Dossier de travail - Fragment n° 14 / 35 – Papier original : RO 244-3 (copie)
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 12 p. 193 v° / C2 : p. 5
Éditions de Port-Royal : Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1669 et janvier 1670 p. 268-269 / 1678
n° 65 p. 261-262
Éditions savantes : Faugère I, 198, LIX / Havet XXIV.39 ter / Brunschvicg 471 / Le Guern 375 / Lafuma 396 / Sellier 15
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Bibliographie ✍
CARRAUD Vincent, L’invention du moi, Paris, Presses Universitaires de France, 2010. COUSIN Victor, Rapport à l’Académie, in Œuvres de M. Victor Cousin, Quatrième série, Littérature, tome I, Paris, Pagnerre, 1849. HAVET Ernest, éd. des Pensées, II, Paris, Delagrave, 1866, p. 136-137. LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, La morale, I, Paris, Vrin, 1951-1952, 2 vol. MARION Jean-Luc, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, P. U. F., 2004. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES, 1993. MESNARD Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, P. U. F., 1992, p. 405-413. NICOLE Pierre, Essais de morale, éd. L. Thirouin, Paris, P. U. F., 1999. PÉRIER Gilberte, Vie de Pascal (versions I et II), OC I, éd. J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1964, p. 571-642. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. THIROUIN Laurent, “Le moi haïssable, une formule équivoque”, in BEHRENS Rudolf, GIPPER Andreas, MELLINGHOFF-BOURGERIE Viviane (dir.), Croisements d’anthropologies. Pascals Pensées im Geflecht der Anthropologien, Universitätvelag, Heidelberg, 2005, p. 217-247. |
✧ Éclaircissements
Il est injuste qu’on s’attache à moi quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j’en ferais naître le désir, car je ne suis la fin de personne et n’ai pas de quoi les satisfaire.
Le moi n’est pas considéré ici sous l’angle de l’amour qu’il se porte à lui-même, mais de celui qu’il peut susciter chez les autres. De même que l’amour propre est porteur de mensonge aux autres et à soi-même, l’amour que l’on suscite chez autrui est aussi entaché de tromperie, dans la mesure où il fait attendre un bien qu’il n’est pas capable de donner.
Injuste : on retrouve le même terme dans plusieurs textes, notamment dans le grand fragment sur l’amour propre.
L’injustice du moi est expliquée dans le fragment Laf. 597, Sel. 494. Le moi est haïssable. Vous Miton le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable.
Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient.
Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours.
En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice.
Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.
Pascal dénonce ici proprement l’injustice du moi, et laisse de côté l’incommodité.
Preuves par discours I (Laf. 421, Sel. 680). Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables et indifférents, et connaissant nous et les autres nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté. Nous naissons pourtant avec elle, nous naissons donc injustes.
Car tout tend à soi : cela est contre tout ordre.
Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l’homme.
La volonté est donc dépravée. Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes doivent tendre à un autre corps plus général dont elles sont membres. L’on doit donc tendre au général. Nous naissons donc injustes et dépravés.
D’après le texte Amour propre (Laf. 978, Sel. 743), l’injustice de l’amour propre consiste dans la plus injuste et la plus criminelle passion qui vise à mettre tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie ; car nous ne voulons pas que les autres nous trompent ; nous ne trouvons pas juste qu’ils veuillent être estimés de nous plus qu’ils ne méritent : il n’est donc pas juste aussi que nous les trompions et que nous voulions qu’ils nous estiment plus que nous ne méritons.
Laf. 617, Sel. 510. Qui ne hait en soi son amour‑propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n’est si opposé à la justice et à la vérité. Car il est faux que nous méritions cela, et il est injuste et impossible d’y arriver, puisque tous demandent la même chose. C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire.
Plusieurs commentateurs mettent l’accent sur le caractère personnel de ces lignes « touchantes et pénétrantes » (GEF XIII, p. 380).
