Fragment Commencement n° 11 / 16  – Papier original : RO 63-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Commencement n° 222 p. 79 / C2 : p. 104

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVIII - Pensées Chrétiennes : 1669 et janv. 1670 p. 247 / 1678 n° 22 p. 239

Éditions savantes : Faugère I, 121, CXXXIX / Havet XXIV.98 / Brunschvicg 221 / Tourneur p. 226-3 / Le Guern 150 / Lafuma 161 / Sellier 193

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Bibliographie

 

DELUMEAU Jean, Le mystère Campanella, Paris, Fayard, 2008.

GASSENDI Pierre, Disquisitio metaphysica seu dubitationes et instantiae adversus Renati Cartesii metaphysicam et responsa, éd. Rochot, Vrin, Paris, 1962.

GOLDMANN Lucien, Le Dieu caché, Paris, Gallimard, 1955, p. 219.

GOUHIER Henri, Cartésianisme et augustinisme au XVIIe siècle, Vrin, Paris, 1978.

LONG et SEDLEY, Les philosophies hellénistiques, I, Paris, Garnier-Flammarion, 1987, p. 148 sq.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

 

Éclaircissements

 

Les athées doivent dire des choses parfaitement claires. Or il n’est point parfaitement clair que l’âme soit matérielle.

 

Commencement 1 (Laf. 150, Sel. 183). Les impies qui font profession de suivre la raison doivent être étrangement forts en raison.

Il s’agit ici non pas des indécis paresseux qui renoncent à chercher par indolence, mais des athées qui tiennent comme une thèse rationnelle que Dieu n’est pas. On peut exiger d’eux qu’ils ne raisonnent qu’en suivant la faculté qu’ils revendiquent, c’est-à-dire la raison. En d’autres termes, ils doivent ne dire que des choses qui sont compréhensibles par la raison, c’est-à-dire qui lui sont parfaitement claires. Or ce n’est pas le cas lorsqu’ils réduisent l’âme à une substance matérielle.

Commencement 7 (Laf. 157, Sel. 189). Athéisme marque de force d’esprit, mais jusqu’à un certain degré seulement.

Le degré en question est donné par le fragment Soumission 4 (Laf. 170, Sel. 201). Soumission. Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut. Qui ne fait ainsi n’entend pas la force de la raison. Il y [en] a qui faillent contre ces trois principes, ou en assurant tout comme démonstratif, manque de se connaître en démonstration, ou en doutant de tout, manque de savoir où il faut se soumettre, ou en se soumettant en tout, manque de savoir où il faut juger.

Soumission 16 (Laf. 182, Sel. 213). Il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison.

Soumission 23 (Laf. 188, Sel. 220). La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent, elle n’est que faible si elle ne va jusqu’à connaître cela.

Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnaturelles ?

La Bruyère, Caractères, Des esprits forts. « J’exigerai de ceux qui vont contre le train commun et les grandes règles, qu’ils sussent plus que les autres, qu’ils eussent des raisons claires, et de ces arguments qui emportent conviction ».

Pascal revient sur ce point dans Disproportion de l’homme, Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230) : Il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle et quand on prétendrait que nous serions simplement corporels cela nous exclurait bien davantage de la connaissance des choses, n’y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se connaît soi-même. Il ne nous est pas possible de connaître comment elle se connaîtrait.

Noter que l’argument de Pascal ne signifie nullement que les chrétiens, eux, peuvent prétendre savoir mieux que les athées ce qu’est l’âme. Il doit même expressément le contraire dans le même fragment : Qui ne croirait à nous voir composer toutes choses d’esprit et de corps que ce mélange là nous serait bien compréhensible. C’est néanmoins la chose qu’on comprend le moins ; l’homme est à lui‑même le plus prodigieux objet de la nature, car il ne peut concevoir ce que c’est que corps et encore moins ce que c’est qu’esprit, et moins qu’aucune chose comment un corps peut être uni avec un esprit. C’est là le comble de ses difficultés et cependant c’est son propre être. Mais la différence, c’est que les chrétiens, eux, ne sont pas obligés par leur prétention au rationalisme pur de ne dire que des choses parfaitement claires : ils admettent que tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être, comme l’indique A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182).

 

 L’âme matérielle

 

Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230). Car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle et quand on prétendrait que nous serions simplement corporels cela nous exclurait bien davantage de la connaissance des choses, n’y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se connaît soi-même. Il ne nous est pas possible de connaître comment elle se connaîtrait.

