Fragment Misère n° 9 / 24 – Papiers originaux : RO 69-1 et 365-365 v°

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Misère n° 83 à 87 p. 15 v° à 19 / C2 : p. 35 à 37

Éditions de Port-Royal : Chap. XXV - Faiblesse de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 192-193 / 1678 n° 5 et 6 p. 188-189

Éditions savantes : Faugère II, 126, IV / Havet III.8 / Michaut 193 / Brunschvicg 294 / Tourneur p. 182-1 / Le Guern 56 / Maeda III p. 4 / Lafuma 60 / Sellier 94

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(Voir aussi les textes barrés)

Éclaircissements

 

 

Bibliographie

Analyse du texte de RO 69-1 : Sur quoi la fondera-t-il, l’économie du monde...

Analyse du texte de RO 365 : Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes...

Analyse du texte de RO 366 (365 v°) : Cependant le peuple prête aisément l’oreille à ces discours...

 

 

 

En vérité la vanité des lois il s’en délivrerait, il est donc utile de l’abuser (texte barré)

 

La partie initiale barrée située en haut du papier semble se lire : En vérité la vanité des lois il s’en délivrerait, il est donc utile de l’abuser. Il semble manquer plusieurs lignes avant cette phrase. Il y a donc eu un texte embrayeur, que Pascal a supprimé. Le début coïncide avec la conclusion du texte sur les lois : expedit quod fallatur. Pascal résume dans une formule lapidaire la démonstration de son texte avant de la développer, comme on énonce brièvement une proposition avant de la prouver. C’est une démarche de rédaction de mathématicien qui énonce d’abord la proposition, puis en donne la démonstration. Mais dans un texte non technique comme devait l’être l’Apologie, il est naturel de supprimer l’énoncé initial du texte, pour éviter la lourdeur des répétitions.

Le Guern pense que la partie barrée perdu par le découpage avait pour matière ce qui se trouve au verso, et considère donc que les éléments qui se trouvent dans Misère 9 verso (Laf. 76, Sel. 111) doivent être placés partie avant, partie après le texte de Misère 9. En revanche, l’édition Sellier, qui suit la Copie, rejette toutes les parties barrées dans Misère 9 verso.

 

Sur quoi la fondera-t-il, l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier, quelle confusion ! sera-ce sur la justice, il l’ignore.

 

Contrairement à ce que l’on dit parfois, ce n’est pas une réflexion théorique sur la nature des lois. Pascal part des lois : le texte initial, qui forme une argumentation déjà serrée (voir la transcription diplomatique et la transcription savante), est barré et remplacé par la formule placée en marge de droite : sera-ce sur la justice, il l’ignore. Pascal abrège de façon très lapidaire un raisonnement qui porte sur la justice essentielle, et écarte ce débat. C’est après coup que Pascal est venu à l’idée de l’économie du monde que l’homme veut gouverner, qui constitue le véritable problème qu’il veut traiter. Ce problème se pose sous la forme : comment, étant reconnu que la loi naturelle ne nous est pas connue, organiser le monde ? Il présuppose évidemment déjà admise une certaine idée de la loi. La liasse Vanité l’a montré sur quelques cas : il y a quelque chose de ridicule dans les lois instituées dans la société humaine. Le problème pratique de l’économie du monde, correspond à un stade ultérieur : conformément à l’enchaînement des liasses, il révèle la misère de l’homme, dans la mesure où il met au jour non pas seulement le manque de justice des lois, mais l’impuissance de l’homme à en établir de justes et de constantes, alors même que c’est son désir.

 

Lire le dossier sur Pascal et le problème de la justice…

 

Certainement s’il la connaissait il n’aurait pas établi cette maxime la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples. Et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité,

 

Dans ce texte, Pascal pastiche pour ainsi dire Montaigne, Essais, II, XII, Apologie de Raymond Sebond, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 613-616.

