Dossier de travail - Fragment n° 19 / 35 – Papier original : RO 487-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 16 p. 195 / C2 : p. 6-7
Éditions de Port-Royal : Chap. XXI - Contrarietez estonnantes : 1669 et janvier 1670 p. 168-169 /
1678 n° 2 p. 165-166
Éditions savantes : Faugère II, 88, XX / Havet VIII.10 / Brunschvicg 437 / Tourneur p. 303-3 / Le Guern 380 / Lafuma 401 / Sellier 20
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Bibliographie ✍
DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, P. U. F., 1993, p. 416 sq. DESCOTES Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 509-520. LACOMBE Roger-E., L’apologétique de Pascal, Paris, P. U. F., 1958. McKENNA Antony, “Les Pensées de Pascal : une ébauche d’apologie sceptique”, in MOREAU Pierre-François (dir.), Le scepticisme au XVIe et au XVIIe siècle. Le retour des philosophies antiques à l’âge classique, II, Paris, Albin Michel, 2001, p. 348-361. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. SELLIER Philippe, Essais sur l’imaginaire classique. Pascal, Racine, Précieuses et moralistes, Fénelon, Paris Champion, 2003. SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010. SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008. |
✧ Éclaircissements
Sur les structures parallèles et les oppositions, voir Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008, p. 602 sq.
Nous souhaitons la vérité et ne trouvons en nous qu’incertitude.
Voir sur ce sujet Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 39 sq.
McKenna Antony, “Les Pensées de Pascal : une ébauche d’apologie sceptique”, in Moreau Pierre-François (dir.), Le scepticisme au XVIe et au XVIIe siècle. Le retour des philosophies antiques à l’âge classique, II, p. 348-361. A. McKenna pose le problème de la nature de l’idée de la vérité et de la béatitude que Pascal attribue à l’homme après la chute. Comme, dans la seconde nature de l’homme, toutes ses idées sont marquées par l’imagination, maîtresse d’erreur, cette domination frappe d’incertitude toutes les idées : le pyrrhonisme découle du statut central de l’imagination dans la psychologie de la seconde nature : p. 352.
Sur l’inefficacité des facultés de connaissance humaines, voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 193 sq.
Voir Lacombe Roger-E., L’apologétique de Pascal, p. 112 sq., sur l’ignorance où l’homme se trouve de la vérité selon Pascal.
Cette conclusion se tire des liasses Vanité et Misère, ainsi que du fragment Grandeur 5 (Laf. 109, Sel. 141). Contre le pyrrhonisme. Nous supposons que tous les conçoivent de même sorte. Mais nous le supposons bien gratuitement, car nous n’en avons aucune preuve. Je vois bien qu’on applique ces mots dans les mêmes occasions, et que toutes les fois que deux hommes voient un corps changer de place ils expriment tous deux la vue de ce même objet par le même mot, en disant l’un et l’autre qu’il s’est mû, et de cette conformité d’application on tire une puissante conjecture d’une conformité d’idée, mais cela n’est pas absolument convaincant de la dernière conviction quoiqu’il y ait bien à parier pour l’affirmative, puisqu’on sait qu’on tire souvent les mêmes conséquences des suppositions différentes. Cela suffit pour embrouiller au moins la matière, non que cela éteigne absolument la clarté naturelle qui nous assure de ces choses. Les académiciens auraient gagé, mais cela la ternit et trouble les dogmatistes, à la gloire de la cabale pyrrhonienne qui consiste à cette ambiguïté ambiguë, et dans une certaine obscurité douteuse dont nos doutes ne peuvent ôter toute la clarté, ni nos lumières naturelles en chasser toutes les ténèbres.
L’incapacité de l’homme à trouver le vrai ne provient pas d’une complète obscurité, mais du fait que, dans le clair-obscur du monde, il voir à la fois trop et pas assez :
Preuves par discours II (Laf. 429, Sel. 682). Voilà ce que je vois et ce qui me trouble. Je regarde de toutes parts, et je ne vois partout qu’obscurité. La nature ne m’offre rien qui ne soit matière de doute et d’inquiétude. Si je n’y voyais rien qui marquât une divinité, je me déterminerais à la négative ; si je voyais partout les marques d’un créateur, je reposerais en paix dans la foi. Mais, voyant trop pour nier et trop peu pour m’assurer, je suis en un état à plaindre, et où j’ai souhaité cent fois que, si un Dieu la soutient, elle le marquât sans équivoque ; et que, si les marques qu’elle en donne sont trompeuses, elle les supprimât tout à fait ; qu’elle dît tout ou rien, afin que je visse quel parti je dois suivre. Au lieu qu’en l’état où je suis, ignorant ce que je suis et ce que je dois faire, je ne connais ni ma condition, ni mon devoir. Mon cœur tend tout entier à connaître où est le vrai bien, pour le suivre ; rien ne me serait trop cher pour l’éternité.
