Dossier de travail - Fragment n° 25 / 35 – Papier original : RO 481-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 22 p. 195 v° / C2 : p. 8
Éditions savantes : Faugère II, 93, VIII / Havet I.9 bis / Brunschvicg 465 / Tourneur p. 304-5 / Le Guern 386 / Lafuma 407 / Sellier 26
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Bibliographie ✍
Voir les bibliographies des liasses Philosophes, Divertissement et Morale chrétienne.
MESNARD Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1965. RODIS-LEWIS Geneviève, La morale stoïcienne, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, p. 108 sq. STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007. |
✧ Éclaircissements
Les stoïques disent : « Rentrez au-dedans de vous-même, c’est là où vous trouverez votre repos. » Et cela n’est pas vrai.
La formule rentrez au-dedans de vous-même, c’est là où vous trouverez votre repos, permet de rattacher ce fragment à ceux qui touchent le divertissement : la première remarque qui est faite sur le divertissement, c’est que l’agitation des hommes vient de ce qu’ils ne savent pas demeurer seuls avec eux-mêmes.
Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls, et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre.
C’est une remarque de philosophe stoïcien, donc de demi-habile.
Philosophes 5 (Laf. 143, Sel. 176). Philosophes. Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au-dehors. Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous. Nos passions nous poussent au‑dehors, quand même les objets ne s’offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d’eux‑mêmes et nous appellent, quand même nous n’y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau dire : « Rentrez‑vous en vous‑mêmes, vous y trouverez votre bien », on ne les croit pas. Et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots. À cela n’est pas vrai, correspond le on ne les croit pas de ce fragment.
La maxime rentrez au-dedans de vous-même, c’est là où vous trouverez le bonheur est-elle une citation ? Elle ne figure pas explicitement parmi les principes de la doctrine d’Épictète telle que la résume l’Entretien avec M. de Sacy. Elle découle en réalité de la volonté affichée par les stoïciens de se suffire à soi-même, sans dépendre des circonstances, dont l’instabilité ne peut que rendre malheureux l’homme qui en dépend. Sur la distinction entre ce qui dépend de nous, à quoi doit se tenir le sage, et ce qui ne dépend pas de nous, qu’il doit mépriser, voir Rodis-Lewis Geneviève, La morale stoïcienne, p. 108 sq.
Les autres disent : « Sortez dehors et cherchez le bonheur en un divertissement. » Et cela n’est pas vrai,
Les autres : Pascal se tient ici à une dénomination vague. Havet, dans son édition de 1852, interprète comme suit : « c’est-à-dire les épicuriens et les indifférents, qui, dans la pratique, se confondent ». Cette note a été supprimée dans l’édition de 1866.
Ces autres peuvent-ils être assimilés aux épicuriens ? Il n’est pas évident a priori que l’épicurisme soit, dans l’esprit de Pascal, directement lié au divertissement. Rien ne l’indique nettement dans les textes de la liasse Divertissement. De fait, il ne semble pas juste d’attribuer aux épicuriens l’idée que l’on trouve le bonheur dans le divertissement à l’extérieur : ce sont des philosophes qui pratiquent une éthique de la retraite et vivent à l’écart dans un jardin. Mais Pascal entend sans doute que le fond de l’épicurisme réside dans la recherche du plaisir, et associe ce principe à l’idée que le plaisir se trouve au dehors.
D’après Philosophes 5 (Laf. 143, Sel. 176), ce ne sont pas seulement les philosophes épicuriens qui poussent l’homme à aller chercher son bonheur hors de lui : ils ne sont en fait que les théoriciens d’une tendance qui se trouve naturellement en l’homme, que Pascal assimile à un instinct : Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au-dehors. Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous. Nos passions nous poussent au‑dehors, quand même les objets ne s’offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d’eux‑mêmes et nous appellent, quand même nous n’y pensons pas. C’est en fait une tendance générale. Voir Laf. 626, Sel. 519. Recherche du vrai bien. Le commun des hommes met le bien dans la fortune et dans les biens du dehors, ou au moins dans le divertissement. Les philosophes ont montré la vanité de tout cela, et l’ont mis où ils ont pu.
