La liasse PHILOSOPHES (suite)

 

 

Philosophes et l’édition de Port-Royal

 

Il n’y a pas de chapitre intitulé Philosophes dans l’édition de Port-Royal.

Le chapitre XXI, Contrariétés étonnantes qui se trouvent dans la nature de l’homme à l’égard de la vérité, du bonheur, et de plusieurs autres choses, est composé de textes qui proviennent essentiellement de trois liasses : Contrariétés (5, 13 et 14), Philosophes (5, 6, 7 et 8) et Dossier de travail (papiers n° 17, 18, 19, 24 et 28), ainsi que d’un fragment de Grandeur (n° 6) et de Souverain bien (n° 2).

Philosophes 4 a été publié dans le chapitre Pensées morales (n° XXIX).

Les fragments Philosophes 1, 2 et 3 n’ont pas été retenus par le Comité. Le fragment 1 a ensuite été recopié par Louis Périer dont une copie a été conservée. Les fragments 2 et 3 n’ont pas retenu son attention. Il faut attendre l’édition Faugère (1844) ou le Rapport à l’Académie de Victor Cousin (1843) pour qu’ils soient publiés.

Louis Périer a aussi reproduit complètement ou partiellement les textes de Philosophes 4 (pourtant dans l’édition), Philosophes 6 (complément de l’édition), Philosophes 7 (pourtant dans l’édition), et Philosophes 8 (complément de l’édition). Une version de Philosophes 7 a ainsi été publiée par Desmolets en 1728.

 

Aspects stratigraphiques des fragments de Philosophes

 

Selon Pol Ernst, Les Pensées de Pascal, Géologie et stratigraphie, p. 299, un seul papier, celui de Philosophes 4 (RO 191-2), porte les traces d’un filigrane France et Navarre / I ♥ C (feuilles de dimensions 47 cm x 37,5 cm). Les autres papiers ne portent pas de filigrane.

Par la reconstitution quasi complète d’un feuillet originel (Album p. 170), Pol Ernst montre que les papiers de Philosophes 5 (RO 251-2) et Philosophes 3 (RO 416-4) proviennent probablement du même feuillet que celui duquel est issu le papier de Philosophes 4 (donc de type France et Navarre / I ♥ C).

Dans une autre reconstitution, cette fois-ci incomplète, d’un feuillet originel (Album p. 186), Pol Ernst montre que le papier de Philosophes 1 (RO 197-2) faisait partie d’un feuillet au type Grappe de raisin & AR (feuilles de dimensions 50 cm x 38 cm). Il en déduit aussi que le papier (papier perdu) sur lequel était écrit le fragment Philosophes 2 était probablement séparé de RO 197-2, contrairement à ce que pensait L. Lafuma. Il affirme d’ailleurs dans Les Pensées de Pascal, Géologie et stratigraphie, p. 299 que « ce fragment doit être affecté d’un numéro ».

Toujours selon Ernst, Philosophes 8 (RO 255-3) serait issu d’un feuillet de type Cadran & France et Navarre / P ♥ H (feuilles de dimensions 47 cm x 37,5 cm) mais cette hypothèse serait à vérifier.

Ceux de Philosophes 6 (RO 374-2) et Philosophes 7 (RO 275-2) ne sont pas identifiés.

 

Éclaircissements

Signification et situation de la liasse Philosophes

 

La liasse Philosophes est située après Divertissement et avant Souverain bien. Elles forment un ensemble à trois volets. Ce sont trois liasses qui traitent de la morale fondamentale, c’est-à-dire du souverain bien que les hommes poursuivent dans leur recherche du bonheur.

Divertissement établit que l’on ne trouve pas le bien dans les choses extérieures qui font l’objet des conduites de divertissement. Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 227 : à l’attitude la plus spontanée dans la recherche du bonheur, savoir le divertissement, s’opposent les « philosophes » qui en dénoncent la vanité. La liasse Philosophes montre que ceux-ci, qui demandent à l’intérieur ce que l’on ne trouve pas à l’extérieur, et posent que le bien doit être recherché en l’homme, ne proposent que des solutions aussi illusoires que le divertissement.