Havet Ernest, éd. des Pensées, II, Paris, Delagrave, 1866, p. 136-137, remarque que la correction des éditeurs de Port-Royal, qui substitue nous à moi, paraît froide au lecteur par son caractère collectif. Il voit au contraire un « cri de l’âme » qui « contemple toute sa misère, mais qui au lieu de s’attacher dans cette détresse à l’amour des siens, le repousse par pitié et par respect pour eux, parce que c’est une chose horrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède (Laf. 757, Sel. 626), et qu’elle voit bien qu’elle va s’écrouler. Combien cette tristesse est haute et généreuse ! ». Havet reprend en l’occurrence une remarque faite par Victor Cousin. Voir Cousin Victor, Rapport à l’Académie, in Œuvres de M. Victor Cousin, Quatrième série, Littérature, tome I, Paris, Pagnerre, 1849, p. 175. Texte de Port-Royal. Suppression du ton personnel de Pascal, et refroidissement de l’ardente mélancolie de l’original.
Voir la note de GEF XIII, p. 380-381, sur la substitution par les éditeurs de Port-Royal du pronom nous à je et moi dans ce texte. Auraient-ils voulu appliquer à Pascal lui-même sa maxime sur le moi haïssable, ou « généraliser le principe d’action qui est ici indiqué » pour en accroître la portée ? Mais puisqu’il s’agit ici non du moi qui se fait injustement le centre de tout, mais du moi qui s’efface devant Dieu et se condamne à disparaître, c’est bien le lieu de dire moi. Brunschvicg remarque que « ce qui rend ces lignes si touchantes et si pénétrantes, c’est qu’elles ne constituent pas un précepte d’édification, elles sont comme une profession de foi, où se peint l’âme ardente de Pascal, se faisant scrupule de la très vive affection que lui portaient les siens, et luttant contre elle afin de ne pas empiéter sur le domaine réservé à Dieu ».
La Vie de Pascal indique qu’une personne de grand esprit a fait comprendre à Pascal qu’une maxime fondamentale de piété consistait à ne pas permettre qu’on se laisse aimer avec attachement. Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 158, propose d’identifier ce personnage avec Arnauld, qui a publié en 1644 une traduction du De moribus Ecclesiae, où saint Augustin insiste sur le rôle central de la charité. Saint Augustin a développé l’idée qu’on ne doit pas jouir de soi ; mais l’idée qu’il ne faut pas laisser les autres jouir de nous est une nouveauté.
Périer Gilberte, Vie de Pascal, Première version, § 59-64, OC I, éd. J. Mesnard, p. 591 sq.
« Il avait une extrême tendresse pour nous et pour tous ceux qu’il croyait être à Dieu ; mais cette affection n’allait pas jusques à l’attachement, et il en donna une preuve bien sensible à la mort de ma sœur, qui précéda la sienne de dix mois. Car lorsqu’il reçut cette nouvelle, il ne dit autre chose, sinon : « Dieu nous fasse la grâce d’aussi bien mourir ! » et il s’est toujours tenu depuis dans une soumission admirable aux ordres de la Providence de Dieu, sans faire jamais sur cela d’autre réflexion que des grandes grâces que Dieu avait faites à sa sœur pendant sa vie, et des circonstances du temps de sa mort ; ce qui lui faisait dire sans cesse : « Bienheureux ceux qui meurent, pourvu qu’ils meurent au Seigneur ! » Et lorsqu’il me voyait dans de continuelles afflictions pour cette perte que je ressentais si fort, il se fâchait et me disait que cela n’était pas bien, et qu’il ne fallait pas avoir ces sentiments-là pour la mort des justes, et qu’il fallait au contraire louer Dieu de ce qu’il l’avait si tôt récompensée des petits services qu’elle lui avait rendus.
C’est ainsi qu’il faisait voir qu’il n’avait nul attachement pour ceux qu’il aimait ; car, s’il eût été capable d’en avoir, c’eût été sans doute pour ma sœur, parce qu’assurément c’était la personne du monde qu’il aimait le plus.
