Dossier de travail - Fragment n° 12 / 35  – Papier original : RO 481-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 10 et 11 p. 193-193 v° / C2 : p. 4

Éditions de Port-Royal :

     Premier § : Chap. XVIII - Dessein de Dieu de se cacher aux uns, et de se découvrir aux autres : 1669 et janvier 1670 p. 143  / 1678 n° 16 p. 141-142

     Le deuxième § a été ajouté dans l’édition de 1678 : Chap. XXVIII - Pensées chrétiennes : 1678 n° 26 p. 240-241

Éditions savantes : Faugère II, 179, IV / Havet XXIV.19 / Brunschvicg 288 / Tourneur p. 302-2 / Le Guern 373 / Lafuma 394 / Sellier 13

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Bibliographie

 

 

Voir la bibliographie du dossier sur le Dieu caché.

 

LACOMBE Roger-E., L’apologétique de Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1958.

MESNARD Jean, “Structures binaires et structures ternaires dans les Pensées de Pascal”, in Pascal, Pensées, Littératures classiques, n° 20, supplément 1994, Paris, Klincksieck, 1994, p. 45-57.

MESNARD Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1965.

 

 

Éclaircissements

 

Au lieu de vous plaindre de ce que Dieu s’est caché,

 

Voir sur ce point le dossier sur le Dieu caché.

Lacombe Roger-E., L’apologétique de Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1958, p. 202-211. 

Mesnard Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1965, p. 68 sq., sur le « mystère de Dieu ». 

Le thème du Dieu caché peut être considéré du point de vue de l’homme qui ne découvre aucune marque de Dieu et qui s’en plaint. C’est le cas ici. Voir par exemple les fragments suivants :

Commencement 8 (Laf. 158, Sel. 190). Par les partis vous devez vous mettre en peine de rechercher la vérité, car si vous mourez sans adorer le vrai principe vous êtes perdu. Mais, dites-vous, s’il avait voulu que je l’adorasse il m’aurait laissé des signes de sa volonté. Aussi a-t-il fait, mais vous les négligez. Cherchez les donc ; cela le vaut bien.

Ordre 3 (Laf. 5, Sel. 39). Ordre. Une lettre d’exhortation à un ami pour le porter à chercher. Et il répondra : mais à quoi me servira de chercher, rien ne paraît. Et lui répondre : ne désespérez pas. Et il répondrait qu’il serait heureux de trouver quelque lumière. Mais que selon cette religion même quand il croirait ainsi cela ne lui servirait de rien. Et qu’ainsi il aime autant ne point chercher. Et à cela lui répondre : La Machine.

Mais on peut aussi envisager ce thème du point de vue de la volonté de Dieu de ne pas se montrer aux hommes. Car ce n’est pas à tous les hommes que Dieu se cache, mais seulement aux cœurs mauvais ; il se découvre en revanche aux cœurs purs.

Preuves par discours III (Laf. 444, Sel. 690). Il est donc vrai que tout instruit l’homme de sa condition, mais il le faut bien entendre : car il n’est pas vrai que tout découvre Dieu, et il n’est pas vrai que tout cache Dieu. Mais il est vrai tout ensemble qu’il se cache à ceux qui le tentent, et qu’il se découvre à ceux qui le cherchent, parce que les hommes sont tout ensemble indignes de Dieu et capables de Dieu : indignes par leur corruption, capables par leur première nature.

Preuves par discours III (Laf. 446, Sel. 690). S’il n’y avait point d’obscurité l’homme ne sentirait point sa corruption, s’il n’y avait point de lumière l’homme n’espérerait point de remède, ainsi il est non seulement juste, mais utile pour nous que Dieu soit caché en partie et découvert en partie puisqu’il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître Dieu.