Ces philosophes, quels qu’ils soient, ont au moins deux points communs : ils prétendent d’une part apporter au problème du souverain bien, c’est-à-dire du bonheur que recherche l’homme, une solution satisfaisante. D’autre part, comme leur pensée est restreinte à la raison naturelle, ils sont entièrement étrangers à la charité, de sorte que, même sur les points où ils paraissent approcher le plus de la vérité, ils la manquent et fourvoient leurs sectateurs.

La liasse Souverain bien montre que ces deux recherches en soi et hors de soi sont en quelque sorte des recherches par défaut, c’est-à-dire qu’elles n’existent que parce qu’on ignore le vrai souverain bien, qui est à la fois en nous et hors de nous.

Il importe d’abord de comprendre quels philosophes Pascal a en tête dans cette liasse. Le fragment Philosophes 6 (Laf. 145, Sel. 178) constate si l’on envisage l’ensemble des philosophies qui ont eu cours dans l’histoire de l’humanité, on peut y distinguer trois courants, qui répondent aux trois concupiscences : Les 3 concupiscences ont fait trois sectes et les philosophes n'ont fait autre chose que suivre une des trois concupiscences. Aussi, selon Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181), constate-t-on que les uns le cherchent dans l'autorité, les autres dans les curiosités et dans les sciences, les autres dans les voluptés ; ce sont respectivement les stoïciens, les dogmatistes qui approfondissent trop les sciences comme Descartes, et les épicuriens.

Dans Philosophes, Pascal a principalement affaire aux stoïciens. Ce sont eux qui disent, selon le fragment Dossier de travail (Laf. 407, Sel. 26), rentrez au-dedans de vous-même, c'est là où vous trouverez votre repos ». L’objet de Philosophes est de montrer que « cela n'est pas vrai.

L’idéal de sagesse du stoïcisme, qui consiste à placer la recherche du bonheur dans la maîtrise de soi, est à la fois difficile et vain. Il surestime l’aptitude de l’homme à se maintenir toujours à un haut degré de vertu, même lorsqu’il y est une fois parvenu. Il témoigne d’une parfaite ignorance de la misère et de l’impuissance, et surtout de l’inconstance fondamentale de la nature de l’homme, qu’un instinct naturel pousse à chercher le bonheur hors de lui-même. Enfin, les philosophes stoïciens démentent eux-mêmes leur propre philosophie, puisque, quoiqu’ils aient connu un dieu unique, ils ont prétendu, par un orgueil diabolique, prendre sa place dans l’admiration des hommes, ce qui montre bien qu’ils sont bien loin d’être aussi indépendants des biens extérieurs qu’ils le prétendent.

Ce système est analysé dans Thirouin Laurent, “Le cycle du divertissement », in Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, Rosenberg e Sellier, 143, anno XVIII, fasc. II, mai-août 2004, Rosenberg e Sellier, p. 260-272.

Ce mouvement d’ensemble trouve un écho dans le fragment A P. R. 1 (Laf 149, Sel. 182), où, lorsque Pascal fait le bilan des données du problème en vue de le reprendre sur de nouvelles bases, une paragraphe relatif au souverain bien suit le paragraphe relatif à la connaissance des contrariétés qui entrent dans la nature de l’homme :

A P. R.

Commencement, après avoir expliqué l'incompréhensibilité.

Les grandeurs et les misères de l'homme sont tellement visibles qu'il faut nécessairement que la véritable religion nous enseigne et qu'il y a quelque grand principe de grandeur en l'homme et qu'il y a un grand principe de misère.

Il faut encore qu'elle nous rende raison de ces étonnantes contrariétés.

Il faut que pour rendre l'homme heureux elle lui montre qu'il y a un Dieu, qu'on est obligé de l'aimer, que notre vraie félicité est d'être en lui, et notre unique mal d'être séparé de lui, qu'elle reconnaisse que nous sommes pleins de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de l'aimer, et qu'ainsi nos devoirs nous obligeant d'aimer Dieu et nos concupiscences nous en détournant nous sommes pleins d'injustice. Il faut qu'elle nous rende raison de ces oppositions que nous avons à Dieu et à notre propre bien. Il faut qu'elle nous enseigne les remèdes à ces impuissances et les moyens d'obtenir ces remèdes. Qu'on examine sur cela toutes les religions du monde et qu'on voie s'il y en a une autre que la chrétienne qui y satisfasse.