Mais il n’en demeurait pas là ; car non seulement il n’avait point d’attachement pour les autres, mais il ne voulait point du tout que les autres en eussent pour lui. Je ne parle pas de ces attachements criminels et dangereux, car cela est grossier et tout le monde le voit bien, mais je parle des amitiés les plus innocentes ; et c’était une des choses sur lesquelles il s’observait le plus régulièrement, afin de n’y donner point de sujet, et même pour l’empêcher. Et comme je ne savais pas cela, j’étais toute surprise des rebuts qu’il me faisait quelquefois, et je le disais à ma sœur, me plaignant à elle que mon frère ne m’aimait pas, et qu’il semblait que je lui faisais de la peine, lors même que je lui rendais mes services les plus affectionnés dans ses infirmités. Ma sœur me disait sur cela que je me trompais, qu’elle savait bien au contraire qu’il avait une affection pour moi aussi grande que je la pouvais souhaiter.
C’est ainsi que ma sœur remettait mon esprit, et je ne tardais guère à en voir les preuves ; car aussitôt qu’il se rencontrait quelque occasion où j’avais besoin du secours de mon frère, il l’embrassait avec tant de soin et de témoignages d’affection, que je n’avais pas lieu de douter qu’il ne m’aimât beaucoup ; de sorte que j’attribuais au chagrin de sa maladie les manières froides dont il recevait les assiduités que je lui rendais pour le désennuyer ; et cette énigme ne m’a été expliquée que le jour même de sa mort, qu’une personne des plus considérables par la grandeur de son esprit et de sa piété, avec qui il avait eu de grandes communications sur la pratique de la vertu, me dit qu’il lui avait donné cette instruction entre autres, qu’elle ne souffrît jamais de qui que ce fût qu’on l’aimât avec attachement ; et que c’était une faute sur laquelle on ne s’examinait pas assez parce qu’on n’en connaissait pas assez la grandeur, et qu’on ne considérait pas qu’en fomentant et en souffrant ces attachements, on occupait un cœur qui, ne devant être qu’à Dieu, c’était lui faire un larcin de la chose du monde qui lui est la plus précieuse.
Nous avons bien vu ensuite que ce principe était bien avant dans son cœur ; car, pour l’avoir toujours présent, il l’avait écrit de sa main sur un petit papier séparé, où il y a ces mots : « Il est injuste qu’on s’attache à moi, quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j’en ferais naître le désir ; car je ne suis la fin de personne et n’ai pas de quoi les satisfaire. Ne suis-je pas prêt à mourir ? et ainsi l’objet de leur attachement mourra. Donc, comme je serais coupable de faire croire une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, et qu’on la crût avec plaisir, et qu’en cela on me fît plaisir ; de même, je suis coupable si je me fais aimer, et si j’attire les gens à s’attacher à moi. Je dois avertir ceux qui seraient prêts à consentir au mensonge qu’ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui m’en revînt ; et de même, qu’ils ne doivent pas s’attacher à moi ; car il faut qu’ils passent leur vie et leurs soins à Dieu ou à le chercher ».
Voilà de quelle manière il s’instruisait lui-même, et comme il pratiquait si bien ses instructions que j’y avais été moi-même trompée. Par ces marques que nous avons de ses pratiques, et qui ne sont venues à notre connaissance que comme par hasard, on peut voir une partie des lumières que Dieu lui donnait pour la perfection de la vie chrétienne. »
La seconde version de la Vie de Pascal, § 71-75 ajoute des renseignements supplémentaires.
« C’est ainsi qu’il faisait voir qu’il aimait sans attache, et nous en avions eu encore une preuve dans la mort de mon père, pour lequel il avait sans doute tous les sentiments que doit avoir un fils reconnaissant pour un père bien affectionné ; car nous voyons dans la lettre qu’il écrivit sur le sujet de sa mort que, si la nature fut touchée, la raison prit bientôt le dessus ; et que, considérant cet événement dans les lumières de la foi, son âme en fut attendrie, non pas pour pleurer mon père qu’il avait perdu pour la terre, mais pour le regarder en Jésus-Christ, en qui il l’avait gagné pour le ciel.