« Combien je désire, que pendant que je vis, ou quelque autre, ou Justus Lipsius, le plus savant homme qui nous reste, d’un esprit très poli et judicieux, vraiment germain à mon Turnebus, eût et la volonté, et la santé, et assez de repos, pour ramasser en un registre, selon leurs divisions et leurs classes, sincèrement et curieusement, autant que nous y pouvons voir, les opinions de l’ancienne philosophie sur le sujet de notre être et de nos mœurs, leurs controverses, le crédit et suite des pars, l’application de la vie des auteurs et sectateurs, à leurs préceptes, és accidents mémorables et exemplaires ! Le bel ouvrage et utile que ce serait !

Au demeurant, si c’est de nous que nous tirons le règlement de nos mœurs, à quelle confusion nous rejetons nous ? Car ce que notre raison nous y conseille de plus vraisemblable, c’est généralement à chacun d’obéir aux lois de son pays, comme est l’avis de Socrate inspiré (dit-il) d’un conseil divin. Et par là que veut elle dire, sinon que notre devoir n’a autre règle que fortuite ? La vérité doit avoir un visage pareil et universel. La droiture et la justice, si l’homme en connaissait, qui eût corps et véritable essence, il ne l’attacherait pas à la condition des coutumes de ceste contrée, ou de celle là : ce ne serait pas de la fantaisie des Perses ou des Indes, que la vertu prendrait sa forme. Il n’est rien sujet à plus continuelle agitation que les lois. Depuis que je suis né, j’ai vu trois et quatre fois, rechanger celles des Anglais nos voisins, non seulement en sujet politique, qui est celui qu’on veut dispenser de constance, mais au plus important sujet qui puisse être, à savoir de la religion. De quoi j’ai honte et dépit, d’autant plus que c’est une nation, à laquelle ceux de mon quartier ont eu autrefois une si privée accointance, qu’il reste encore en ma maison aucunes traces de notre ancien cousinage.

Et chez nous ici, j’ai vu telle chose qui nous était capitale, devenir légitime : et nous qui en tenons d’autres, sommes à même, selon l’incertitude de la fortune guerrière, d’être un jour criminels de lèse-majesté humaine et divine, notre justice tombant à la merci de l’injustice : et en l’espace de peu d’années de possession, prenant une essence contraire.

Comment pouvait ce Dieu ancien plus clairement accuser en l’humaine connaissance l’ignorance de l’être divin : et apprendre aux hommes, que leur religion n’était qu’une pièce de leur invention, propre à lier leur société, qu’en déclarant, comme il fit, à ceux qui en recherchaient l’instruction de son trépied, que le vrai culte à chacun, était celui qu’il trouvait observé par l’usage du lieu, où il était. O Dieu, quelle obligation n’avons nous à la bénignité de notre souverain créateur, pour avoir déniaisé notre créance de ces vagabondes et arbitraires dévotions, et l’avoir logée sur l’éternelle base de sa sainte parole ?

Que nous dira donc en cette nécessite la philosophie ? que nous suivions les lois de notre pays ? c’est à dire cette mer flottante des opinions d’un peuple, ou d’un Prince, qui me peindront la justice d’autant de couleurs, et la reformeront en autant de visages, qu’il y aura en eux de changements de passion. Je ne puis pas avoir le jugement si flexible. Quelle bonté est-ce, que je voyais hier en crédit, et demain ne l’être plus : et que le trajet d’une rivière fait crime ?

Quelle vérité est-ce que ces montagnes bornent, mensonge au monde qui se tient au delà ?