C’est à propos de sa démonstration de la différence entre l’âme et le corps que Pascal fait l’éloge de Descartes dans De l’Esprit géométrique, II, De l’Art de persuader, § 23, OC III, p. 424. « Je voudrais demander à des personnes équitables si ce principe : La matière est dans une incapacité naturelle invincible de penser, et celui-ci : je pense, donc je suis, sont en effet les mêmes dans l’esprit de Descartes et dans l’esprit de saint Augustin, qui a dit la même chose douze cents ans auparavant. En vérité je suis bien éloigné de dire que Descartes n’en soit pas le véritable auteur, quand même il ne l’aurait appris que dans la lecture de ce grand saint ; car je sais combien il y a de différence entre écrire un mot à l’aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences, qui prouve la distinction des natures matérielle et spirituelle, et en faire un principe ferme et soutenu d’une physique entière, comme Descartes a prétendu faire. Car, sans examiner s’il a réussi efficacement dans sa prétention, je suppose qu’il l’ait fait, et c’est dans cette supposition que je dis que ce mot est aussi différent dans ses écrits d’avec le même mot dans les autres qui l’ont dit en passant, qu’un homme plein de vie et de force d’avec un homme mort. »

Gouhier Henri, Cartésianisme et augustinisme au XVIIe siècle, Vrin, Paris, 1978, p. 174. Le je pense donc je suis ôte tout fondement possible aux théories matérialistes en posant un je irréductiblement distinct du corps. Le combat contre la matérialisme est ancien : voir Aristote, De anima, I, sur l’histoire de la théorie des âmes ; Cicéron, Tusculanes, I, voir aussi Conimbricenses, Part. de anima : résumé des doctrines anciennes qui font de l’âme un corps plus ou moins subtil : p. 176.

Long et Sedley, Les philosophies hellénistiques, I, Paris, Garnier-Flammarion, 1987, p.148 sq. Théorie épicurienne de l’âme matérielle. La psyché est corporelle : p. 149. Interdépendance fonctionnelle de la psyché et du corps : p. 150.

Gilson Etienne, Index scolastico-cartésien, p. 12 sq. Article Âme. Anima est id quo primo vivimus, sentimus et intelligimus. L’âme imaginée instar venti vel ignis ; anima intellectiva et spiritus sive substantia spiritalis. Opinions des philosophes anciens sur la nature de l’âme : p. 16 :

Zénon : ignis (feu) ;

Anaximandre, Anaximène, Anaxagore : de l’air ;

Hippasus, Parménide : sang ;

Critias : âme composée de sang et d’humeur.

Pour Descartes, c’est l’habitude de se servir des sens et de l’imagination qui conduit à considérer l’âme comme corporelle.

Mais il y a des résistances.

Gassendi Pierre, Disquisitio metaphysica seu dubitationes et instantiae adversus Renati Cartesii metaphysicam et responsa, éd. Rochot, Vrin, Paris, 1962, p. 88 sq. On ne prouve pas que l’âme soit incorporelle par le fait qu’on ne voit rien en soi de corporel. Possibilité des hypothèses matérialistes : p. 90. Ce n’est pas prouver que l’âme ne soit pas un corps subtil que de supposer qu’il n’y a pas de corps du tout dans le monde : p. 94.

Delumeau Jean, Le mystère Campanella, Paris, Fayard, 2008, p. 310 sq. Doctrine de Telesio sur l’existence d’une âme matérielle (spiritus) en tout être, engendrée par la chaleur solaire et source de la connaissance, de l’action et du sentiment. Il lui ajoute une âme spirituelle, à laquelle il n’assigne pas d’autre fonction que la connaissance de Dieu. Opposition de Campanella à cette doctrine.

 

 Contresens sur le texte

 

Goldmann Lucien, Le Dieu caché, p. 219. Le fragment signifie : 1. que l’on n’a pas le droit d’être athée si l’on ne conçoit pas des pensées claires ; 2. qu’on serait fondé de l’être en les concevant.

On peut admettre la première conséquence. Mais la seconde est un contresens et une bourde logique. L’énoncé de Pascal laisse ouverte la possibilité d’être chrétien avec des idées claires, et il n’y a aucune raison pour que des idées claires mènent à l’athéisme.