Il distinguait deux sortes de tendresse, l’une sensible, l’autre raisonnable, avouant que la première était de peu d’utilité dans l’usage du monde. Il disait pourtant que le mérite n’y avait point de part et que les honnêtes gens ne doivent estimer que la tendresse raisonnable, qu’il faisait ainsi consister à prendre part, à tout ce qui arrive à nos amis en toutes les manières que la raison veut que nous y prenions part aux dépens de notre bien, de notre commodité, de notre liberté, et même de notre vie, si c’est un sujet qui le mérite, et qu’il le mérite toujours, s’il s’agit de le servir pour Dieu qui doit être l’unique fin de toute la tendresse des chrétiens.
« Un cœur est dur, disait-il, quand il connaît les intérêts du prochain, et qu’il résiste à l’obligation qui le presse d’y prendre part ; et au contraire un cœur est tendre quand tous les intérêts du prochain entrent en lui facilement, pour ainsi dire par tous les sentiments que la raison veut qu’on ait les uns pour les autres en semblables rencontres ; qui se réjouit quand il faut se réjouir, qui s’afflige quand il faut s’affliger. » Mais il ajoutait que la tendresse ne peut être parfaite que lorsque la raison est éclairée de la foi et qu’elle nous fait agir par les règles de la charité. C’est pourquoi il ne mettait pas beaucoup de différence entre la tendresse et la charité, non plus qu’entre la charité et l’amitié. Il concevait seulement que, comme l’amitié suppose une liaison plus étroite, et cette liaison une application plus particulière, elle fait que l’on résiste moins aux besoins de ses amis, parce qu’ils sont plus tôt connus et que nous en sommes plus facilement persuadés.
Voilà comment il concevait la tendresse, et c’est ce qu’elle faisait en lui sans attachement et amusement, parce que, la charité ne pouvant avoir d’autre fin que Dieu, elle ne pouvait s’attacher qu’à lui, ni s’arrêter non plus à rien qui amuse ; parce qu’elle sait qu’il n’y a point de temps à perdre et que Dieu, qui voit et qui juge tout, nous fera rendre compte de tout ce qui sera dans notre vie, qui ne sera pas un nouveau pas pour avancer dans la voie uniquement permise qui est celle de la perfection.
Mais non seulement il n’avait pas d’attache pour les autres ; il ne voulait pas non plus que les autres en eussent pour lui. Je ne parle point de ces attachements criminels et dangereux, car cela est grossier et tout le monde le voit bien ; mais je parle des amitiés les plus innocentes, et dont l’amusement fait la douceur ordinaire de la société humaine. C’était une des choses sur lesquelles il s’observait le plus régulièrement, afin de n’y point donner lieu, et d’en empêcher le cours dès qu’il en voyait quelques apparences. Et comme j’étais fort éloignée de cette perfection, et que je croyais que je ne pouvais avoir trop de soin d’un frère comme lui, qui faisait le bonheur de la famille, je ne manquais à rien de toutes les applications qu’il fallait pour le servir et lui témoigner en tout ce que je pouvais mon amitié. Enfin je reconnais que j’y étais attachée, et que je me faisais un mérite de m’acquitter de tous les soins que je regardais comme un devoir ; mais il n’en jugeait pas de même, et comme il ne faisait pas, ce me semblait, assez de part extérieurement pour répondre à mes sentiments, je n’étais point contente, et allais de temps en temps à ma sœur lui ouvrir mon cœur, et peu s’en fallait que je n’en fisse des plaintes. Ma sœur me remettait le mieux qu’elle pouvait, en me rappelant les occasions où j’avais eu besoin de mon frère et où il s’était appliqué avec tant de soin et d’une manière si affectionnée que je ne devais avoir nul lieu de douter qu’il ne m’aimât beaucoup. Mais le mystère de cette conduite de réserve à mon égard ne m’a été parfaitement expliqué que le jour de sa mort, qu’une personne des plus considérables pour la grandeur de son esprit et de sa piété, avec qui il avait eu de grandes communications sur la pratique de la vertu, me dit qu’il lui avait fait toujours comprendre comme une maxime fondamentale de sa piété, de ne souffrir qu’on l’aimât avec attachement, et que c’était une faute sur laquelle on ne s’examinait pas assez, qui avait de grandes suites, et qui était d’autant plus à craindre qu’elle nous paraît souvent moins dangereuse. »
Mais il ne s’agit pas dans le présent fragment d’une attaque contre la tendresse pour les proches : tout comme saint Augustin a été très fortement attaché à sa mère, Pascal a été très attaché à ses sœurs, et il a consacré une lettre à son affection pour son père.