Mais ils sont plaisants, quand pour donner quelque certitude aux lois, ils disent qu’il y en a aucunes fermes, perpétuelles et immuables, qu’ils nomment naturelles, qui sont empreintes en l’humain genre par la condition de leur propre essence : et de celles là, qui en fait le nombre de trois, qui de quatre, qui plus, qui moins : signe, que c’est une marque aussi douteuse que le reste. Or ils sont si défortunés (car comment puis je nommer cela, sinon défortune, que d’un nombre de lois si infini, il ne s’en rencontre au moins une que la fortune et témérité du sort ait permis être universellement reçue par le consentement de toutes les nations ?) ils sont, dis-je, si misérables, que de ces trois ou quatre lois choisies, il n’en y a une seule, qui ne soit contredite et désavouée, non par une nation, mais par plusieurs. Or c’est la seule enseigne vraisemblable, par laquelle ils puissent argumenter aucunes lois naturelles, que l’université de l’approbation : car ce que nature nous aurait véritablement ordonné, nous l’ensuivrions sans doute d’un commun consentement : et non seulement toute nation, mais tout homme particulier, ressentirait la force et la violence, que lui ferait celui qui le voudrait pousser au contraire de ceste loi. Qu’ils m’en montrent pour voir, une de cette condition. Protagoras et Ariston ne donnaient autre essence à la justice des lois, que l’autorité et opinion du législateur : et que cela mis à part, le bon et l’honnête perdaient leurs qualités, et demeuraient des noms vains, de choses indifférentes. Thrasymachus en Platon estime qu’il n’y a point d’autre droit que la commodité du supérieur. Il n’est chose, en quoi le monde soit si divers qu’en coutumes et lois. Telle chose est ici abominable, qui apporte recommandation ailleurs : comme en Lacédémone la subtilité de dérober. Les mariages entre les proches sont capitalement défendus entre nous, ils sont ailleurs en honneur,

gentes esse feruntur,

In quibus et nato genitrix, et nata parent

Jungitur, Et pietas geminato crescit amore.

le meurtre des enfants, meurtre des pères, communication de femmes, trafic de voleries, licence à toutes sortes de voluptés : il n’est rien en somme si extrême, qui ne se trouve reçu par l’usage de quelque nation.

Il est croyable qu’il y a des lois naturelles : comme il se voit ès autres créatures : mais en nous elles sont perdues, ceste belle raison humaine s’ingérant par tout de maîtriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses, selon sa vanité et inconstance. Nihil itaque amplius nostrum est : quod nostrum dico, artis est. »

On peut aussi renvoyer à Charron Pierre, De la sagesse, Livre I, ch. XVII, De l’imagination et opinion. « La vérité et l’être des choses n’entre ni ne loge chez nous de soi-même, de sa propre force et autorité : s’il était ainsi, toutes choses seraient reçues de tous, toutes pareilles et de même façon, sauf peu plus, peu moins ; tous seraient de même créance : et la vérité qui n’est jamais qu’une et uniforme, serait embrassée de tout le monde. Or il y a si grande diversité, voire contrariété d’opinions par le monde, et n’y a chose aucune de laquelle tous soient généralement d’accord, pas même le savants, et les mieux nés : qui montre que les choses entrent en nous par composition, se rendent à notre merci et dévotion, et logent chez nous comme il leur plaît, selon l’humeur et la trempe de notre âme ».

 

Perses, Gascons, Allemands, Indiens : La référence 393 montre que Pascal a Montaigne sous les yeux. Écrivant Gascon, il pense à Montaigne. La suppression des Gascons démontaignise pour ainsi dire le texte. Montaigne donnait Perses et Indes, Pascal supprime les Indiens. Les Perses sont musulmans. Voir le trope d’Enésidème par les modes de vie et les coutumes, in Diogene Laërce, Vies, IX, 83, éd. Goulet-Cazé, p. 1119 sq. « Les Perses ne jugent pas incongru de coucher avec leurs filles, les Grecs le jugent sacrilège... » Les Allemands sont protestants.

 

Pour approfondir…

 

Le raisonnement de Pascal est de nature apagogique (autrement dit c’est un raisonnement par l’absurde). L’hypothèse est que si les hommes connaissaient la véritable justice, celle-ci s’imposerait d’elle-même en tout temps et en tous lieux. L’instance consiste à remarquer qu’il n’y a pas de loi qui soit universelle. La conclusion est que l’homme ne connaît pas la justice essentielle, donc qu’il ne peut pas l’instaurer. Pascal recourt à une démonstration apagogique parce qu’il doit faire face à un problème difficile, qui enferme une inférence du fait au droit. En principe, il n’est pas possible de conclure d’un état de fait à un état de droit. Ce n’est pas parce qu’un homme ne fait pas quelque chose qu’il est incapable de le faire ; ce n’est pas parce que jamais un homme n’a fait quelque chose qu’il est par nature incapable d’en accomplir l’acte. Pascal a déjà eu à faire face à ce type de problème lorsqu’il a traité, dans les Écrits sur la grâce, Lettre sur la possibilité des commandements, le problème du pouvoir prochain et du pouvoir éloigné des justes d’accomplir les commandements de Dieu, et à cette occasion, il a également été contraint de recourir, de façon particulièrement systématique, au raisonnement apagogique. Le problème se pose notamment à propos de la question de la nécessité de la grâce pour que les justes puissent accomplir les commandements de Dieu.