Pascal, Lettre à Melle de Roannez du 29 octobre 1656, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1035 sq. L’étrange secret de Dieu : « il ne sort du secret de la nature qui le couvre que pour exciter notre foi à le servir avec d’autant plus d’ardeur que nous le connaissons avec plus de certitude. Si Dieu se découvrait continuellement aux hommes, il n’y aurait point de mérite à le croire ; et s’il ne se découvrait jamais, il y aurait peu de foi. Mais il se cache ordinairement, et se découvre rarement à ceux qu’il veut engager dans son service. Cet étrange secret, dans lequel Dieu s’est retiré, impénétrable à la vue des hommes, est une grande leçon pour nous porter à la solitude loin de la vue des hommes. Il est demeuré caché sous le voile de la nature qui nous le couvre jusques à l’Incarnation ; et quand il a fallu qu’il ait paru, il s’est encore plus caché en se couvrant de l’humanité. Il était bien plus reconnaissable quand il était invisible, que non pas quand il s’est rendu visible. Et enfin quand il a voulu accomplir la promesse qu’il fit à ses Apôtres de demeurer avec les hommes jusques à son dernier avènement, il a choisi d’y demeurer dans le plus étrange et le plus obscur secret de tous, qui sont les espèces de l’Eucharistie. C’est ce sacrement que saint Jean appelle dans l’Apocalypse une manne cachée ; et je crois qu’Isaïe le voyait en cet état, lorsqu’il dit en esprit de prophétie : Véritablement tu es un Dieu caché. C’est là le dernier secret où il peut être. Les chrétiens hérétiques l’ont connu à travers son humanité et adorent Jésus-Christ Dieu et homme. Mais de le reconnaître sous des espèces de pain, c’est le propre des seuls catholiques ; il n’y a que nous que Dieu éclaire jusque là... »

 

vous lui rendrez grâces de ce qu’il s’est tant découvert,

 

Dieu s’est beaucoup plus montré que ne le pense un incrédule, mais il ne se montre pas comme celui-ci l’attend. Les Écritures, les prophéties et les miracles sont les différents moyens par lesquels Dieu se révèle aux hommes. Ce sont les moyens que, dans Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680), Infini rien, l’apologiste rappelle à son interlocuteur, n’y a-t-il point moyen de voir le dessous du jeu ? oui, l’Écriture et le reste, etc. Mais c’est pour ajouter, dans Commencement 8 (Laf. 158, Sel. 190), vous les négligez. Cherchez les donc ; cela le vaut bien.

Grâces au pluriel signifie remerciement, et particulièrement adressés à Dieu (Richelet). On parle d’action de grâces.

 

et vous lui rendrez grâces encore de ce qu’il ne s’est pas découvert aux sages superbes indignes de connaître un Dieu si saint.

 

Pascal pense sans doute aux stoïciens, qui ont l’orgueil de croire qu’ils peuvent connaître Dieu par les seules forces de leur raison, et qui tombent ainsi dans le déisme.

Pourquoi devrait-on « rendre grâces » à Dieu de ne pas s’être révélé aux sages superbes ? Si c’était le cas, cela signifierait que Dieu a décidé de ne se révéler qu’à des êtres forts en raison, ce qui exclurait la plus grande partie de l’humanité.

D’autre part, l’obscurité dans laquelle se tient Dieu à l’égard de l’homme est en réalité salutaire ; c’est elle qui enseigne à l’homme le besoin du remède à ses misères : voir Preuves par discours III (Laf. 446, Sel. 690). S’il n’y avait point d’obscurité l’homme ne sentirait point sa corruption, s’il n’y avait point de lumière l’homme n’espérerait point de remède, ainsi il est non seulement juste, mais utile pour nous que Dieu soit caché en partie et découvert en partie puisqu’il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître Dieu.

 

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Deux sortes de personnes connaissent : ceux qui ont le cœur humilié et qui aiment la bassesse, quelque degré d’esprit qu’ils aient, haut ou bas,

 

Le trait de séparation souligne un déplacement du problème. Mais cette remarque s’enchaîne sur la précédente, qui envisageait le cas où Dieu se serait révélé aux esprits les plus puissants.

Les Copies donnent le pronom le pour complément d’objet direct au verbe connaissent. Le désigne dans ce cas nécessairement Dieu, comme l’ont pensé les éditeurs de Port-Royal, qui ajoutent « un Dieu ». Le verbe connaître ne s’emploie guère absolument. Le complément ne relie pourtant pas la seconde partie à la première, puisque ces deux parties ont été disjointes dans l’édition de 1670.