Divertissement 1 (Laf. 132, Sel. 165). Si l’homme était heureux il le serait d’autant plus qu’il serait moins diverti, comme les saints et Dieu. Oui ; mais n’est-ce pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement ? - Non ; car il vient d’ailleurs et de dehors ; et ainsi il est dépendant, et partant, sujet à être troublé par mille accidents, qui font les afflictions inévitables.
Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au‑dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte. Et de ces deux instincts contraires il se forme en eux un projet confus qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.
L’expression en un divertissement est-elle équivalente à dans le divertissement ? Ce n’est pas évident. On trouve le divertissement dans Laf. 626, Sel. 519.
les maladies viennent.
Les maladies sont des accidents qui arrivent au corps de l’extérieur. Le fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168) les place sur le même plan que les révoltes et la mort : Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde et cependant, qu’on s’en imagine, accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher, s’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est - cette félicité languissante ne le soutiendra point - il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables, de sorte que, s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.
Divertissement 1 (Laf. 132, Sel. 165). Si l’homme était heureux il le serait d’autant plus qu’il serait moins diverti, comme les saints et Dieu. Oui ; mais n’est-ce pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement ? - Non ; car il vient d’ailleurs et de dehors ; et ainsi il est dépendant, et partant, sujet à être troublé par mille accidents, qui font les afflictions inévitables.
Cette remarque n’est évidemment soutenable que dans l’ordre de la nature. L’origine de la maladie est évidemment considérée sous un tout autre angle dans la Prière pour donner à Dieu le bon usage des maladies.
Le bonheur n’est ni hors de nous ni dans nous. Il est en Dieu et hors et dans nous.
Mesnard Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1965, p. 76 sq.
Que l’on conseille à l’homme de chercher en soi ou hors de soi, on l’engage dans une mauvaise voie. Il semble donc que Pascal le réduise à une impasse désespérante. Ce n’est en réalité pas le cas : à une option unilatérale, il oppose l’affirmation paradoxale des deux contraires : Le bonheur et hors et dans nous, ce qui n’est concevable qu’en Dieu.
Laf. 564, Sel. 471. La vraie et unique vertu est donc de se haïr, car on est haïssable par sa concupiscence, et de chercher un être véritablement aimable pour l’aimer. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or il n’y a que l’être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous. Le bien universel est en nous, est nous-même et n’est pas nous.
Le bonheur n’est ni hors de nous ni dans nous. Il est en Dieu et hors et dans nous. Ou, selon le fragment Laf. 564, Sel. 471 : Le royaume de Dieu est en nous. Le bien universel est en nous, est nous-même et n’est pas nous. Les réflexions morales de la liasse Philosophes conduisent donc à échéance à une théologie de la grâce intérieure et du royaume de Dieu. Mais à ce stade de l’argumentation apologétique, ces perspectives sont encore loin d’être clairement visibles.