Au cours de son argumentation, Pascal doit faire face à une objection possible relative à la grâce de prière qui consiste à dire que s’il est vrai que les justes ne prient Dieu que lorsqu’ils ont la grâce efficace, ils n’en ont pas moins toujours une grâce suffisante qui leur permet de prier à l’aide de leurs propres forces. Autrement dit, le pouvoir prochain de prier appartiendrait à la nature de l’homme, mais ne serait mis en acte qu’à l’occasion de la grâce, de sorte que le pouvoir ne serait pas nécessairement produit par la grâce (J. Mesnard, OC III, p. 603). L’objection est présentée en ces termes : « peut-être direz-vous […] qu’encore que tous les justes aient la grâce suffisante pour prier, il arrive néanmoins que pas un ne prie que par une grâce efficace, et qu’ainsi, encore que la prière ne se trouve en personne si elle n’est produite par la grâce, le pouvoir néanmoins de prier se trouve en tous les justes ». L’objection est ancienne : c’est d’après saint Augustin, une thèse de Pélage : « c’est une chose très différente de se demander si un événement peut exister, car cela concerne une simple éventualité, ou de se demander si cet événement existe réellement » ; voir Saint Augustin, De natura et gratia, VII, 8, Œuvres, Bibliothèque augustinienne, t. 21, p. 255 sq. Pascal vise par là une espèce de congruisme, qui aurait été professé par certains théologiens jésuites. La difficulté de la réfutation est visible : il s’agit de montrer que ceux qui ne prient pas de fait n’ont pas le pouvoir de prier. La démonstration symétrique serait sans difficulté : de ce qu’on n’a pas le pouvoir de prier, il s’ensuit sans difficulté qu’on ne prie pas. Mais la réciproque est plus difficile, car on peut supposer que l’homme a le pouvoir de prier, mais qu’il ne l’exerce pas. Le fait serait facile à prouver, mais la possibilité du fait ne l’est pas ; qu’en l’absence du fait, on peut toujours supposer sa possibilité ; par conséquent, du fait que l’homme ne prie pas, on ne peut conclure directement au fait qu’il ne peut pas prier ; Pascal est donc contraint de recourir à la forme de preuve la plus forte et la plus contraignante, qui est la preuve par l’absurde.

L’argument par lequel Pascal se débarrasse de cette objection part du principe de « saint Augustin et tous les Pères », qui « déclarent affirmativement que la prière est toujours un effet d’une grâce efficace », est une affirmation universelle. En revanche, l’objection « qu’encore que tous les justes aient la grâce suffisante pour prier, il arrive néanmoins que pas un ne prie que par une grâce efficace, et qu’ainsi, encore que la prière ne se trouve en personne si elle n’est produite par la grâce, le pouvoir néanmoins de prier se trouve en tous les justes », énonce une thèse de fait : « c’est une question de fait de savoir si aucun juste ne réduit en acte le pouvoir prochain qu’il a de prier ». Pascal entame alors une réflexion, non sur l’objection elle-même, mais sur ses conditions de validité : comme en toute question de fait, « on ne saurait répondre qu’en s’informant de tous les justes en particulier de quelle sorte la prière se forme en eux » ; autrement dit, il faudrait procéder à une enquête exhaustive, idée d’autant plus étrange que cette enquête devrait porter non seulement sur les personnes vivantes, mais aussi sur les mortes, et surtout celles qui sont à venir. Enquête impossible, de sorte que « ce serait une témérité impertinente d’assurer de tous les justes passés, et à venir que jamais la prière ne se trouvera en eux par la réduction qu’ils auront faite de leur pouvoir prochain en acte ». Donc « on ne peut dire avec assurance que tous ceux en qui se trouve la prière ne l’ont pas par ce pouvoir prochain et qu’ils l’ont par une grâce efficace ».