L’habitude de distinguer deux sortes de personnes (mais aussi parfois plus) apparaît dans plusieurs fragments des Pensées.

Soumission 12 (Laf. 178, Sel. 209). Voyez les deux sortes d’hommes dans le titre Perpétuité.

Morale chrétienne 16 (Laf. 366, Sel. 398). Deux sortes d’hommes en chaque religion. Voyez Perpétuité.

Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Qu’ils laissent donc ces impiétés à ceux qui sont assez mal nés pour en être véritablement capables ; qu’ils soient au moins honnêtes gens s’ils ne peuvent être chrétiens, et qu’ils reconnaissent enfin qu’il n’y a que deux sortes de personnes qu’on puisse appeler raisonnables : ou ceux qui servent Dieu de tout leur cœur parce qu’ils le connaissent, ou ceux qui le cherchent de tout leur cœur parce qu’ils ne le connaissent pas.

Laf. 562, Sel. 469. Il n’y a que deux sortes d’hommes, les uns justes qui se croient pécheurs, les autres pécheurs qui se croient justes.

Laf. 752, Sel. 622. Deux sortes de gens égalent les choses, comme les fêtes aux jours ouvriers, les chrétiens aux prêtres ; tous les péchés entre eux, etc. Et de là les uns concluent que ce qui est donc mal aux prêtres l’est aussi aux chrétiens, et les autres que ce qui n’est pas mal aux chrétiens est permis aux prêtres.

Mesnard Jean, “Structures binaires et structures ternaires dans les Pensées de Pascal”, in Pascal, Pensées, Littératures classiques, p. 45-57. 

Pour les hommes qui ont le cœur humilié et ne sont donc pas gouvernés par l’amour propre, la connaissance de Dieu ne dépend pas de la force de l’intelligence. C’est le cœur qui donne le prix aux choses.

Bassesse désigne une forme d’avilissement, comme en témoigne le fragment Misère 1 (Laf. 53, Sel. 86). Bassesse de l’homme jusqu’à se soumettre aux bêtes, jusques à les adorer.

Entre avoir le cœur humilié et aimer la bassesse, ils semble y avoir une grande différence. Comment Pascal peut-il concevoir que l’on aime la bassesse ? D’autant plus que, dans d’autres fragments, il paraît donner une indication directement opposée :

Contrariétés 1 (Laf. 119, Sel. 151). Après avoir montré la bassesse et la grandeur de l’homme.

Que l’homme maintenant s’estime son prix. Qu’il s’aime, car il y a en lui une nature capable de bien ; mais qu’il n’aime pas pour cela les qui y sont. Qu’il se méprise, parce que cette capacité est vide ; mais qu’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu’il se haïsse, qu’il s’aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité et d’être heureux ; mais il n’a point de vérité, ou constante, ou satisfaisante.

Il faut sans doute recourir au fragment Dossier de travail (Laf. 398, Sel. 17), qui distingue les mouvements de bassesse pure et les mouvements de bassesse inspirés par la pénitence. Ces derniers sont une sorte de passage obligé pour avoir des mouvements inspirés par la grâce.

Dossier de travail (Laf. 398, Sel. 17). Les philosophes ne prescrivaient point des sentiments proportionnés aux deux états.

Ils inspiraient des mouvements de grandeur pure et ce n’est pas l’état de l’homme.

Ils inspiraient des mouvements de bassesse pure et ce n’est pas l’état de l’homme.

Il faut des mouvements de bassesse, non de nature, mais de pénitence non pour y demeurer mais pour aller à la grandeur. Il faut des mouvements de grandeur non de mérite mais de grâce et après avoir passé par la bassesse.

L’édition de 1670 remplace bassesse par mépris et abaissement.

