Preuves par discours II - Fragment n° 1 / 7 – Le papier original est perdu
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 33 p. 209 à 217 / C2 : p. 419 à 429
Éditions de Port-Royal : Chap. I - Contre l’Indifférence des Athées : 1669 et janvier 1670 p. 1-18 /
1678 n° 1 p. 1-17
Éditions savantes : Faugère II, 5 / Havet IX.1 / Michaut 898 / Brunschvicg 194 / Le Guern 398 / Lafuma 427 (série III) / Sellier 681
Dans l’édition de Port-Royal
Chap. I - Contre l’Indifférence des Athées : 1669 et janvier 1670 p. 1-18 / 1678 n° 1 p. 1-17 |
Différences constatées par rapport au manuscrit original
Ed. janvier 1670 1 |
Transcription du manuscrit (Copies) |
Il faudrait pour la combattre qu’ils criassent qu’ils ont fait tous leurs efforts pour chercher partout, et même dans ce que l’Église propose pour s’en instruire, mais sans aucune satisfaction. S’ils parlaient de la sorte, ils combattraient à la vérité une de ses prétentions. Mais j’espère montrer ici qu’il n’y a point de personne raisonnable qui puisse parler de la sorte ; et j’ose même dire que jamais personne ne l’a fait. On sait assez de quelle manière agissent ceux qui sont dans cet esprit. Ils croient avoir fait de grands efforts pour s’instruire lorsqu’ils ont employé quelques heures à la lecture de l’Écriture, et qu’ils ont interrogé quelque Ecclésiastique sur les vérités de la foi. Après cela ils se vantent d’avoir cherché sans succès dans les livres et parmi les hommes. Mais en vérité je ne puis m’empêcher de leur dire 3, que cette négligence n’est pas supportable. Il ne s’agit pas ici de l’intérêt léger de quelque personne étrangère : il s’agit de nous-mêmes et de notre tout. L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort, et qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et toutes nos pensées doivent prendre des routes si différentes selon qu’il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement qu’en la réglant par la vue de ce point qui doit être notre dernier objet. Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet d’où dépend toute notre conduite. Et c’est pourquoi parmi ceux qui n’en sont pas persuadés, je fais une extrême différence entre ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s’en instruire, et ceux qui vivent sans s’en mettre en peine et sans y penser. Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs, et qui n’épargnant rien pour en sortir font de cette recherche leur principale et leur plus sérieuse occupation. Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à cette dernière fin de la vie, et qui par cette seule raison, qu’ils ne trouvent pas en eux-mêmes des lumières qui les persuadent, négligent d’en chercher ailleurs, et d’examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par une simplicité crédule, ou de celles qui quoique obscures d’elles-mêmes ont néanmoins un fondement très solide, je les considère d’une manière toute différente. Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit ; elle m’étonne et m’épouvante ; c’est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d’une dévotion spirituelle. Je prétends au contraire que l’amour propre, que l’intérêt humain, que la plus simple lumière de la raison nous doit donner ces sentiments. Il ne faut voir pour cela que ce que voient les personnes les moins éclairées. Il ne faut pas avoir l’âme fort élevée pour comprendre qu’il n’y a point ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu’enfin la mort qui nous menace à chaque instant nous doit mettre dans peu d’années, et peut-être en peu de jours dans un état éternel de bonheur, ou de malheur, ou d’anéantissement. [Commencement 3 - Laf. 152, Sel. 185] 4 et le ciel n’étant pas certainement pour ceux qui doutent si leur âme est immortelle, ils n’ont à attendre que l’enfer ou le néant. Il n’y a rien de plus réel que cela ni de plus terrible. Faisons tant que nous voudrons les braves, voilà la fin qui attend la plus belle vie du monde.