Comme « Saint Augustin et tous les Pères déclarent affirmativement que la prière est toujours un effet d’une grâce efficace », leur autorité exclut qu’ils confondent une question de fait avec une question de droit. Or la « hardiesse » avec laquelle ils décident sur cette question fait l’objet d’une insistance particulière : s’il s’agissait d’une question de fait, ils n’en auraient pas décidé dogmatiquement et universellement. Conséquence : la question n’est pas une question de fait. C’est une question de droit ; « il s’ensuit nécessairement de cette affirmation universelle que ceux qui n’ont pas la prière n’ont pas un pouvoir prochain pour prier ». Conclusion : ceux qui n’ont pas la prière n’ont pas un pouvoir prochain pour prier (Lettre sur la possibilité des commandements, L6, § 17, OC III, éd. J. Mesnard, p. 697-698.). L’objection doit être rejetée.

Le raisonnement du présent fragment procède aussi du fait au droit : de la constatation de fait qu’il n’existe aucune loi universelle sur la terre, et du principe que si l’homme connaissait la justice, il l’aurait imposée partout, il découle, qu’il ne la connaît pas, et par conséquent qu’il n’est pas capable de l’instituer.

 

Trois degrés d’élévation du pôle… Élévation : voir Régis Pierre Sylvain, Cours entier de Philosophie, II, p. 9. « Ce qu’on appelle ainsi n’est que l’arc d’un méridien compris entre le Pôle et l’Horizon. L’élévation de l’Équateur n’est aussi que l’arc d’un méridien compris entre l’Équateur et l’Horizon ». Voir Ozanam Jacques, Dictionnaire des mathématiques, Amsterdam, Huguetan, 1681, p. 203, indique aussi que l’élévation, ou « la hauteur du pôle est l’arc du méridien compris entre le pôle et l’horizon » ; « cet arc est toujours égal à la latitude du lieu, laquelle n’est autre chose que l’arc du méridien compris entre l’Équateur et le zénith de ce lieu. L’expression est ici d’une précision technique : voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 3e édition, Paris, SEDES-CDU, 1999, p. 188 : par rapport à la latitude de Paris, deux degrés d’élévation du pôle ne permettent pas de quitter la France ; mais trois degrés conduisent aux Pays-Bas ou en Angleterre.

 

en peu d’années de possession les lois fondamentales changent.

 

Après la variété des lois considérée dans l’espace, Pascal l’envisage dans la dimension du temps. Année de possession est dans Montaigne, Essais, II, XII, éd. Balsamo et alii, p. 614 : « Et chez nous ici, j’ai vu telle chose qui nous était capitale, devenir légitime : et nous qui en tenons d’autres, sommes à mêmes, selon l’incertitude de la fortune guerrière, d’être un jour criminels de lèse majesté humaine et divine, notre justice tombant à la merci de l’injustice : et en l’espace de peu d’années de possession, prenant une essence contraire ».

Voir De Fontette François, Vocabulaire juridique, Paris, Presses Universitaires de France, 1988, p. 95. Maîtrise de fait exercée sur un bien corporel avec l’intention d’exercer un droit réel. Possession d’état : situation de fait apparente qui laisse présumer la situation de droit correspondante et qui comporte trois éléments : 1. nomen, c’est-à-dire le fait de porter le nom qui désigne cet état ; 2. tractatus, c’est le fait d’être traité comme ayant l’état dont il s’agit ; 3. fama, c’est le fait d’être considéré par le public comme ayant l’état en question. Être en possession de signifie, selon Richelet, avoir coutume de… C’est sans doute en ce sens qu’il faut entendre le texte. Furetière donne pour définition juridique : titre de fait ou de droit que l’on a pour jouir de quelque bien.