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007, p. 159 sq. La présomption est un concept anti-stoïcien, tiré de Montaigne, à qui Pascal l’emprunte pour ruiner la prétention de la seconde nature à revendiquer sa grandeur et sa perfection. Cette notion, qui sert à disqualifier Épictète dans L’entretien avec M. de Sacy, est à la base de la liasse Philosophes des Pensées : p. 160-161. La présomption consiste à conclure qu’on peut toujours ce qu’on peut quelquefois. C’est la première figure philosophique de l’amour propre, qui révèle la misère de l’homme dans la méconnaissance qu’il en a. En croyant surmonter la concupiscence, les stoïciens ne font que céder à une de ses formes : p. 162. Les stoïciens sont des philosophes de l’amour propre : p. 163. La liasse Philosophes affirme l’échec d’une philosophie de la grandeur, confiante dans les capacités de la volonté humaine, qui ne peut que se pervertir en philosophie de l’orgueil.

 

  Structure de la liasse Philosophes

 

Ernst Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 166-167.

 

Le stoïcisme

 

Sur l’histoire et la philosophie des stoïciens, consulter

Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, éd. M.-O. Goulet-Cazé, Paris, Livre de Poche, 1999.

Canto-Sperber Monique (dir.), Philosophie grecque, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 511 sq. Périodisation du stoïcisme : p. 513 sq. Voir particulièrement p. 548 sq., sur l’éthique stoïcienne.

Rivaud Albert, Histoire de la philosophie, I, Des origines à la scolastique, Paris, Presses Universitaires de France, 1948, p. 358 sq. L’ancien stoïcisme.

Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 1376 sq.

Long et Sedley, Les philosophies hellénistiques, II, Les stoïciens, Paris, Garnier-Flammarion, 1987, fournit un nombre importants de textes stoïciens.

Blanché Robert, La logique et son histoire d’Aristote à Russell, Paris, Colin, 1970.

Rodis-Lewis Geneviève, La morale stoïcienne, Paris, Presses Universitaires de France, 1970.

Plutarque a consacré un opuscule critique aux Paradoxes des stoïciens, qui était bien connu des classiques.

Sur l’inspiration stoïcienne dans les « morales du grand siècle », voir Bénichou Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948, et le recueil d’études dirigé par Moreau Pierre-François, Le retour des philosophies antiques à l’âge classique, II, Le stoïcisme au XVIe et au XVIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1999.

 

Métaphysique et morale des stoïciens

 

Les stoïciens ont une très haute conception du sage, dont ils admettaient le caractère idéal, mais qu’ils se représentaient sous les traits de leurs fondateurs Zénon et Chrysippe. Voir sur ce point Canto-Sperber Monique (dir.), Philosophie grecque, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 560.

Rivaud Albert, Histoire de la philosophie, I, Des origines à la scolastique, Paris, Presses Universitaires de France, 1948, p. 368. 

Long et Sedley, Les philosophies hellénistiques, II, Les stoïciens, Paris, Garnier-Flammarion, 1987, p. 463. Le sage fait toutes choses bien. 

Les auteurs du XVIIe siècle ne paraissent pas avoir été très sensibles à la doctrine physique et métaphysique panthéiste du stoïcisme. D’après Julien-Eymard d'Angers, Pascal et ses précurseurs, p. 155, Yves de Paris l’ignore, "comme tout son siècle". En revanche, Courcelle Pierre, L'entretien de Pascal et Sacy. Ses sources et ses énigmes, Paris, Vrin, 1960, p. 92, n. 15, a très bien remarqué que les interprètes qui disent qu'Épictète, selon Pascal, était monothéiste, sont dans l’erreur : Pascal a très bien vu le monisme panthéiste d'Épictète ; il s'oppose à l'interprétation christianisante et dénonce ce déisme, dans l’Entretien avec M. de Sacy comme dans les Pensées.

Busson Henri, La pensée religieuse..., p. 391. Les apologistes ne s'attaquent guère à la métaphysique stoïcienne, ils s'en prennent plutôt à la morale.