[Preuves par Discours II 2 - Laf. 428, Sel. 682] 5
et c’est déjà assurément un très grand mal que d’être dans ce doute ; mais c’est au moins un devoir indispensable de chercher quand on y est. Ainsi celui qui doute et qui ne cherche pas est tout ensemble et bien injuste, et bien malheureux. Que s’il est avec cela tranquille et satisfait, qu’il en fasse profession, et enfin qu’il en fasse vanité, et que ce soit de cet état même qu’il fasse le sujet de sa joie et de sa vanité, je n’ai point de termes pour qualifier une si extravagante créature. Où peut-on prendre ces sentiments ? Quel sujet de joie trouve-t-on à n’attendre plus que des misères sans ressource ? Quel sujet de vanité de se voir dans des obscurités impénétrables ? [Pensées diverses - Laf. 432 série XXX, Sel. 662] 6 [Preuves par Discours II 2 - Laf. 429, Sel. 682] 7
Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme ; et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, et qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l’Univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans savoir pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à un autre de toute l’éternité qui m’a précédé, et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts qui m’engloutissent comme un atome, et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais c’est ce que je dois bientôt mourir ; mais ce que j’ignore le plus c’est cette mort même que je ne saurais éviter. Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais où je vas 8 ; et je sais seulement qu’en sortant de ce monde, je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état plein de misère, de faiblesse, d’obscurité. Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à ce qui me doit arriver, [Preuves par Discours II 2 - Laf. 428, Sel. 682] 9, en faisant tout ce qu’il faut pour tomber dans le malheur éternel au cas que ce qu’on en dit soit véritable. Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes ; mais je n’en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher ; et en traitant avec mépris ceux qui se travailleraient de ce soin, je veux aller sans prévoyance et sans crainte tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort dans l’incertitude de l’éternité de ma condition future.
En vérité il est glorieux à la Religion d’avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables ; et leur opposition lui est si peu dangereuse, qu’elle sert au contraire à l’établissement des principales vérités qu’elle nous enseigne. Car la foi Chrétienne ne va principalement qu’à établir ces deux choses, la corruption de la nature, et la rédemption de Jésus-Christ. Or s’ils ne servent pas à montrer la vérité de la rédemption par la sainteté de leurs mœurs, ils servent au moins admirablement à montrer la corruption de la nature par des sentiments si dénaturés.
Rien n’est si important à l’homme que son état ; rien ne lui est si redoutable que l’éternité. Et ainsi qu’il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être, et au péril d’une éternité de misère, cela n’est point naturel. Ils sont tout autres à l’égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu’aux plus petites, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe les jours et les nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d’une charge, ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, est celui-là même qui sait qu’il va tout perdre par la mort, et qui demeure néanmoins sans inquiétude, sans trouble, et sans émotion. Cette étrange insensibilité pour les choses les plus terribles dans un cœur si sensible aux plus légères est une chose monstrueuse ; c’est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel.
[Commencement 13 - Laf. 163, Sel. 195] 10 et à se divertir. C’est l’état où se trouvent ces personnes, avec cette différence que les maux dont ils sont menacés sont bien autres que la simple perte de la vie et un supplice passager que ce prisonnier appréhenderait. [Commencement 16 - Laf. 166, Sel. 198] 11 [Commencement 13 - Laf. 163, Sel. 195] 12 et qui vivent dans cette horrible négligence. Il faut qu’il y ait un étrange renversement dans la nature de l’homme pour vivre dans cet état, et encore plus pour en faire vanité. Car quand ils auraient une certitude entière qu’ils n’auraient rien à craindre après la mort que de tomber dans le néant, ne serait-ce pas un sujet de désespoir plutôt que de vanité ? N’est-ce donc pas une folie inconcevable, n’en étant pas assurés, de faire gloire d’être dans ce doute ?