 

Lire le dossier sur les lois fondamentales…

 

Le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime.

 

Un tel crime : quel est le sens de tel ? L’indication semble reposer sur des connaissances partagées. En tout cas, Port-Royal supprime la mention, probablement parce que les éditeurs ne voient pas bien à quoi correspond la formule.

Sur le phénomène astrologique en question, voir Labrousse Élisabeth, L’entrée de Saturne au Lion. L’éclipse du Soleil du 12 août 1654, The Hague, Martinus Nijhoff, 1974. Au temps de Pascal, Saturne est la plus lointaine planète connue, et la plus longue à parcourir son orbite, soit 29 ans et 167 jours. Le cycle est donc de près de 30 ans. A l’occasion de l’éclipse du Soleil du 12 août 1654, le docteur Andreas Argolin, astrologue, avait publié des pronostics effrayants, sous le titre de Prédiction merveilleuse du sieur Andréas, astrologue et mathématicien de Padoue, sur l’éclipse de soleil qui se fera le douzième jour d’août 1654, Paris, 1654, la peur de la fin du monde se répandit à Paris. Voir la note de l’édition des Œuvres complètes de Pascal de M. Le Guern, II, Pléiade, p. 1333. L’éclipse avait un caractère effrayant du fait que le soleil allait se trouver à cette date avec deux planètes maléfiques, Saturne et Mars, dans le signe du Lion, ce qui ne s’était pas produit, disait-on, depuis le Déluge. Les réactions ont été vives dans les milieux religieux et savants. Claude Auvry, vicaire du cardinal Barberini, grand aumônier de France, demanda à Gassendi d’y remédier par un écrit. La brochure de 16 pages est datée du 20 juillet, Sentiments sur l’éclipse qui doit arriver le 12. Du mois d’août prochain. Pour servir de réfutation aux faussetés qui ont été publiées sous le nom du Docteur Andreas. A Paris, de l’imprimerie d’Antoine Vitré, MDCLIV. L’écrit du docteur Andreas et la riposte de Gassendi se trouvent à la bibliothèque de Clermont, R 1037, pièce XXXI, avec une note manuscrite difficilement lisible dont on a supposé qu’elle est de Pascal. Voir OC I, p. 276, qui présente cette attribution comme une hypothèse. Selon M. Le Guern, P. de Marca a aussi demandé un ouvrage à Pierre Petit, qui a écrit L’éclipse du soleil du 12 août 1654 ou raisonnements contre ses pronostiques, Paris, Alexandre Lesselin, 1654. Wallis a composé un compte rendu de l’éclipse, dépourvu de toute indication astrologique. On trouve aussi dans la correspondance de Huygens des lettres relatives à cette éclipse. Voir Huygens Christian, Œuvres, I, p. 291 sq., lettre à son frère Christian Huygens du 10 août : la perspective de l’éclipse effraie beaucoup de monde. Et p. 297, la lettre de Kinner a Löwenthurn à Huygens du16 septembre 1654, qui donne des renseignements sur l’éclipse.

La mention d’un crime pose un problème. Les prédictions du Docteur Andréas aurait comporté l’annonce de la chute des autorités politiques et de nombreuses catastrophes pour la chrétienté. Cela n’est toutefois pas équivalent de ce qu’indique le fragment de Pascal sur la datation d’un crime. On ignore l’événement de droit ou de crime qui a donné lieu à cette note. Il n’y en a peut-être pas : Pascal voudrait alors prendre cette conjonction astrologique comme exemple d’une manière fantaisiste de dater les événements humains.