Pensée n° 15P (Laf. 931, Sel. 759). J’aime la pauvreté parce qu’il l’a aimée. J’aime les biens parce qu’ils donnent le moyen d’en assister les misérables. Je garde fidélité à tout le monde. Je (ne) rends point le mal à ceux qui m’en font, mais je leur souhaite une condition pareille à la mienne où l’on ne reçoit pas de mal ni de bien de la part des hommes. J’essaye d’être juste, véritable, sincère et fidèle à tous les hommes et j’ai une tendresse de cœur pour ceux à qui Dieu m’a uni plus étroitement.
Témoigne aussi de l’attachement de Pascal pour ses proches la Lettre sur la mort de son père, OC II, p. 845 sq. Tout l’objet de la lettre est précisément, à propos de la disparition d’Étienne Pascal, d’expliquer en quoi l’affection que lui portent ses proches était bien une dilectio transitoria, en Dieu. Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 160, qui analyse ce point.
En revanche, Jean Mesnard insiste sur le fait que le caractère de confidence de ce texte ne l’empêche pas d’avoir une portée générale.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 156. Sellier souligne le rapport de ce texte sur l’attachement avec l’opposition augustinienne de l’uti et du frui.
Uti et frui : sur cette distinction essentielle dans la doctrine augustinienne, voir saint Augustin, De doctrina christiana, I, 4, n. 4, Œuvres, 1e série, 11/2, et surtout l’excellente note p. 449-463, Institut d’Études augustiniennes, Paris, 1997. Jouir (frui en latin), selon Augustin, c’est « être lié par l’amour à une chose pour elle-même », alors qu’user (uti en latin) c’est « rapporter ce dont on fait usage à la possession de l’objet qu’on aime » (« Frui est enim amore inhaerere alicui rei propter se ipsam. Uti autem, quod in usum venerit ad id quod amas obtinendum referre, si tamen amandum est ».).
Voir sur ces notions Nadeau Christian, Le vocabulaire de saint Augustin, Paris, Ellipses, 2001, p. 30 sq., et Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 1442 sq.
Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, La morale, I, p. 167 sq. Les attachements qui nous lient aux autres hommes doivent être considérés comme dilectio transitoria (un amour de transition, en ce sens que l’on aime les autres pour Dieu et non pour soi-même ni pour eux-mêmes) et non comme dilectio mansoria (amour qui a pour fin la satisfaction que l’on peut tirer de ce que l’on aime, et qui s’arrête là, sans prendre Dieu pour fin dernière). Aucune créature ne peut être aimée pour elle-même. Mais il y a un commandement d’aimer soi-même et le prochain. Voir Arnauld Antoine, Réflexions philosophiques et théologiques, Œuvres, XXXIX, p. 345 : « il y a des créatures qu’il ne nous est pas seulement permis, mais qu’il nous est commandé d’aimer, puisqu’en même temps que Dieu nous ordonne de l’aimer de tout notre cœur et de toutes nos forces, il nous ordonne d’aimer aussi notre prochain comme nous-mêmes ». Selon saint Augustin, « celui qui aime son prochain, selon qu’il y est obligé par ce commandement de Dieu, doit avoir en vue de le porter, autant qu’il pourra, à aimer Dieu de tout son cœur », De doctrina christiana, I, XIII, cité ibid., p. 723.