[Pensées diverses - Laf. 432 série XXX, Sel. 662] 13 Ce repos brutal entre la crainte de l’enfer, et du néant semble si beau, que non seulement ceux qui sont véritablement dans ce doute malheureux s’en glorifient ; mais que ceux même qui n’y sont pas croient qu’il leur est glorieux de feindre d’y être. Car l’expérience nous fait voir que la plupart de ceux qui s’en mêlent sont de ce dernier genre ; que ce sont des gens qui se contrefont, et qui ne sont pas tels qu’ils veulent paraître. Ce sont des personnes qui ont ouï dire que les belles manières du monde consistent à faire ainsi l’emporté. C’est ce qu’ils appellent avoir secoué le joug ; et la plupart ne le font que pour imiter les autres. Mais s’ils ont encore tant soit peu de sens commun, il n’est pas difficile de leur faire entendre combien ils s’abusent en cherchant par là de l’estime. Ce n’est pas le moyen d’en acquérir, je dis même parmi les personnes du monde qui jugent sainement des choses, et qui savent que la seule voie d’y réussir c’est de paraître honnête, fidèle, judicieux, et capable de servir utilement ses amis ; parce que les hommes n’aiment naturellement que ce qui leur peut être utile. Or quel avantage y a-t-il pour nous à ouïr dire à un homme qu’il a secoué le joug, qu’il ne croit pas qu’il y ait un Dieu qui veille sur ses actions, qu’il se considère comme seul maître de sa conduite, qu’il ne pense à en rendre compte qu’à soi-même ? Pense-t-il nous avoir porté par là à avoir désormais bien de la confiance en lui, et à en attendre des consolations, des conseils, et des secours dans tous les besoins de la vie ? Pense-t-il nous avoir bien réjouis de nous dire qu’il doute si notre âme est autre chose qu’un peu de vent et de fumée, et encore de nous le dire d’un ton de voix fier et content ? Est-ce donc une chose à dire gaiement ; et n’est-ce pas une chose à dire au contraire tristement, comme la chose du monde la plus triste ? S’ils y pensaient sérieusement ils verraient que cela est si mal pris, si contraire au bon sens, si opposé à l’honnêteté, et si éloigné en toute manière de ce bon air qu’ils cherchent, que rien n’est plus capable de leur attirer le mépris et l’aversion des hommes, et de les faire passer pour des personnes sans esprit et sans jugement. Et en effet si on leur fait rendre compte de leurs sentiments et des raisons qu’ils ont de douter de la Religion, ils diront des choses si faibles et si basses qu’ils persuaderaient plutôt du contraire. C’était ce que leur disait un jour fort à propos une personne : si vous continuez à discourir de la sorte, leur disait-il, en vérité vous me convertirez. Et il avait raison ; car qui n’aurait horreur de se voir dans des sentiments où l’on a pour compagnons des personnes si méprisables ? Ainsi ceux qui ne font que feindre ces sentiments sont bien malheureux de contraindre leur naturel pour se rendre les plus impertinents des hommes. S’ils sont fâchés dans le fond de leur cœur de n’avoir pas plus de lumière, qu’ils ne le dissimulent point. Cette déclaration ne sera pas honteuse. Il n’y a de honte qu’à n’en point avoir. Rien ne découvre davantage une étrange faiblesse d’esprit que de ne pas connaître quel est le malheur d’un homme sans Dieu. Rien ne marque davantage une extrême bassesse de cœur que de ne pas souhaiter la vérité des promesses éternelles. Rien n’est plus lâche que de faire le brave contre Dieu. Qu’ils laissent donc ces impiétés à ceux qui sont assez mal nés pour en être véritablement capables : qu’ils soient au moins honnêtes gens, s’ils ne peuvent encore être Chrétiens : et qu’ils reconnaissent enfin qu’il n’y a que deux sortes de personnes qu’on puisse appeler raisonnables ; ou ceux qui servent Dieu de tout leur cœur, parce qu’ils le connaissent ; ou ceux qui le cherchent de tout leur cœur, parce qu’ils ne le connaissent pas encore. C’est donc pour les personnes qui cherchent Dieu sincèrement, et qui reconnaissant leur misère désirent véritablement d’en sortir, qu’il est juste de travailler, afin de leur aider à trouver la lumière qu’ils n’ont pas. Mais pour ceux qui vivent sans le connaître, et sans le chercher, ils se jugent eux-mêmes si peu dignes de leur soin, qu’ils ne sont pas dignes du soin des autres : et il faut avoir toute la charité de la Religion qu’ils méprisent pour ne les pas mépriser jusqu’à les abandonner dans leur folie. Mais parce que cette Religion nous oblige de les regarder toujours tant qu’ils seront en cette vie comme capables de la grâce qui peut les éclairer, et de croire qu’ils peuvent être dans peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes, et que nous pouvons au contraire tomber dans l’aveuglement où ils sont ; il faut faire pour eux ce que nous voudrions qu’on fît pour nous si nous étions en leur place, et les appeler à avoir pitié d’eux-mêmes, et à faire au moins quelques pas pour tenter s’ils ne trouveront point de lumière. Qu’ils donnent à la lecture de cet ouvrage quelques-unes de ces heures qu’ils emploient si inutilement ailleurs. Peut-être y rencontreront-ils quelque chose, ou du moins ils n’y perdront pas beaucoup. Mais pour ceux qui y apporteront une sincérité parfaite et un véritable désir de connaître la vérité, j’espère qu’il y auront satisfaction, et qu’ils seront convaincus des preuves d’une Religion si divine que l’on y a ramassées.
