Fragment Contrariétés n° 7 / 14 – Papier original : RO 393-4
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Contrariétés n° 169 p. 45 v° / C2 : p. 67
Éditions savantes : Faugère II, 89, XXIV / Havet VIII.15 et XXV.116 / Michaut 621 / Brunschvicg 125 / Tourneur p. 198-1 / Le Guern 115 / Lafuma 124 / Sellier 157
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Bibliographie ✍
ARNAULD Antoine et NICOLE Pierre, La Logique ou l’art de penser (1664), II, ch. XI, éd. Descotes, Paris, Champion, 2011, p. 321-322. PARMENTIER Bérengère, Le siècle des moralistes, Paris, Seuil, 2000, p. 103 sq. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 43 sq. Contrariétés chez Pascal. SHIOKAWA Tetsuya, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977, p. 12 sq. THIROUIN Laurent, “Pascal et la superstition”, in Lopez D., Mazouer C. et Suire É., La religion des élites au XVIIe siècle, p. 237-256. |
✧ Éclaircissements
Pascal mentionne ici ce que la morale issue d’Aristote présente comme des excès contraires, entre lesquels il existe un juste milieu : le courage entre la timidité et la témérité, la capacité de bien régler ses opinions entre crédulité et incrédulité. Les extrêmes contraires font partie de la nature de l’homme, mais le juste milieu semble en être exclu.
La ponctuation L'homme est naturellement crédule incrédule, timide téméraire n’est pas sans raison : les couples ne sont pas séparés par la virgule. C’est une sorte de précurseur de l’explosante fixe des surréalistes : un objet doté de qualités contradictoires, mais qui font corps de façon indissoluble.
Contrariétés.
L'homme est naturellement crédule, incrédule,
Le mot crédulité s’entend au sens ordinaire : qui croit facilement, ou qui ne croit pas facilement. Il n’est pas nécessaire de l’entendre ici au sens religieux seulement. Pascal aborde la question de la facilité excessive à croire dans la liasse Soumission et usage de la raison : il définit la superstition en général par le trop de docilité (Soumission 22 - Laf. 187, Sel. 219), comme vice naturel contraire à l’incrédulité. Il souligne dans Soumission 15 (Laf. 181, Sel. 212), que la piété est différente de la superstition, et que l’excès de docilité conduit à détruire la vraie piété, aussi bien que l’incrédulité téméraire : Soutenir la piété jusqu'à la superstition c'est la détruire. Le juste équilibre serait donné par le fragment Soumission 13 (Laf. 179, Sel. 210) : Il y a peu de vrais chrétiens. Je dis même pour la foi. Il y en a bien qui croient mais par superstition. Il y en a bien qui ne croient pas, mais par libertinage, peu sont entre-deux.
Pascal remarque d’ailleurs que la crédulité et l’incrédulité ne sont pas radicalement séparées, et que, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, les extrêmes arrivent parfois à se rejoindre et se confondre. Voir Fondement 2 (Laf. 224, Sel. 257) : Incrédules les plus crédules, ils croient les miracles de Vespasien pour ne pas croire ceux de Moïse. Les esprits forts qui refusent de croire les miracles du Christ rapportés dans les Évangiles, admettent sans examen la réalité des miracles soi-disant opérés par les empereurs romains, rapportés par les historiens païens comme Tacite, Plutarque et Suétone.
Pascal a cependant tenté de définir ce que serait le juste milieu entre le refus de se rendre à l’autorité légitime et la crédulité facile. Le fragment Soumission 4 (Laf. 170, Sel. 201), explique en quoi doit consister une saine « soumission » : Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut. Qui ne fait ainsi n'entend pas la force de la raison. Il y a qui faillent contre ces trois principes, ou en assurant tout comme démonstratif manque de se connaître en démonstration, ou en doutant de tout manque de savoir où il faut se soumettre, ou en se soumettant en tout manque de savoir où il faut juger. Ce fragment lapidaire est directement lié, sous cet aspect, aux réflexions de Pascal sur l’art de penser et le raisonnement géométrique.
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Sur la crédulité et l’incrédulité à l’égard des miracles à l’époque de Pascal, voir Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977, p. 12 sq.