Le deuxième paragraphe de la Prière pour le bon usage des maladies, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 998-999, donne une illustration claire et précise de ces deux notions d’uti et frui. « II. Vous m’aviez donné la santé pour vous servir, et j’en ai fait un usage tout profane. Vous m’envoyez maintenant la maladie pour me corriger : ne permettez pas que j’en use pour vous irriter par mon impatience. J’ai mal usé de ma santé, et vous m’en avez justement puni : ne souffrez pas que j’use mal de votre punition. Et puisque la corruption de ma nature est telle qu’elle me rend vos faveurs pernicieuses, faites, ô mon Dieu ! que votre grâce toute-puissante me rende vos châtiments salutaires. Si j’ai eu le cœur plein de l’affection du monde pendant qu’il a eu quelque vigueur, anéantissez cette vigueur pour mon salut ; et rendez-moi incapable de jouir du monde, soit par faiblesse de corps, soit par zèle de charité, pour ne jouir que de vous seul. »
Pour approfondir…
GEF XIII, p. 380 renvoie à un passage de l’Histoire de l’abbaye de Port-Royal de Besoigne, IV, Cologne, 1752, p. 457 sq., qui s’inspire de la seconde version de la Vie de Pascal. « Personne n’a jamais su mieux aimer [...] que lui. Mais sa tendresse était toujours réglée sur les principes du christianisme, que la raison et la foi lui mettaient devant les yeux. Ainsi elle n’allait jamais jusqu’à ce qu’on appelle attachement du cœur. Il distinguait deux sortes de tendresses, l’une sensible, l’autre raisonnable. Il n’estimait que la seconde, et ne trouvait de mérite que dans celle-là. Elle consiste selon lui à prendre part à tout ce qui arrive à nos amis, en toutes les manières que la raison éclairée par la religion veut que nous prenions part, au dépens de notre commodité, de nos biens, de notre liberté, et même de notre vie, si c’est un sujet qui le mérite : ce qui se rencontre toujours, quand il s’agit de servir le prochain pour Dieu, qui doit être l’unique fin de toute la tendresse des chrétiens. « Un cœur est dur, disait-il, quand il connaît les intérêts du prochain et qu’il résiste à l’obligation qui le presse d’y prendre part ; et au contraire un cœur est tendre, quand tous les intérêts du prochain entrent en lui facilement par tous les sentiments que la raison veut que l’on ait les uns pour les autres en semblables rencontres ; qu’on se réjouit, quand il faut se réjouir ; qu’on s’afflige, quand il faut s’affliger ». Voilà par où il bannissait de l’amitié non seulement l’attache, mais encore l’amusement : « parce que la charité n’ayant que Dieu pour fin, ne peut s’attacher qu’à lui seul, ni s’arrêter à rien qui l’amuse ; sachant qu’il n’y a point de temps à perdre, et que Dieu qui voit et juge tout, nous fera rendre compte de tout ce qui dans notre vie ne sera pas un nouveau pas pour avancer dans la voie de la perfection ». »
Pierre Nicole reprend le même thème dans plusieurs de ses Essais.
Nicole Pierre, Des moyens de conserver la paix avec les hommes, Seconde partie, ch. V, Qu’il est injuste de vouloir être aimé des hommes, in Essais de morale, éd. L. Thirouin, p. 164 sq. « La recherche de l’amour des hommes est injuste, puisqu’elle est fondée sur ce que nous nous jugeons nous-mêmes aimables, et qu’il est faux que nous le soyons ».
Nicole Pierre, De la civilité chrétienne, ch. II, Qu’il semblerait que la charité nous devrait éloigner de la civilité, Essais de morale, éd. Thirouin, p. 183. Il y a une « injustice toute visible à vouloir être aimé [...] car nous ne sommes nullement aimables ».
Ne suis‑je pas prêt à mourir ? et ainsi l’objet de leur attachement mourra.
GEF XIII, p. 379, remarque que prêt à n’indique pas une disposition morale, mais signifie seulement près de.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 125-26. L’injustice du moi est ici rapportée à son instabilité et à sa mortalité ; il ne peut être la fin parce que la fin doit être stable et constante. Le mensonge du moi consiste à proposer pour fin un objet qui finira par se dérober lorsque le moi trépassera.
