvert, j’avoue qu’ils n’ont plus rien à craindre, et qu’ils peuvent renverser la morale chrétienne, sans que personne ose s’y opposer ; car ils auront toujours cette défense toute prête contre ceux qui voudraient leur résister : Qu’il n’y a que les hérétiques qui aient accoutumé de reprendre et de blâmer la doctrine des casuistes.
Mais ils devraient avoir appris de saint Augustin, que les hérétiques sont à la vérité semblables aux chiens qui léchaient les plaies de Lazare, parce qu’à leur exemple ils s’attachent aux plaies de l’Église, pour en faire le sujet de leurs médisances : et qu’en cela ils sont injustes et impies de vouloir déshonorer la Mère à cause des crimes de ses enfants, et de publier que tout le corps est infecté, parce qu’il y a quelques-uns de ses membres qui le sont ; mais que néanmoins comme les chiens ne laissent pas de lécher de véritables plaies, les hérétiques aussi ne laissent pas de reprendre quelquefois de véritables désordres.
C’est pourquoi l’Église repousse les médisances des hérétiques, non en soutenant, mais en condamnant elle-même les choses qu’ils blâment, et en témoignant publiquement qu’elle ne les approuve pas non plus qu’eux, mais qu’au contraire elle les déteste encore davantage, et beaucoup plus sincèrement qu’eux. C’est ainsi que le même saint Augustin réfute les manichéens, qui rejetaient sur toute l’Église les désordres de quelques particuliers. Il condamne et fait voir que l’Église condamnait ces désordres encore plus fortement que ne faisaient ces hérétiques.
« Ne m’objectez point, dit-il [De morib. Eccl.] qu’il y a des gens qui font profession d’être chrétiens, et qui en ignorent les devoirs, ou qui ne les remplissent pas. Ne m’opposez point cette foule d’ignorants qui sont superstitieux dans la religion même, ou tellement abandonnés à leurs passions, qu’ils oublient tout ce qu’ils ont promis à Dieu. Je sais qu’il y en a plusieurs qui rendent un culte superstitieux aux tombeaux et aux images, et qui faisant des festins dans les cimetières s’ensevelissent eux-mêmes tout vivants sur les sépulcres des morts, et prétendent que ces excès sont autant d’actions de piété. Je n’ignore pas qu’il y en a qui ont renoncé de bouche au monde, et qui se réjouissent néanmoins de se voir accablés de grandeurs. Mais cessez de parler mal de l’Église, ne calomniez point la Mère à cause des mœurs de ses méchants enfants, puisqu’elle les condamne comme vous, et qu’elle s’applique continuellement à les réformer ».
Montalte ne fait que suivre dans ses Lettres cet exemple de saint Augustin. Il y parle des relâchements d’une Société particulière de l’Église. Mais il en parle, non comme un hérétique, mais comme tous les catholiques doivent parler de semblables désordres, lorsque les hérétiques les veulent faire retomber sur l’Église, quoiqu’elle les ait réprimés dans tous les temps par les canons de ses conciles, qu’elle les ait combattus par les écrits et par la voix des Pères, et qu’elle les condamne encore tous les jours par la vie sainte de quelques-uns de ses enfants, et par les sentiments de piété qui sont imprimés dans le cœur de tous les autres. »
Nicole mentionne ensuite les condamnations des casuistes par les évêques, les facultés, l’Assemblée du clergé, ainsi que la campagne des curés de Paris contre L’apologie pour les casuistes du P. Pirot. Il poursuit : « C’est le propre des hérétiques de défendre avec opiniâtreté les erreurs de ceux de leur parti. Il n’appartient qu’aux catholiques de condamner l’erreur jusque dans leurs frères. » En revanche, « quand les catholiques reprennent dans quelques membres de ce divin corps [l’Église] les mêmes désordres que les hérétiques y reprennent, ils font tous à la vérité une même chose, mais ils ont une fin bien différente. Les hérétiques veulent faire retomber sur la mère les dérèglements de ses enfants, et les catholiques au contraire empêcher qu’on ne les lui attribue ».