On trouvera aussi des éléments sur ce point dans Lenoble Robert, Mersenne ou la naissance du mécanisme, Paris, Vrin, 1971 (2e éd.), p. 83 sq., sur la « fausse science » des naturalistes.
Voir aussi Thirouin Laurent, “Pascal et la superstition”, in Lopez D., Mazouer C. et Suire É., La religion des élites au XVIIe siècle, p. 237-256.
timide, téméraire.
Timide : craintif.
Téméraire : audacieux à l’excès.
Le milieu entre ces deux extrêmes serait le courage.
Pascal a eu l’occasion de décrire l’état intermédiaire entre ces deux dispositions dans le fragment d’une XIXe Provinciale. Il y fait l’éloge de la conduite des religieuses de Port-Royal menacées de la persécution parce qu’elles refusent de signer le formulaire imposé par les évêques de France. Cette Provinciale inachevée a été notamment publiée par Ph. Sellier sous le numéro Sel. 747 :
« Je les ai vus, mon Père, et je vous avoue que j’en ai eu une satisfaction extrême, je les ai vus, non pas dans une générosité philosophique, ou dans cette fermeté irrespectueuse qui fait faire impérieusement ce qu’on croit être de son devoir ; non aussi dans cette lâcheté molle et timide qui empêche, ou de voir la vérité, ou de la suivre, mais dans une piété douce et solide, pleins de défiance d’eux-mêmes, de respect pour les puissances de l’Église, d’amour pour la paix, de tendresse et de zèle pour la vérité, de désir de la connaître et de la défendre, de crainte pour leur infirmité, de regret d’être mis dans ces épreuves, et d’espérance néanmoins que Dieu daignera les y soutenir par sa lumière et par sa force, et que la grâce de Jésus-Christ qu’ils soutiennent, et pour laquelle ils souffrent, sera elle-même leur lumière et leur force. J’ai vu enfin en eux le caractère de la piété chrétienne qui fait paraître une force...
Je les ai trouvés environnés des personnes de leur connaissance, qui étaient aussi venues sur ce sujet pour les porter à ce qu’ils croyaient le meilleur dans l’état présent des choses. J’ai ouï les conseils qu’on leur a donnés ; j’ai remarqué la manière dont ils les ont reçus et les réponses qu’ils y ont faites. En vérité, mon Père, si vous y aviez été présent, je crois que vous avoueriez vous-même qu’il n’y a rien en tout leur procédé qui ne soit infiniment éloigné de l’air de révolte et d’hérésie, comme tout le monde pourra connaître par les tempéraments qu’ils ont apportés, et que vous allez voir ici, pour conserver tout ensemble ces deux choses qui leur sont infiniment chères, la paix et la vérité. »
Cette référence aux persécutions qui affligent Port-Royal permet de rattacher le présent fragment aux réflexions de Pascal sur l’autorité pontificale au sein de l’Église.
Pour approfondir…
À propos des « règles de la division », la Logique de Port-Royal, II, ch. XI, éd. Descotes, Champion, p. 321-322, indique que le milieu est parfois double :
« il y a souvent des termes qui paraissent tellement opposés qu’ils semblent ne point souffrir de milieu, qui ne laissent pas d’en avoir. Ainsi entre ignorant et savant, il y a une certaine médiocrité de suffisance qui tire un homme du rang des ignorants, et qui ne le met pas encore au rang des savants : entre vicieux et vertueux, il y a aussi un certain état dont on peut dire ce que Tacite dit de Galba, magis extra vitia quam cum uirtutibus : car il y a des gens qui n’ayant point de vices grossiers ne sont pas appelés vicieux, et qui ne faisant point de bien ne peuvent point être appelés vertueux, quoique devant Dieu ce soit un grand vice que de n’avoir point de vertu. Entre sain et malade il y a l’état d’un homme indisposé ou convalescent. Entre le jour et la nuit il y a le crépuscule. Entre les vices opposés il y a le milieu de la vertu, comme la piété entre l’impiété et la superstition. Et quelquefois ce milieu est double, comme entre l’avarice et la prodigalité il y a la libéralité, et une épargne louable : entre la timidité qui craint tout, et la témérité qui ne craint rien, il y a la générosité qui ne s’étonne point des périls, et une précaution raisonnable, qui fait éviter ceux auxquels il n’est pas à propos de s’exposer. »