Ces expressions sont d’origine scripturaire. Voir Luc, XVII, 20-21. « Les pharisiens lui demandaient un jour, quand viendrait le royaume de Dieu, et il leur répondit : Le royaume de Dieu ne viendra point d’une manière qui le fasse remarquer : et on ne dira point : il est ici, ou il est là. Car dès à présent le royaume de Dieu est au-dedans de vous ». Commentaire du Nouveau Testament de Mons : Jésus-Christ, répondant aux pharisiens répond
« que le royaume de Dieu ne viendrait point, comme ils se l’imaginaient, d’une manière remarquable, et accompagné d’éclat ; c’est-à-dire qu’il ne viendrait point en la manière que leur orgueil le leur figurait, avec cette pompe et cette magnificence qui aurait pu satisfaire leur ambition. On ne dira point, continue le Fils de Dieu : Il est ici, ou il est là, c’est-à-dire que le Messie qui était le fondateur de ce royaume, ne devait point établir son trône d’une manière visible, comme tous les autres princes, dans un lieu particulier ; mais que ce serait dans les cœurs des hommes qu’il régnerait principalement. Et c’est ce qu’il marque en ajoutant aussitôt après : car dès à présent le royaume de Dieu est au-dedans de vous. Ce n’est pas que ces Pharisiens qui étaient remplis d’orgueil, fissent eux-mêmes partie du royaume de Jésus-Christ, qui est un royaume d’humilité et de douceur : mais c’est qu’il leur apprenait par là à chercher non au dehors, ni dans l’éclat extérieur d’une puissance temporelle, semblable à celle des princes du siècle, le royaume de Dieu, dont il parlait si souvent, mais dans le fonds même du cœur de l’homme, où Dieu devait principalement établir son règne par son esprit et par sa grâce. Car c’est de ce règne qu’on doit entendre ce qu’il prêchait, et ce qu’il faisait prêcher par tous ses disciples : Que le royaume de Dieu était proche, ce règne tout spirituel par lequel il commençait à prendre possession du cœur des hommes, en dissipant toutes les ombres de la loi, en substituant la vérité aux figures, en perfectionnant le loi judaïque, en détruisant l’idolâtrie, et en se formant un peuple nouveau de véritables adorateurs, qui au lieu du culte charnel des Juifs, commençaient à l’adorer en esprit et en vérité ».
Pascal puise aussi à la source augustinienne.
Saint Augustin, De vera religione, XXXIX, 72, p. 131. « Noli foras ire, in teipsum redi ; in interiore homine habitat veritas ; et si tuam naturam mutabilem inveneris, transcende et teipsum. Sed memento cum te transcendis, ratiocinantem animam te transcendere » ; « Au lieu d’aller dehors, rentre en toi-même. Et, si tu ne trouves que ta nature, sujette au changement, va au-delà de toi-même, mais en te dépassant, n’oublie pas que tu dépasses ton âme qui réfléchit… »
Saint Augustin, Confessions III, 6, 11, « Tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo » ; tr. « Mais toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même, et plus élevé que les cimes de moi-même ».
Sur l’immanence de Dieu à l’âme, voir Gilson Étienne. Le thomisme. Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, 6e éd., Paris, Vrin, 1997, p. 159.
Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007, p. 186 sq. Aimer un être en nous sans nous aimer revient à trouver en nous un Dieu plus intime que nous-mêmes. La haine du moi est alors le chemin vers l’amour de soi bien réglé.
Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690). Le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens, est un Dieu d’amour et de consolation ; c’est un Dieu qui remplit l’âme et le cœur de ceux qu’il possède ; c’est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère, et sa miséricorde infinie ; qui s’unit au fond de leur âme ; qui la remplit d’humilité, de joie, de confiance, d’amour ; qui les rend incapables d’autre fin que de lui-même.
La même idée se trouve au cœur de la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, § 9, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1006 :
« Oui, Seigneur, je confesse que j’ai estimé la santé un bien, non pas parce qu’elle est un moyen facile pour vous servir avec utilité, et pour consommer plus de soins et de veilles à votre service, et pour l’assistance du prochain ; mais parce qu’à sa faveur je pouvais m’abandonner avec moins de retenue dans l’abondance des délices de la vie, et en mieux goûter les funestes plaisirs. Faites-moi la grâce, Seigneur, de réformer ma raison corrompue, et de conformer mes sentiments aux vôtres. Que je m’estime heureux dans l’affliction, et que, dans l’impuissance d’agir au-dehors, vous purifiiez tellement mes sentiments qu’ils ne répugnent plus aux vôtres ; et qu’ainsi je vous trouve au-dedans de moi-même, puisque je ne puis vous chercher au-dehors à cause de ma faiblesse. Car, Seigneur, votre royaume est dans vos fidèles, et je le trouverai dans moi-même, si j’y trouve votre Esprit et vos sentiments ».