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Qu’ils apprennent au moins quelle est la religion qu’ils combattent avant que de la combattre. Si cette religion se vantait d’avoir une vue claire de Dieu et de la posséder à découvert et sans voile, ce serait la combattre que de dire qu’on ne voit rien dans le monde qui la montre avec cette évidence. Mais puisqu’elle dit au contraire que les hommes sont dans les ténèbres et dans l’éloignement de Dieu, qu’il s’est caché à leur connaissance, que c’est même le nom qu’il se donne dans les Écritures, Deus absconditus ; et enfin, si elle travaille également à établir ces deux choses : que Dieu a établi des marques sensibles dans l’Église pour se faire reconnaître à ceux qui le chercheraient sincèrement, et qu’il les a couvertes néanmoins de telle sorte qu’il ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de tout leur cœur, quel avantage peuvent‑ils tirer, lorsque dans la négligence où ils font profession d’être de chercher la vérité, ils crient que rien ne la leur montre, puisque cette obscurité où ils sont, et qu’ils objectent à l’Église, ne fait qu’établir une des choses qu’elle soutient sans toucher à l’autre et établit sa doctrine bien loin de la ruiner ? Il faudrait, pour la combattre, qu’ils criassent qu’ils ont fait tous leurs efforts pour chercher partout et même dans ce que l’Église propose pour s’en instruire, mais sans aucune satisfaction. S’ils parlaient de la sorte, ils combattraient à la vérité une de ces prétentions. Mais j’espère montrer ici qu’il n’y a personne raisonnable qui puisse parler de la sorte et j’ose même dire que jamais personne ne l’a fait. On sait assez de quelle manière agissent ceux qui sont dans cet esprit. Ils croient avoir fait de grands efforts pour s’instruire, lorsqu’ils ont employé quelques heures à la lecture de quelque livre de l’Écriture, et qu’ils ont interrogé quelque ecclésiastique sur les vérités de la foi. Après cela, ils se vantent d’avoir cherché sans succès dans les livres et parmi les hommes. Mais en vérité je leur dirais ce que j’ai dit souvent, que cette négligence n’est pas supportable. Il ne s’agit pas ici de l’intérêt léger de quelque personne étrangère, pour en user de cette façon. Il s’agit de nous‑mêmes, et de notre tout. L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu’il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement qu’en la réglant par la vue de ce point qui doit être notre dernier objet. Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet d’où dépend toute notre conduite. Et c’est pourquoi, entre ceux qui n’en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s’en instruire, à ceux qui vivent sans s’en mettre en peine et sans y penser. Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs, et qui n’épargnant rien pour en sortir font de cette recherche leurs principales et leurs plus sérieuses occupations. Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à cette dernière fin de la vie et qui, par cette seule raison qu’ils ne trouvent pas en eux‑mêmes les lumières qui les en persuadent, négligent de les chercher ailleurs et d’examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par une simplicité crédule, ou de celles qui, quoique obscures d’elles‑mêmes, ont néanmoins un fondement très solide et inébranlable, je les considère d’une manière toute différente. Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit. Elle m’étonne et m’épouvante. C’est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d’une dévotion spirituelle. J’entends au contraire qu’on doit avoir ce sentiment par un principe d’intérêt humain et par un intérêt d’amour propre. Il ne faut pour cela que voir ce que voient les personnes les moins éclairées. Il ne faut pas avoir l’âme fort élevée pour comprendre qu’il n’y a point ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu’enfin la mort qui nous menace à chaque instant doit infailliblement nous mettre dans peu d’années dans l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis ou malheureux.