Le ton est plus grave dans le fragment Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Les principales forces des pyrrhoniens, je laisse les moindres, sont que nous n’avons aucune certitude de la vérité de ces principes, hors la foi et la révélation, sinon en (ce) que nous les sentons naturellement en nous. Or ce sentiment naturel n’est pas une preuve convaincante de leur vérité, puisque n’y ayant point de certitude hors la foi, si l’homme est créé par un dieu bon, par un démon méchant ou à l’aventure il est en doute si ces principes nous sont donnés ou véritables, ou faux, ou incertains selon notre origine. [...] Que fera donc l’homme en cet état ? doutera-t-il de tout, doutera-t-il s’il veille, si on le pince, si on le brûle, doutera-t-il s’il doute, doutera-t-il s’il est ? On n’en peut venir là, et je mets en fait qu’il n’y a jamais eu de pyrrhonien effectif parfait. La nature soutient la raison impuissante et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point. Dira-t-il donc au contraire qu’il possède certainement la vérité lui qui, si peu qu’on le pousse, ne peut en montrer aucun titre et est forcé de lâcher prise.
Mais si, dans ce fragment, la situation est présentée comme grave, elle apparaît dans le présent texte sur un ton tout différent, qui est celui du désespoir tragique.
Dossier de travail (Laf. 400, Sel. 19). L’homme ne sait à quel rang se mettre, il est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables.
Nous recherchons le bonheur et ne trouvons que misère et mort.
Conclusion qui se tire des liasses Vanité et Misère. Le thème se trouve aussi esquissé dans Divertissement 2 (Laf. 134, Sel. 166). Nonobstant ces misères il veut être heureux et ne veut être qu’heureux, et ne peut ne vouloir pas l’être. Mais comment s’y prendra-t-il ? Il faudrait pour bien faire qu’il se rendît immortel, mais ne le pouvant il s’est avisé de s’empêcher d’y penser.
Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181). Tous les hommes recherchent d’être heureux. [...] Et cependant depuis un si grand nombre d’années jamais personne, sans la foi, n’est arrivé à ce point où tous visent continuellement. [...] Une épreuve si longue si continuelle et si uniforme devrait bien nous convaincre de notre impuissance d’arriver au bien par nos efforts. Mais l’exemple nous instruit peu. Il n’est jamais si parfaitement semblable qu’il n’y ait quelque délicate différence et c’est de là que nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre, et ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l’expérience nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort qui en est un comble éternel.
Fausseté 6 (Laf. 208, Sel. 240). La seule religion chrétienne [...] apprend aux justes qu’elle élève jusqu’à la participation de la divinité même qu’en ce sublime état ils portent encore la source de toute la corruption qui les rend durant toute la vie sujets à l’erreur, à la misère, à la mort, au péché.
L’échec général des philosophes témoigne clairement de l’incapacité de trouver le bonheur :
Dossier de travail (Laf. 407, Sel. 26). Les stoïques disent : rentrez au dedans de vous-même c’est là où vous trouverez votre repos. Et cela n’est pas vrai. Les autres disent : sortez dehors et cherchez le bonheur en un divertissement. Et cela n’est pas vrai, les maladies viennent. Le bonheur n’est ni hors de nous ni dans nous ; il est en Dieu et hors et dans nous.
Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., “Des Confessions aux Pensées”, p. 353 sq. Voir aussi Sellier Philippe, Essais sur l’imaginaire classique. Pascal, Racine, Précieuses et moralistes, Fénelon, Paris Champion, 2003, p. 157, “Abandonné… dans une île déserte : fantasmatique et théologie dans les Pensées”, p. 165 sq., sur l’angoisse de l’abandon comme motif majeur de l’imaginaire de Pascal.
Voir Lacombe Roger-E., L’apologétique de Pascal, p. 152 sq., sur l’incapacité où l’homme se trouve de trouver le bonheur selon Pascal. Voir notamment p. 160 sq., sur la perspective de la mort selon Pascal.
Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur et sommes incapables ni de certitude ni de bonheur.
Misère 24 (Laf. 75, Sel. 110). L’Ecclésiaste montre que l’homme sans Dieu est dans l’ignorance de tout et dans un malheur inévitable, car c’est être malheureux que de vouloir et ne pouvoir. Or il veut être heureux et assuré de quelque vérité. Et cependant il ne peut ni savoir ni ne désirer point de savoir. Il ne peut même douter.
Cette dernière impossibilité enlève à l’homme la possibilité de se reposer dans un doute à la manière de Montaigne ; ce doute même est intenable :
Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Que fera donc l’homme en cet état ? doutera-t-il de tout, doutera-t-il s’il veille, si on le pince, si on le brûle, doutera-t-il s’il doute, doutera-t-il s’il est ? On n’en peut venir là, et je mets en fait qu’il n’y a jamais eu de pyrrhonien effectif parfait, la nature soutient la raison impuissante et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point.
L’homme est pris entre son impuissance de trouver le vrai et le bien, et l’incapacité où il est de renoncer à les chercher.
Le procédé de Pascal consiste à imposer d’abord l’idée que, dans l’ordre de la connaissance comme dans l’ordre de la morale, l’homme est incapable de trouver le vrai et le bien.