Par conséquent, ce n’est pas parce que l’on parle comme les hérétiques que l’on est hérétique soi-même : c’est très souvent parce que l’on blâme dans l’Église des défauts que les hérétiques ont eux aussi remarqués, mais qui ne sont pas nécessairement les défauts qui ont causé leur séparation.
C’est pour souligner cette différence que Pascal résume le débat entre les Juifs et Ézéchiel en inversant les rôles : Tant s’en faut que les Israélites eussent droit de lui dire : vous parlez comme les païens, qu’il fait sa plus grande force sur ce que les païens parlent comme lui. (Laf. 563, Sel. 470). Ce n’est pas Ézéchiel qui se trouve à la remorque des païens, mais les païens qui reprennent des condamnations qu’Ézéchiel a proférées le premier.
En revanche, Pascal soutient dans le Cinquième écrit des curés de Paris, § 4, in Les Provinciales, éd. Cognet, Garnier, p. 432, que les jésuites, eux, attirent par leurs excès de casuistique le mépris des hérétiques à l’égard de l’Église :
« Voilà l’état où les Jésuites ont mis l’Église. Ils l’ont rendue le sujet du mépris et de l’horreur des hérétiques : elle, dont la sainteté devrait reluire avec tant d’éclat, qu’elle remplît tous les peuples de vénération et d’amour. De sorte qu’elle peut dire à ces pères ce que Jacob disait à ses enfants cruels : Vous m’avez rendu odieux aux peuples qui nous environnent ; ou ce que Dieu dit dans ses prophètes à la Synagogue rebelle : Vous avez rempli la terre de vos abominations, et vous êtes cause que mon saint nom est blasphémé parmi les gentils, lorsqu’en voyant vos profanations ils disent de vous : C’est là le peuple du Seigneur, c’est celui qui est sorti de la terre d’Israël qu’il leur avait donnée en héritage. C’est ainsi que les hérétiques parlent de nous, et qu’en voyant cette horrible morale, qui afflige le cœur de l’Église, ils comblent sa douleur, en disant, comme ils font tous les jours : C’est là la doctrine de l’Église romaine, et que tous les catholiques tiennent ; ce qui est la proposition du monde la plus injurieuse à l’Église. »
-------
Ézéchias.
Dans les Copies, Ezéchias est écrit en marge du fragment sur la Synagogue. C’est bien le cas dans le manuscrit, mais le fragment sur la Synagogue n’est ni de la même encre, ni d’une écriture semblable (texte écrit au crayon puis repassé à l’encre).
Fils et successeur d’Achaz sur le trône de Juda, Ézéchias monte sur le trône en 725 avant Jésus-Christ et meurt en 696. Son histoire est contée dans le quatrième Livre des rois (IIe livre des Rois dans les éditions modernes), et au second des Paralipomènes (XXIX-XXXII). Sage et pieux, il suivit les conseils des prophètes Isaïe et Michée, fit prospérer le commerce et l’agriculture, fortifia Jérusalem, remplit le trésor royal et fit orner le temple. Après avoir renversé les idoles auxquelles avait sacrifié son père, il célébra la fête de Pâques avec une grande magnificence, et rendit son ancienne dignité au culte du vrai Dieu. Par son ordre, des hommes instruits recueillirent les différents monuments de la littérature nationale. Ayant tenté une première fois de secouer le joug de l’Assyrie, il dut céder au nombre et livrer à l’ennemi les trésors du temple. L’intervention miraculeuse du prophète Isaïe le sauva d’une maladie mortelle, et il célébra sa délivrance dans un cantique écrit de sa main, Isaïe, XXXVIII, 9-21. À la mort du roi d’Assyrie, Sargon, il se révolta contre son successeur Sennachérib, avec le secours du roi d’Égypte. Ézéchias mourut après un règne de 29 ans.
Ézéchias est mentionné dans Miracles II (Laf. 839, Sel. 424).
Mon Révérend Père, tout cela se passait en figure. Les autres religions périssent, celle‑là ne périt point.
Selon Lafuma, l’adresse aux jésuites tendrait à faire penser que Pascal prévoyait de composer une lettre dans le genre des Provinciales sur les miracles. Voir Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, p. 149 sq. et p. 161 sq., qui propose l’hypothèse que Pascal ait réellement prévu de composer une Provinciale sur ce sujet.