Il n’y a rien de plus réel que cela, ni de plus terrible. Faisons tant que nous voudrons les braves : voilà la fin qui attend la plus belle vie du monde. Qu’on fasse réflexion là‑dessus et qu’on dise ensuite s’il n’est pas indubitable qu’il n’y a de bien en cette vie qu’en l’espérance d’une autre vie, qu’on n’est heureux qu’à mesure qu’on s’en approche, et que, comme il n’y aura plus de malheurs pour ceux qui avaient une entière assurance de l’éternité, il n’y a point aussi de bonheur pour ceux qui n’en ont aucune lumière. C’est donc assurément un grand mal que d’être dans ce doute. Mais c’est au moins un devoir indispensable de chercher quand on est dans ce doute. Et ainsi celui qui doute et qui ne cherche pas est tout ensemble et bien malheureux et bien injuste. Que s’il est avec cela tranquille et satisfait, qu’il en fasse profession, et enfin qu’il en fasse vanité, et que ce soit de cet état même qu’il fasse le sujet de sa joie et de sa vanité, je n’ai point de termes pour qualifier une si extravagante créature. Où peut‑on prendre ces sentiments ? Quel sujet de joie trouve‑t‑on à n’attendre plus que des misères sans ressource ? Quel sujet de vanité de se voir dans des obscurités impénétrables, et comment se peut‑il faire que ce raisonnement‑ci se passe dans un homme raisonnable ?
Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi‑même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle‑même, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter. Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais où je vais, et je sais seulement qu’en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse et d’incertitude. Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m’arriver.
Peut‑être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes, mais je n’en veux pas prendre la peine ni faire un pas pour le chercher. Et après, en traitant avec mépris ceux qui se travailleront de ce soin, je veux aller sans prévoyance et sans crainte tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort, dans l’incertitude de l’éternité de ma condition future. Quelque certitude qu’ils eussent, c’est un sujet de désespoir, plutôt que de vanité. Qui souhaiterait d’avoir pour ami un homme qui discourt de cette manière ? Qui le choisirait entre les autres pour lui communiquer ses affaires ? Qui aurait recours à lui dans ses afflictions ? Et enfin, à quel usage de la vie le pourrait‑on destiner ? En vérité, il est glorieux à la religion d’avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables, et leur opposition lui est si peu dangereuse, qu’elle sert au contraire à l’établissement de ses vérités. Car la foi chrétienne ne va presque qu’à établir ces deux choses : la corruption de la nature, et la rédemption de Jésus‑Christ. Or, je soutiens que s’ils ne servent pas à montrer la vérité de la rédemption par la sainteté de leurs mœurs, ils servent au moins admirablement à montrer la corruption de la nature par des sentiments si dénaturés. Rien n’est si important à l’homme que son état. Rien ne lui est si redoutable que l’éternité. Et ainsi, qu’il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d’une éternité de misères, cela n’est point naturel. Ils sont tout autres à l’égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu’aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent, et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d’une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c’est celui‑là même qui sait qu’il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. C’est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes. C’est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause.
Il faut qu’il y ait un étrange renversement dans la nature de l’homme pour faire gloire d’être dans cet état dans lequel il semble incroyable qu’une seule personne puisse être.