Il déclare ensuite que, même si l’on sait que cette double recherche est frappée de vanité et ne peut déboucher que sur un échec, il est aussi impossible à l’homme d’y renoncer, toujours conjointement dans la connaissance et dans la morale.
Cette double négation accentue chez le lecteur l’impression de l’impuissance de l’homme. Mais surtout, elle crée une situation de nécessité et d’impossibilité conjointes, ce qui rend la situation de l’homme impossible à tenir. Sur ce type de piège argumentatif, voir
Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, p. 416 sq. Analogie avec la situation de l’incrédule dans l’argument du pari, qui est contraint de choisir entre deux options contraires, et qui doit logiquement parier pour Dieu, mais qui est aussi dans l’impossibilité de croire.
Descotes Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, p. 509-520. Voir notamment p. 518, sur le fait que, dans ce type d’argumentation, Pascal parvient à réduire l’adversaire à une situation où il lui est à la fois nécessaire de répondre ou de choisir, et impossible d’y parvenir.
Ce désir nous est laissé tant pour nous punir que pour nous faire sentir d’où nous sommes tombés.
Sellier Philippe, Essais sur l’imaginaire classique. Pascal, Racine, Précieuses et moralistes, Fénelon, p. 127 sq. : l’homme est tombé du degré élevé sur lequel il avait été à l’origine placé, d’où il dominait les créatures de l’univers physique : il est d’autant plus misérable qu’il est tombé de plus haut.
D’après les Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, 3, Rédaction plus élaborée de la partie centrale, OC III, éd. J. Mesnard, p. 792 sq.,
« Dieu a créé le premier homme, et en lui toute la nature humaine.
Il l’a créé juste, sain, fort.
Sans aucune concupiscence.
Avec le libre arbitre également flexible au bien et au mal.
Désirant sa béatitude, et ne pouvant pas ne pas la désirer. »
Mais « après le péché », « Adam, ayant péché et s’étant rendu digne de mort éternelle, pour punition de sa rébellion, Dieu l’a laissé dans l’amour de la créature. Et sa volonté, laquelle auparavant n’était en aucune sorte attirée vers la créature par aucune concupiscence, s’est trouvée remplie de concupiscence que le Diable y a semée, et non pas Dieu. » L’impossibilité de trouver Dieu dans l’état de corruption postlapsaire n’empêche pas que le cœur de l’homme ne continue à rechercher le souverain bien et le bonheur qui en découle. Mais les objets auxquels la concupiscence attache son désir appartenant tous à la nature, sont inférieurs au bien infini de Dieu, et se trouvent nécessairement incapables de remplir l’attente de l’homme.
Avec la dernière phrase du fragment, qui est sur le manuscrit un ajout tardif, Pascal change de point de vue, et passe d’une réflexion morale à une perspective religieuse, qui repose sur le principe que le péché originel a affaibli et corrompu la nature de l’homme.
L’idée que l’homme est tombé d’une condition initiale heureuse est affirmée dans le fragment Dossier de travail (Laf. 400, Sel. 19). L’homme ne sait à quel rang se mettre, il est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables.
Le fragment Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164) explique comment le principe de la corruption permet d’expliquer la situation intenable dans laquelle se trouve l’homme : Si l’homme n’avait jamais été corrompu il jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité avec assurance. Et si l’homme n’avait jamais été que corrompu il n’aurait aucune idée ni de la vérité, ni de la béatitude. Mais malheureux que nous sommes et plus que s’il n’y avait point de grandeur dans notre condition, nous avons une idée du bonheur et nous ne pouvons y arriver. Nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le mensonge. Incapables d’ignorer absolument et de savoir certainement, tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus.
C’est la sanction du péché originel. On peut avoir l’impression que Pascal y voit une sorte de double peine : en sus de la punition du péché, le sentiment de la déchéance est une misère supplémentaire. En réalité, cette dernière formule témoigne du fait que Pascal ne cherche pas à désespérer le lecteur : car si la condition humaine est aussi misérable et sa nature aussi impuissante qu’il le dit, la cause de cette misère ouvre la voie de la délivrance : pour Pascal, ce sentiment de sa déchéance et de sa misère est ce qui peut, chez l’homme, conduire à la prise de conscience de ce qu’il lui reste de grandeur, conformément à l’itinéraire des liasses Vanité à Contrariétés.
Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181). Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide et qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire que par Dieu même.
Seule la religion chrétienne peut remédier à cette condition insupportable. Le sentiment de la misère est un premier pas pour entendre que seul Dieu peut satisfaire les frustrations qui affligent l’homme.
Dossier de travail (Laf. 416, Sel. 35). Sans Jésus-Christ, il faut que l’homme soit dans le vice et dans la misère. Avec Jésus-Christ l’homme est exempt de vice et de misère. En lui est toute notre vertu et toute notre félicité. Hors de lui il n’y a que vice, misère, erreur, ténèbres, mort, désespoir.