Pascal a peut-être eu en tête les controverses jansénistes. Voir Hermant, Mémoires, Livre XII, ch. XIV, éd. Gazier, t. 2, p. 568 sq. Le récit présente l’intérêt de signaler le rapport de l’affaire de l’éclipse avec l’histoire du jansénisme. « Ceux qui se servaient du fantôme du jansénisme à toutes sortes d’usages crurent qu’ils ne devaient pas négliger en cette rencontre de s’ériger en prophètes » : on prédit que le jansénisme, hérésie abominable n’a plus que pour deux ans à se maintenir « pendant lesquels elle serait vigoureusement combattue par tous ceux qui avaient du zèle pour la foi ». Il y a eu, après le décret de l’Inquisition du 23 avril 1654, un grand nombre d’ouvrages publiés par les ennemis de Port-Royal. Le 4 juillet 1654, le roi, ayant reçu la bulle Cum occasione, rend une déclaration enjoignant aux évêques de la faire recevoir. Les Inconvénients d’État du jansénisme de Léonard de Marandé, dont l’achevé d’imprimer est du 4 juillet 1654, tendent effectivement à faire du jansénisme un crime d’État. Mais ce ne peut être en l’état actuel qu’une hypothèse.

 

Plaisante justice qu’une rivière borne !

 

Plaisante justice : voir Croquette, Pascal et Montaigne, p. 119, n. 32. Crime vient de Montaigne.

Le fragment fait écho à Vanité 37 (Laf. 51, Sel. 84) dont l’idée est reprise un peu plus bas. Pourquoi me tuez-vous ? - Et quoi ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté je serais un assassin, et cela serait injuste de vous tuer de la sorte. Mais puisque vous demeurez de l’autre côté je suis un brave et cela est juste.

Mesnard Jean, « Achèvement et inachèvement dans les Pensées de Pascal », Studi francesi, 143, anno XLVIII, maggio-agosto 2004, p. 300-320. Voir p. 308, sur l’ironie de la représentation de la frontière par l’eau, qui, s’écoulant sans cesse, est comme n’existant pas.

 

Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.

 

La remarque est précise et concrète. Au nord des Pyrénées, la France n’est pas pays d’Inquisition, alors que l’Espagne subit l’Inquisition.

Cette formule doit être opposée à celle de la lettre à Fermat du 29 juillet 1654, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1137 : « Je vois bien que la vérité est la même à Toulouse et à Paris ». Il est vrai que Toulouse est en deçà des Pyrénées.

Pintard René, Le libertinage érudit..., p. 507. La Mothe le Vayer. Exemples de variations dans les mœurs. Voir les Dialogues d’Orasius Tubero, éd. 1716, t. 1, p. 30-42, 120-134, 135-160, 269-279. « Il n’y a rien de si frivole qui ne soit en quelque part très importante ; il n’y a folie, pourvu qu’elle soit bien suivie, qui ne passe pour sages ; il n’y a vertu qui ne soit prise pour un vice, ni vice qui ne tient lieu de vertu ailleurs. » Voir aussi p. 536 : sur La Mothe le Vayer : « étrange et ridicule morale, que les Alpes et les Pyrénées diversifient ». Voir Soliloques sceptiques, Paris, Bilaine, 1670, p. 24. Il n’y a probablement pas à chercher de liaison entre Pascal et Le Vayer.

Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique, III, XX, a, 1, éd. Clair et Girbal, p. 261 sq. Des sophismes d’amour-propre, d’intérêt et de passion, § 1. « Nous jugeons des choses non par ce qu’elles sont en elles-mêmes ; mas par ce qu’elles sont à notre égard ; et la vérité et l’utilité ne sont pour nous qu’une même chose. Il n’en faut point d’autres preuves que ce que nous voyons tous les jours, que des choses tenues partout ailleurs pour douteuses, ou même pour fausses, sont tenues pour très certaines par tous ceux d’une nation ou d’une profession, ou d’un Institut : car n’étant pas possible que ce qui est vrai en Espagne, soit faux en France, ni que l’esprit de tous les Espagnols soit si différemment tourné de celui de tous les Français, qu’à ne juger des choses que par les règles de la raison, ce qui paraît vrai généralement aux uns, paraisse faux généralement aux autres ; il est visible que cette diversité de jugement ne peut venir d’autre cause, sinon qu’il plaît aux uns de tenir pour vrai ce qui leur est avantageux, et que les autres n’y ayant point d’intérêt, en jugent d’une autre sorte. »