Cependant l’expérience m’en fait voir en si grand nombre que cela serait surprenant, si nous ne savions que la plupart de ceux qui s’en mêlent se contrefont et ne sont pas tels en effet. Ce sont des gens qui ont ouï dire que les belles manières du monde consistent à faire ainsi l’emporté. C’est ce qu’ils appellent avoir secoué le joug, et qu’ils essaient d’imiter. Mais il ne serait pas difficile de leur faire entendre combien ils s’abusent en cherchant par là de l’estime. Ce n’est pas le moyen d’en acquérir, je dis même parmi les personnes du monde qui jugent sainement des choses et qui savent que la seule voie d’y réussir est de se faire paraître honnête, fidèle, judicieux et capable de servir utilement son ami, parce que les hommes n’aiment naturellement que ce qui peut leur être utile. Or quel avantage y a‑t‑il pour nous à ouïr dire à un homme qui nous dit qu’il a donc secoué le joug, qu’il ne croit pas qu’il y ait un Dieu qui veille sur ses actions, qu’il se considère comme seul maître de sa conduite et qu’il ne pense en rendre compte qu’à soi‑même ? Pense‑t‑il nous avoir porté par là à avoir désormais bien de la confiance en lui et en attendre des consolations, des conseils et des secours dans tous les besoins de la vie ? Prétendent‑ils nous avoir bien réjoui, de nous dire qu’ils tiennent que notre âme n’est qu’un peu de vent et de fumée, et encore de nous le dire d’un ton de voix fier et content ? Est‑ce donc une chose à dire gaiement ? Et n’est‑ce pas une chose à dire tristement, au contraire, comme la chose du monde la plus triste ? S’ils y pensaient sérieusement, ils verraient que cela est si mal pris, si contraire au bon sens, si opposé à l’honnêteté et si éloigné en toutes manières de ce bon air qu’ils cherchent, qu’ils seraient plutôt capables de redresser que de corrompre ceux qui auraient quelque inclination à les suivre. Et en effet, faites‑leur rendre compte de leurs sentiments et des raisons qu’ils ont de douter de la religion. Ils vous diront des choses si faibles et si basses, qu’ils vous persuaderont du contraire. C’était ce que leur disait un jour fort à propos une personne : Si vous continuez à discourir de la sorte, leur disait‑il, en vérité vous me convertirez. Et il avait raison, car qui n’aurait horreur de se voir dans des sentiments où l’on a pour compagnons des personnes si méprisables ? Ainsi ceux qui ne font que feindre ces sentiments seraient bien malheureux de contraindre leur naturel pour se rendre les plus impertinents des hommes. S’ils sont fâchés dans le fond de leur cœur de n’avoir pas plus de lumière, qu’ils ne le dissimulent pas ! Cette déclaration ne sera point honteuse. Il n’y a de honte qu’à n’en point avoir. Rien n’accuse davantage une extrême faiblesse d’esprit que ne pas connaître quel est le malheur d’un homme sans Dieu. Rien ne marque davantage une mauvaise disposition du cœur que de ne pas souhaiter la vérité des promesses éternelles. Rien n’est plus lâche que de faire le brave contre Dieu. Qu’ils laissent donc ces impiétés à ceux qui sont assez mal nés pour en être véritablement capables. Qu’ils soient au moins honnêtes gens s’ils ne peuvent être chrétiens, et qu’ils reconnaissent enfin qu’il n’y a que deux sortes de personnes qu’on puisse appeler raisonnables : ou ceux qui servent Dieu de tout leur cœur parce qu’ils le connaissent, ou ceux qui le cherchent de tout leur cœur parce qu’ils ne le connaissent pas.