Sur la morale des stoïciens, voir Rivaud Albert, Histoire de la philosophie, I, Des origines à la scolastique, p. 394-409 ; et la synthèse de Rodis-Lewis Geneviève, La morale stoïcienne, Paris Presses Universitaires de France, 1970. Voir les textes proposés dans Long et Sedley, Les philosophies hellénistiques, II, Les stoïciens, Paris, Garnier-Flammarion, 1987, p. 454. Les stoïciens considèrent que la vertu est un tout, ou plus exactement que toutes les vertus sont en rapport d’implication réciproque, de sorte qu’elles sont inséparables, quiconque en a une les a toutes, et quiconque agit selon l’une agit selon toutes. Voir sur ce point Long et Sedley, Les philosophies hellénistiques, II, Les stoïciens, Paris, Garnier-Flammarion, 1987, p. 459 sq. La morale stoïcienne prescrit de vivre en accord avec la nature. Ce précepte conduit à distinguer ce qui est en notre pouvoir et ce qui n’y est pas : ne sont pas au pouvoir de l’homme les événements extérieurs, les maladies, la mort, la richesse, le succès ; sont en notre pouvoir nos pensées et nos volontés seulement. La sagesse consiste à s’en tenir à ce qui dépend de nous, sans se mettre en peine de ce qui n’en dépend pas. Voir là-dessus Long et Sedley, Les philosophies hellénistiques, II, Les stoïciens, Paris, Garnier-Flammarion, 1987, p. 423. Elle a souvent été résumée dans la maxime supporte et abstiens-toi, Sustine et abstine, qui résume l’attitude du sage à l’égard de ce qui ne dépend pas de lui. Les stoïciens soutenaient certains préceptes paradoxaux qui ont fait scandale, notamment l’apologie du suicide dans les cas où la vie humaine devient insupportable, la condamnation du mariage et l’autorisation de l’inceste de l’anthropophagie. Voir Rivaud Albert, Histoire de la philosophie, I, Des origines à la scolastique, Paris, P. U. F., 1948, p. 406-407. L’idéal de maîtrise de soi et de courage devant la douleur et les malheurs propre aux stoïciens a profondément impressionné les humanistes, comme on le verra ci-dessous.

Canto-Sperber Monique (dir.), Philosophie grecque, Paris, P. U. F., 1997, p. 548 sq.

 

      

Gravures de l’édition des Propos d’Épictète par J. Goulu.

 

Le stoïcisme chrétien au XVIIe siècle

 

Rivaud Albert, Histoire de la philosophie, I, Des origines à la scolastique, Paris, P. U. F., 1948, p. 361. Le stoïcisme demeure une des dernières forteresses de la sagesse antique, du paganisme en train de mourir ; il lutte désespérément contre la foi nouvelle, aux côtés des sceptiques et des épicuriens. Mais il y a de fréquentes interférences entre stoïcisme et christianisme ; le christianisme a fait de nombreux emprunts au stoïcisme.

La morale des stoïciens a séduit les humanistes du XIe siècle, notamment Du Vair Guillaume, qui leur a consacré un ouvrage qui résume leur doctrine en l’adaptant à l’esprit moderne, Philosophie morale des stoïques, éd. G. Michaut, Paris, Vrin, 1946. Les Essais de Montaigne font aussi souvent écho aux grandes thèses du stoïcisme.

Julien-Eymard d'Angers, Pascal et ses précurseurs, p. 146. De même, Juste Lipse procède à une sorte de récupération du stoïcisme :

1. si une idée stoïcienne est christianisable, il la christianise immédiatement ;

2. si elle se prête à distinction, il la rejette en ce qui contredit le christianisme, et l'adopte en ce qu'elle lui a de conforme ;

3. quand elle est condamnable, elle est transformée, parfois complètement, mais elle garde son nom païen.

Enfin dans la Manuductio, les diverses idées des stoïciens sont ramenées à une, qui est réduite au christianisme.