Noter que cette raison est indépendante de tout jugement de valeur sur le moi, et ne repose que sur un fait incontestable.
Donc comme je serais coupable de faire croire une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, et qu’on la crût avec plaisir et qu’en cela on me fît plaisir ; de même je suis coupable si je me fais aimer.
Persuader doucement, c’est persuader en s’appuyant non sur la vérité, mais sur la capacité de plaire ; c’est donc une forme de la tyrannie, comme l’indique le fragment Laf. 584, Sel. 485. Éloquence qui persuade par douceur, non par empire, en tyran non en roi.
De l’Esprit géométrique, 2, De l’art de persuader, §1-2, OC III, éd. J. Mesnard, p. 413, insiste sur ce que la manière de persuader qui s’adresse aux principes du plaisir a d’étranger et d’illégitime, quoique les hommes en usent couramment : « L’art de persuader a un rapport nécessaire à la manière dont les hommes consentent à ce qu’on leur propose, et aux conditions des choses qu’on veut faire croire.
2. Personne n’ignore qu’il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans l’âme, qui sont ses deux principales puissances, l’entendement et la volonté. La plus naturelle est celle de l’entendement, car on ne devrait jamais consentir qu’aux vérités démontrées ; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle de la volonté ; car tout ce qu’il y a d’hommes sont presque toujours emportés à croire non pas par la preuve, mais par l’agrément. Cette voie est basse, indigne, et étrangère : aussi tout le monde la désavoue. Chacun fait profession de ne croire et même de n’aimer que ce qu’il sait le mériter. »
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 126. Sur le mensonge qui entre dans l’art de plaire, tel qu’il est présenté dans ce fragment.
Il y a des correspondances entre ce texte et ce que Pascal écrit, dans Philosophes 4 (Laf. 142, Sel. 175), sur les philosophes qui ont voulu être l’objet du bonheur volontaire des hommes. Le fragment prend sous cet angle une portée qui dépasse les seuls sentiments d’affection.
Et si j’attire les gens à s’attacher à moi, je dois avertir ceux qui seraient prêts à consentir au mensonge, qu’ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui m’en revînt ; et de même qu’ils ne doivent pas s’attacher à moi, car il faut qu’ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu ou à le chercher.
Consentir au mensonge : voir le texte sur l’amour propre (Laf. 978, Sel. 743), qui montre comment l’ordre social compose une sorte de marché commun de mensonges réciproques.
Laf. 618, Sel. 511. S’il y a un Dieu il ne faut aimer que lui et non les créatures passagères. Le raisonnement des impies dans la Sagesse n’est fondé que sur ce qu’il n’y a point de Dieu. Cela posé, dit-il, jouissons donc des créatures. C’est le pis-aller. Mais s’il y avait un Dieu à aimer il n’aurait pas conclu cela mais bien le contraire. Et c’est la conclusion des sages : il y a un Dieu, ne jouissons donc pas des créatures.
Donc tout ce qui nous incite à nous attacher aux créatures est mauvais puisque cela nous empêche, ou de servir Dieu, si nous le connaissons, ou de le chercher si nous l’ignorons. Or nous sommes pleins de concupiscence, donc nous sommes pleins de mal, donc nous devons nous haïr nous-mêmes, et tout ce qui nous excite à autre attache qu’à Dieu seul.
Pascal appelle recherche l’action qui consiste, chez l’homme, à tendre à la connaissance et à l’amour de Dieu. Elle est inséparable de la conversion, qui est son but réel. Elle peut prendre plusieurs formes selon le degré d’avancement de l’homme, en commençant par la recherche de l’information, puis avec la prière qui demande la foi, laquelle conduit à la prière de demande d’action. La recherche n’est jamais achevée avant les derniers instants de l’homme. Le texte dans lequel Pascal a donné la description la plus détaillée de la manière dont il conçoit le processus de la recherche est son Écrit sur la conversion du pécheur, malheureusement inachevé.
Sur la recherche, voir le fragment Commencement 10 (Laf. 160, Sel. 192).