Mais pour ceux qui vivent sans le connaître et sans le chercher, ils se jugent eux‑mêmes si peu dignes de leur soin qu’ils ne sont pas dignes du soin des autres et qu’il faut avoir toute la charité de la religion qu’ils méprisent pour ne les pas mépriser jusqu’à les abandonner dans leur folie. Mais, parce que cette religion nous oblige de les regarder toujours, tant qu’ils seront en cette vie, comme capables de la grâce qui peut les éclairer, et de croire qu’ils peuvent être dans peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes, et que nous pouvons au contraire tomber dans l’aveuglement où ils sont, il faut faire pour eux ce que nous voudrions qu’on fît pour nous si nous étions à leur place, et les appeler à avoir pitié d’eux‑mêmes et à faire au moins quelques pas pour tenter s’ils ne trouveront pas de lumières. Qu’ils donnent à cette lecture quelques‑unes de ces heures qu’ils emploient si inutilement ailleurs : quelque aversion qu’ils y apportent, peut‑être rencontreront‑ils quelque chose, et pour le moins ils n’y perdront pas beaucoup. Mais pour ceux qui y apportent une sincérité parfaite et un véritable désir de rencontrer la vérité, j’espère qu’ils auront satisfaction, et qu’ils seront convaincus des preuves d’une religion si divine, que j’ai ramassées ici, et dans lesquelles j’ai suivi à peu près cet ordre. |
1 Conventions : rose = glose des éditeurs ; vert = correction des éditeurs ; marron = texte non retenu par les éditeurs.
2 L’édition pré-originale de 1669 proposait « Isaïe 45,13 ». Cette référence a été conservée dans l’édition de janvier 1670. L’édition de 1678 corrige en « Isaïe 43, 35 ».
3 L’édition pré-originale de 1669 proposait « je ne puis m’empêcher de leur dire ce que j’ai dit souvent ». L’expression « ce que j’ai dit souvent » a été supprimée dans l’édition de janvier 1670 puis a été reprise dans l’édition de 1678.
4 « Entre nous et le ciel, l’enfer ou le néant il n’y a donc que la vie qui est la chose du monde la plus fragile ; »
5 « C’est en vain qu’ils détournent leur pensée de cette éternité qui les attend, comme s’ils la pouvaient anéantir en n’y pensant point. Elle subsiste malgré eux, elle s’avance, et la mort qui la doit ouvrir les mettra infailliblement dans peu de temps dans l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis, ou malheureux. Voilà un doute d’une terrible conséquence ; »
6 « Quelle consolation de n’attendre jamais de consolateur ? »
7 « Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse, et dont il faut faire sentir l’extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en leur représentant ce qui se passe en eux-mêmes, pour les confondre par la vue de leur folie. Car voici comment raisonnent les hommes, quand ils choisissent de vivre dans cette ignorance de ce qu’ils sont, et sans en rechercher d’éclaircissement. »
8 L’édition pré-originale de 1669 proposait « je vas ». L’édition de janvier 1670 a corrigé en « je vais » mais la liste des erreurs à corriger signale qu’il faut changer je vais en je vas. L’édition de 1678 propose « je vas ».
9 « et que je n’ai qu’à suivre mes inclinations sans réflexion et sans inquiétude ».
10 « Un homme dans un cachot ne sachant si son arrêt est donné, n’ayant plus qu’une heure pour l’apprendre, et cette heure suffisant, s’il sait qu’il est donné, pour le faire révoquer, il est contre la nature qu’il emploie cette heure-là non à s’informer si cet arrêt est donné, mais à jouer, ».
11 « Cependant ils courent sans souci dans le précipice après avoir mis quelque chose devant leurs yeux pour s’empêcher de le voir, et ils se moquent de ceux qui les en avertissent. ».
12 « Ainsi non seulement le zèle de ceux qui cherchent Dieu prouve la véritable Religion, mais aussi l’aveuglement de ceux qui ne le cherchent pas, ».
13 « Et néanmoins il est certain que l’homme est si dénaturé qu’il y a dans son cœur une semence de joie en cela. ».
Commentaire
Voir Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009, p. 151 sq.
Les éditeurs de Port-Royal insèrent dans le texte original des fragments qui, comme les notes préparatoires prises par Pascal lui-même, enferment un « détail saillant, un type d’argumentation comportant [un] élément de paradoxe [...] efficace pour solliciter l’attention » (Mesnard Jean, “Achèvement et inachèvement dans les Pensées de Pascal”, Studi francesi, 143, p. 305). Ils y ajoutent cependant plusieurs commentaires destinés à expliquer ou à nuancer les figures et les arguments les plus audacieux de Pascal.