Dans le même passage des États et empires de la Lune, éd. Alcover, p. 156, Cyrano de Bergerac prolonge et précise sa protestation contre l’idée du Dieu caché en soulignant, toujours dans un style burlesque, que la thèse d’un Dieu qui se cache aux uns et se laisse voir aux autres n’est pas plus recevable : « De feindre qu’il ait voulu [jouer] entre les hommes à cligne-musette, faire comme les enfants : « Toutou, le voilà », c’est-à-dire tantôt se masquer, tantôt se démasquer, se déguiser aux uns pour se manifester aux autres, c’est se forger un Dieu ou sot ou malicieux, vu que si ç’a été par la force de mon génie que je l’ai connu, c’est lui qui mérite et non pas moi, d’autant qu’il pouvait me donner une âme ou des organes imbéciles qui me l’auraient fait méconnaître ; et si, au contraire, il m’eût donné un esprit incapable de le comprendre, ce n’aurait pas été ma faute, mais la sienne, puisqu’il pouvait m’en donner un si vif que je l’eusse compris ».

Voir aussi les objections de Montfaucon de Villars, De la délicatesse, Ve dialogue, in D. Descotes, La première critique des Pensées, Paris, C.N.R.S., 1980, p. 57. 

 

ou ceux qui ont assez d’esprit pour voir la vérité, quelques oppositions qu’ils y aient.

 

Havet, éd. des Pensées, XXVI, 19, éd. 1866, t. 2, p. 96, tente d’expliquer cette expression comme suit : « dans l’orgueil, qui est le fond même de la nature corrompue. C’est pour ceux-là que Pascal écrit ; les cœurs humbles, qu’ils aient l’esprit haut ou bas, trouvent Dieu sans effort d’esprit. »

Cela suppose qu’on peut voir la vérité même quand elle est déplaisante et amère. La remarque renvoie à la réflexion de L’art de persuader sur la manière dont les vérités plaisent ou déplaisent.

Voir De l’Esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 7-11, p. 415-417.

« § 7. Mais pour les qualités des choses que nous devons persuader, elles sont bien diverses.

Les unes se tirent, par une conséquence nécessaire, des principes communs et des vérités avouées. Celles-là peuvent être infailliblement persuadées ; car, en montrant le rapport qu’elles ont avec les principes accordés, il y a une nécessité inévitable de convaincre.

Et il est impossible qu’elles ne soient pas reçues dans l’âme dès qu’on a pu les enrôler à ces vérités qu’elle a déjà admises.

Il y en a qui ont une union étroite avec les objets de notre satisfaction ; et celles-là sont encore reçues avec certitude, car aussi tôt qu’on fait apercevoir à l’âme qu’une chose peut la conduire à ce qu’elle aime souverainement, il est inévitable qu’elle ne s’y porte avec joie.

Mais celles qui ont cette liaison tout ensemble, et avec les vérités avouées, et avec les désirs du cœur, sont si sures de leur effet, qu’il n’y a rien qui le soit davantage dans la nature.

Comme au contraire ce qui n’a de rapport ni à nos créances ni à nos plaisirs nous est importun, faux et absolument étranger.

§ 8. En toutes ces rencontres il n’y a point à douter. Mais il y en a où les choses qu’on veut faire croire sont bien établies sur des vérités connues, mais qui sont en même temps contraires aux plaisirs qui nous touchent le plus. Et celles-là sont en grand péril de faire voir, par une expérience qui n’est que trop ordinaire, ce que je disais au commencement : que cette âme impérieuse, qui se vantait de n’agir que par raison, suit par un choix honteux et téméraire ce qu’une volonté corrompue désire, quelque résistance que l’esprit trop éclairé puisse y opposer.

C’est alors qu’il se fait un balancement douteux entre la vérité et la volupté, et que la connaissance de l’une et le sentiment de l’autre font un combat dont le succès est bien incertain, puisqu’il faudrait pour en juger connaître tout ce qui se passe dans le plus intérieur de l’homme, que l’homme même ne connaît presque jamais. »

Quelles sont ces personnes qui ont assez d’esprit pour voir la vérité et y consentir, même lorsqu’elle leur déplaît ? Pascal pense peut-être à la situation de l’homme en cours de conversion, qui a appris le dégoût de soi-même, qui est capable de considérer « comme périssantes et même déjà péries » toutes les choses du monde, mais dont le cœur n’est pas encore parvenu à la véritable conversion, de sorte que son cœur est, d’une certaine manière, en retard sur son esprit. Pascal a décrit une telle situation dans son Écrit sur la conversion du pécheur, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 40 sq.