Julien-Eymard d'Angers, Pascal et ses précurseurs, p. 152. Le stoïcisme est parfois apparu comme une propédeutique au christianisme, le point de départ d'une ascension vers l'abnégation de la croix, cette maxime n'est pas refusée par François de Sales. Il existe un important courant de stoïcisme chrétien à l’époque de Pascal.

Paul Bénichou, dans Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948, a souligné la part du stoïcisme dans l’éthique aristocratique et héroïque du XVIIe siècle, notamment chez Corneille. Mais le stoïcisme perd peu à peu de son influence au cours du siècle ; voir Busson Henri, La religion des classiques, p. 193 sq. Ch. V, p. 193-194. Jusqu'à Pascal, Sénèque est le maître des âmes héroïques ; puis la plupart des apologistes ont reculé devant cette vertu brillante, mais naturelle. L'influence du stoïcisme cesse vers 1660. À cette époque, Sénèque est devenu quasi chrétien, dilué et appauvri, dans le Arie et Petus de Gabriel Gilbert (1660) et la Doctrine de la raison ou l'honnêteté des mœurs, selon les maximes de Sénèque, 1666, de l'abbé Testu ; à cette époque, « les âmes sont libérées du culte des grands saints du paganisme » : p. 196. On se retourne vigoureusement contre lui : riche, il prêchait la pauvreté ; style enflé et décousu ; il vivait très près d'un tyran et condamnait la tyrannie ; « fanfarons de morale » selon Guéret, Guerre des auteurs, 1671, p. 28-30 ; et Saint-Évremond pour la dernière formule, le Jugement sur Sénèque, Plutarque et Pétrone, in Œuvres mêlées, II, 1-4, 1674, résume Guéret.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 82 sq. Il existe un péril stoïcien, aux yeux de ceux qui refusent la confusion entre conversion stoïcienne et conversion chrétienne.

 

Pascal, le stoïcisme et Épictète

 

Pascal, de son côté, a résumé la morale stoïcienne telle qu’il la trouvait formulée chez Épictète dans L’entretien avec M. de Sacy.

Sur Pascal lecteur d'Épictète, voir Courcelle Pierre, L'entretien..., p. 87 sq.

Pascal Blaise, Entretien avec M. de Sacy, Original inédit présenté par Pascale Mengotti et Jean Mesnard, Les Carnets, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 41 sq. Découverte de Strowski et de Bédier ; Pascal a lu Épictète dans la traduction française des Propos (ou Entretiens) suivis du Manuel par le feuillant Jean de Saint-François (Jean Goulu avant son entrée en religion), publiée en 1609. Épictète a été lu et repensé par Pascal, et surtout rattaché à son univers propre : Pascal connaît la distance qui sépare Épictète du christianisme, que Jean Goulu et certains adeptes du stoïcisme chrétien, ont voulu réduire ; mais il pénètre Épictète de christianisme : p. 48-49.

L’attitude de Pascal à l’égard d’Épictète le stoïcien est double. D’une part, il admire en lui l’idéal de sagesse qui repose sur une vue juste de ce que la nature humaine comporte de grandeur. Mais il lui reproche d’ignorer la misère de l’homme, de sorte qu’il tombe dans la superbe, l’orgueil : le stoïcisme représente pour Pascal la philosophie qu’inspire la libido dominandi,

Courcelle Pierre, L'entretien..., p. 63. L’utilité des stoïciens aux yeux de Pascal consiste en ce qu’Épictète sert à troubler le repos de ceux qui cherchent à se satisfaire des choses extérieures.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, Paris, Vrin, 2e éd., 1971, p. 91 sq. Pascal commence par louer Épictète comme les humanistes chrétiens qui ont reconnu dans le stoïcisme un pressentiment de la religion chrétienne, notamment Du Vair et Juste Lipse. Mais le second mouvement paraît être une descente d’Épictète aux enfers.

Gounelle André, L'entretien de Pascal avec M. de Sacy, Étude et commentaire, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 53 sq. Ce que Pascal loue en Épictète, c'est sa connaissance du devoir de l'homme : il le blâme de n'avoir pas vu son impuissance. Il ne s'attache pas à montrer les articulations logiques du système.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 181 sq.

Julien-Eymard d'Angers, Pascal et ses précurseurs, p. 143 sq. et p. 160 sq.