Le singulier Mon Révérend Père, plus conforme à l’original que le pluriel, témoigne que Pascal s’adresse ici non pas à la Compagnie de Jésus comme dans les Provinciales XI à XVI, mais au P. Annat comme dans les lettres XVII et XVIII.
Voir dans Miracles II (Laf. 840, Sel. 428), un appel analogue à « mon Père » (visiblement le P. Annat) : Que vous êtes aise de savoir les règles générales pensant par là jeter le trouble et rendre tout inutile. On vous en empêchera, mon Père, la vérité est une et ferme.
Saint Paul, Épître aux Corinthiens, X, 11. « Or toutes ces choses qui leur arrivaient étaient des figures ; et elles ont été écrites pour nous servir d’instruction à nous autres, qui nous trouvons à la fin des temps » (tr. Sacy).
Loi figurative 23 (Laf. 268, Sel. 299). Voilà le chiffre que saint Paul nous donne. La lettre tue. Tout arrivait en figures. Il fallait que le Christ souffrît. Un Dieu humilié.
Loi figurative 9 (Laf. 253, Sel. 285). Figures. Jésus-Christ leur ouvrit l’esprit pour entendre les Écritures. Deux grandes ouvertures sont celles-là :
1. Toutes choses leur arrivaient en figures. Vere Israelita, Vere liberi, Vrai pain du ciel.
2. Un Dieu humilié jusqu’à la croix. Il a fallu que le Christ ait souffert pour entrer en sa gloire. Qu’il vaincrait la mort par sa mort. Deux avènements.
Les miracles sont plus importants que vous ne pensez. Ils ont servi à la fondation et serviront à la continuation de l’Église jusqu’à l’Antéchrist, jusqu’à la fin. Les deux témoins.
Sur l’Antéchrist, voir le dossier thématique correspondant.
Armogathe Jean-Robert, L’Antéchrist à l’âge classique. Exégèse et politique, p. 290 sq. Dans la tradition, Énoch et Élie seront les deux prophètes qui seront opposés à l’Antéchrist. Ils seront les témoins du Christ.
Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, 1977.
♦ Élie
Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, article Élie, Cerf, 1993, p. 339-340.
Prophète né à Thesbé, dont l’histoire est racontée dans les Livres des Rois. Suscité par Dieu pour détourner le peuple juif du culte de Baal, il accomplit des miracles ; il est persécuté par la reine Jézabel et se retire dans le désert ; après avoir prophétisé l’extermination de la race du roi Achab, il confie à Élisée, autre prophète, le soin de poursuivre son œuvre. Il ne meurt point (ce qui est un point commun avec Énoch) : les Écritures affirment qu’il fut enlevé au ciel sur un char de feu. Élie est donc censé n’être jamais mort. De nombreuses légendes ont été contées sur sa réapparition, destinée à sauver les Juifs dans les temps de danger.
Rois IV, II, 9-12. « Lorsqu’ils furent passés, Élie dit à Élisée : Demandez-moi ce que vous voudrez, afin que je l’obtienne pour vous avant que je sois enlevé d’avec vous. Élisée lui répondit : Je vous prie que votre double esprit repose sur moi. 10. Élie lui dit : Vous me demandez une chose bien difficile. Néanmoins si vous me voyez lorsque je serai enlevé d’avec vous, vous aurez ce que vous avez demandé ; mais si vous ne me voyez pas, vous ne l’aurez point. 11. Lorsqu’ils continuaient leur chemin, et qu’ils marchaient en s’entretenant, un char de feu et des chevaux de feu les séparèrent tout d’un coup l’un de l’autre, et Élie monta au ciel par le moyen d’un tourbillon. 12. Élisée le voyait monter, et disait : Mon père, mon père, le char d’Israël et son conducteur ! Après cela il ne le vit plus. Et prenant ses vêtements, il les déchira en deux ».
NB : dans la Bible de Port-Royal, ce passage se trouve dans le livre intitulé IVe Livre des Rois, mais en raison d’une différence de dénomination dans les livres scripturaires, on le trouve dans les Bibles modernes comme Rois II.
Lemaître de Saci consacre un commentaire à la disparition d’Élie : « Énoch et Élie, dit saint Irénée, sont enlevés dans le propre corps que Dieu leur avait formé, et avec lequel il s’étaient rendus dignes de lui plaire, figurant tous deux et prédisant par ce même enlèvement, celui par lequel les justes s’élèveront jusqu’au ciel ». Saci renvoie aussi à l’éloge que fait d’Élie l’Ecclésiastique, ch. 48, ainsi que le passage de Malachie, « Je vous enverrai le prophète Élie avant que le grand et l’épouvantable jour du Seigneur arrive ».
♦ Énoch
Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, article Hénoch, Cerf, 1993, p. 511.
Genèse, V, 21-24. « Or Hénoch, ayant vécu soixante-cinq ans, engendra Mathusalem. 22. Hénoch, marcha avec Dieu ; et après avoir engendré Mathusalem, il vécut trois cents ans, et il engendra des fils et des filles. 23. Et tout le temps qu’Hénoch vécut sur la terre fut de trois cent soixante-cinq ans. 24. Il marcha avec Dieu, et il ne parut plus, parce que Dieu l’enleva ».
La fin mystérieuse de ce patriarche, fils de Jarel et père de Mathusalem, est rappelée dans quelques passages des Livres saints ; l’Ecclésiaste dit qu’Énoch a été transporté pour servir aux nations d’exemple de repentir ; saint Paul affirme que par la foi il fut emporté pour ne pas passer par la mort ; la tradition catholique indique qu’il a quitté la terre sans passer par la mort.
Lemaître de Saci, dans son commentaire sur la Genèse, indique que la plupart des saints Pères, et saint Augustin entre autres, « croient qu’Énoch a été transféré dans le paradis terrestre, où Dieu le conserve d’une manière miraculeuse, vivant dans un corps qui n’est sujet à aucune des conditions de la faiblesse et de la fragilité de la nature mortelle, et le réserve pour l’opposer à la fureur de l’Antéchrist, afin qu’il prêche la pénitence aux nations, comme Élie, que Dieu lui doit joindre dans le même ministère, la doit prêcher aux Juifs, en la manière que saint Jean le décrit dans l’Apocalypse ».
Les premiers chrétiens lisaient un livre intitulé Livre d’Énoch, qui n’a toutefois pas été retenu dans le canon des Livres saints ; c’est une sorte d’Apocalypse en cinq livres ; le premier raconte la chute des anges et leur union avec des filles des hommes ; le second renferme des paraboles messianiques, et le troisième de fables ; le quatrième résume en deux visions l’histoire du peuple juif ; le cinquième contient des exhortations morales. C’est un agrégat d’éléments hétérogènes dont les plus récents datent du premier siècle de l’ère chrétienne.
Armogathe Jean-Robert, L’Antéchrist à l’âge classique. Exégèse et politique, p. 290 sq.
-------
En l’Ancien Testament et au Nouveau les miracles sont faits par l’attouchement de figures, salut ou chose inutile, sinon pour montrer qu’il faut se soumettre aux créatures.
Figure des sacrements.
Faut-il lire attachement ou attouchement ? Lafuma lit l’attachement des figures. C’était déjà la lecture de Brunschvicg. Le manuscrit semble plus proche d’attouchement.
Le texte original, dans son déchiffrement actuel, n’est guère plus compréhensible que les Copies.
Note de GEF, XIV, Pensées, 3, p. 291. « Si nous ne nous trompons, les miracles « fondement extérieur » figurent la grâce « fondement intérieur ». C’est pourquoi suivant l’interprétation qu’on en donne, le miracle représente le triomphe de la force et la soumission aux créatures, ou prépare la victoire de la foi. »
Il faut peut-être comprendre que dans les deux Testaments, les miracles prennent des formes comme celles qu’évoque Pascal : soit l’attouchement des visages, soit par un salut, soit par un rite inutile. Il semblerait que cette nécessité ne soit pas compatible avec le caractère spirituel du Nouveau Testament. Mais Pascal y trouve une justification dans l’idée que, sans doute pour ne pas donner matière à l’orgueil de la personne qui opère le miracle, le miracle passe par des procédés qui l’humilient en la ramenant à la dimension des créatures naturelles. Ces rites ne sont que des figures.