Christodoulou Kyriaki, “Le stoïcisme dans la dialectique apologétique des Pensées”, Méthodes chez Pascal, Paris, P.U.F., 1979, p. 419-426.

La pensée de Pascal sur les stoïciens est résumée dans le discours qu’il tient à M. de Sacy sur Épictète.

« Épictète, lui dit-il, est un des philosophes du monde qui aient mieux connu les devoirs de l'homme. Il veut avant toutes choses, qu'il regarde Dieu comme son principal objet ; qu'il soit persuadé qu'il gouverne tout avec justice ; qu'il se soumette à lui de bon cœur, et qu'il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu'avec une très grande sagesse : qu'ainsi, cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement tous les événements les plus fâcheux. Ne dites jamais, dit-il : « J'ai perdu cela » ; dites plutôt : « Je l'ai rendu. Mon fils est mort, je l'ai rendu. Ma femme est morte, je l'ai rendue. » Ainsi des biens et de tout le reste. « Mais celui qui me l'ôte est un méchant homme », dites-vous. De quoi vous mettez-vous en peine, par qui celui qui vous l'a prêté vous le redemande ? Pendant qu'il vous en permet l'usage, ayez-en soin comme d'un bien qui appartient à autrui, comme un homme qui fait voyage se regarde dans une hôtellerie. Vous ne devez pas, dit-il, désirer que ces choses qui se font se fassent comme vous le voulez ; mais vous devez vouloir qu'elles se fassent comme elles se, font. Souvenez-vous, dit-il ailleurs, que vous êtes ici comme un acteur, et que vous jouez le personnage d'une comédie, tel qu'il plaît au maître de vous le donner. S'il vous le donne court, jouez-le court ; s'il vous le donne long, jouez-le long, s'il veut que vous contrefassiez le gueux, vous le devez faire avec toute la naïveté qui vous sera possible ; ainsi du reste. C'est votre fait de jouer bien le personnage qui vous est donné, mais de le choisir, c'est le fait d'un autre. Ayez tous les jours devant les yeux la mort et les maux qui semblent les plus insupportables et jamais vous ne penserez rien de bas, et ne désirerez rien avec excès.

Il montre aussi en mille manières ce que doit faire l'homme. Il veut qu'il soit humble, qu'il cache ses bonnes résolutions, surtout dans les commencements, et qu'il les accomplisse en secret : rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse point de répéter que toute l'étude et le désir de l'homme doit être de reconnaître la volonté de Dieu et de la suivre.

Voilà, Monsieur, dit M. Pascal à M. de Saci, les lumières de ce grand esprit qui a si bien connu les devoirs de l'homme. J'ose dire qu'il mériterait d'être adoré, s'il avait aussi bien connu son impuissance puisqu'il fallait être Dieu pour apprendre l'un et l'autre aux hommes. Aussi comme il était terre et cendre, après avoir si bien compris ce qu'on doit, voici comment il se perd dans la présomption de ce qu'on peut. Il dit que Dieu a donné à l'homme les moyens de s'acquitter de toutes ses obligations, que ces moyens sont en notre puissance ; qu'il faut chercher la félicité par les choses qui sont en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a données à cette fin ; qu'il faut voir ce qu'il y a en nous de libre ; que les biens, la vie, l'estime ne sont pas en notre puissance, et ne mènent donc pas à Dieu, mais que l'esprit ne peut être forcé de croire ce qu'il sait être faux, ni la volonté d'aimer ce qu'elle sait qui la rend malheureuse ; que ces deux puissances sont donc libres, et que c'est par elles que nous pouvons nous rendre parfaits ; que l'homme peut par ces puissances parfaitement connaître Dieu, l'aimer, lui obéir, lui plaire, se guérir de tous ses vices acquérir toutes les vertus, se rendre saint, ami et compagnon de Dieu. Ces principes d'une superbe diabolique le conduisent à d'autres erreurs, comme : que l'âme est une portion de la substance divine, que la douleur et la mort ne sont pas des maux ; qu'on peut se tuer quand on est si persécuté qu'on doit croire que Dieu appelle ; et d'autres. »

 

Bibliographie

 

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