Il est dit : Croyez à l’Église, mais il n’est pas dit : Croyez aux miracles,
à cause que le dernier est naturel et non pas le premier.
L’un avait besoin de précepte, non pas l’autre.
Croyez à l’Église : les éditions renvoient toutes à Matthieu, XVIII, 17-20, sauf l’éd. Le Guern, sans doute parce que le rapport avec le présent passage est loin d’être évident. Le commentaire de la Bible de Port-Royal sur ce passage de Matthieu, où il est question de rapporter à l’Église les péchés d’un homme qui résiste aux remontrances et aux appels à la pénitence qu’on lui adresse, non plus ne paraît guère répondre au sens de ce passage.
Il est peut-être plus juste de renvoyer au Symbole des apôtres, qui dit [je crois] « à la sainte Église catholique ».
La Synagogue était la figure et ainsi ne périssait point ;
et n’était que la figure, et ainsi est périe.
C’était une figure qui contenait la vérité
et ainsi elle a subsisté jusqu’à ce qu’elle n’a plus eu la vérité.
La Synagogue : voir l’article Synagogue dans le Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, p. 1080-1084, qui donne les informations générales utiles. Le mot désigne, chez Pascal, l’Ancien Testament.
Laf. 573, Sel. 476. La Synagogue ne périssait point parce qu’elle était la figure. Mais parce qu’elle n’était que la figure elle est tombée dans la servitude. La figure a subsisté jusqu’à la vérité afin que l’Église fût toujours visible ou dans la peinture qui la promettait ou dans l’effet.
Miracles III (Laf. 903, Sel. 450). La synagogue qui a été traitée avec amour comme figure de l’Église et avec haine parce qu’elle n’en était que la figure a été relevée prête à succomber, quand elle était bien avec Dieu, et ainsi figure.
Preuves de Jésus-Christ 21 (Laf. 319, Sel. 350). La synagogue a précédé l’Église, les Juifs les chrétiens. Les prophètes ont prédit les chrétiens.
Projet de mandement, § 10, in Les Provinciales, éd. Cognet, Garnier, p. 463-464.
« Car, comme toutes choses leur arrivaient en figure, et que la Synagogue a été l’image de l’Église, selon saint Paul, nous pouvons nous instruire, par ce qui lui est arrivé, de ce qui nous doit avenir, et voir, dans leur exemple, la source, le progrès et la consommation de l’impiété. L’Écriture nous apprend donc que c’est des faux prophètes que l’impiété a pris son origine et qu’elle s’est de là répandue sur le reste des hommes, comme le dit Jérémie. C’est des prophètes que l’abomination est née, et c’est de là qu’elle a rempli toute la terre ; qu’ils ont formé une conspiration ouverte contre la vérité au milieu du peuple de Dieu : [conjuratio prophetarum] in medio ejus ; que les grands du monde ont été les premiers suppôts de leurs doctrines flatteuses ; que les peuples en ont été infectés ensuite. Mais tandis que les prêtres du Seigneur en sont demeurés exempts, Dieu a suspendu les effets de sa colère ; mais quand les prêtres même s’y sont plongés, et que, dès lors, il n’est rien resté pour apaiser la colère divine, les fléaux de Dieu sont tombés sur ce peuple, sans mesure, et y sont demeurés jusqu’à ce jour. Les prophètes, dit Jérémie, ont annoncé de fausses doctrines de la part de Dieu : les prêtres y ont donné les mains, et mon peuple y a pris plaisir. Quelle punition leur est donc préparée ? C’est alors qu’il n’y a plus de miséricorde à attendre, parce qu’il n’y a plus personne pour la demander. Les prêtres, dit Ézéchiel, ont eux-mêmes violé ma loi. Les princes et les peuples ont exercé leurs violences, et les prophètes les flattaient dans leurs désordres. J’ai cherché quelqu’un qui opposât sa justice à ma vengeance, et je n’en ai point trouvé. Je répandrai donc sur eux le feu de mon indignation, et je ferai retomber sur leurs têtes le fruit de leurs impiétés. »