Fragment Morale chrétienne n° 1 / 25  – Papier original : RO 412-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Morale n° 361 p. 177 / C2 : p. 209

Éditions de Port-Royal : Chap. III - Veritable Religion prouvée par les contrarietez : 1669 et janvier 1670 p. 43  / 1678 n° 16 p. 45-46

Éditions savantes : Faugère II, 145, X / Havet XII.13 / Brunschvicg 537 / Tourneur p. 290-1 / Le Guern 332 / Lafuma 351 / Sellier 383

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Bibliographie

 

 

BAIRD A., Studies in Pascal’s ethics, Archives internationales d’histoire des idées, series minor, 16, Nijhoff, La Haye, 1975.

ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970.

LANSON Gustave, “Les Provinciales et le livre de La Théologie morale des Jésuites”, Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1900, p. 169-195.

LAPORTE Jean, La Doctrine de Port-Royal : la Morale, 2 vol., Vrin, Paris, 1951-1952.

MESNARD Jean, “Pascal et le problème moral”, L’Information Littéraire, janv.-fév. 1966, 1, p. 1-7 ; La culture du XVIIe siècle, Paris, P. U. F., 1992, p. 355-362.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1995, p. 243.

SERRES Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, t. 2, Paris, P. U. F., 1966.

 

 

Éclaircissements

 

Le christianisme est étrange :

 

Étrange : ce qui est surprenant, rare, extraordinaire (Furetière). Le mot renvoie aux expressions de Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164) : Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradictions, quel prodige ? Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers.

Pascal a jusque là insisté sur le caractère paradoxal et « étrange » que ses contradictions confèrent à la nature humaine. Comme selon lui la religion chrétienne affirme nettement les deux aspects de grandeur et de misère de l’homme, elle revêt à son tour le même caractère. Cependant le christianisme n’est pas simplement une explication a posteriori des contradictions de la nature humaine : comme par le dogme du péché originel elle en est la source et la raison, elle peut ordonner qu’on les affirme, comme Pascal l’indique immédiatement, et qu’on en tire les conséquences pour la morale.

 

il ordonne à l’homme de reconnaître qu’il est vil et même abominable, et lui ordonne de vouloir être semblable à Dieu.

 

Vil : bas, abject, qui fait des lâchetés (Furetière).

Abominable : horrible, détestable en son genre, exécrable.

Le premier verbe ordonne est une correction immédiate, qui remplace fait reconnaître, écrit complètement. En revanche, le deuxième ordonne a été a été écrit après fait ador(er) écrit incomplètement. Voir la transcription diplomatique.

Pontas, Dictionnaire des cas de conscience ou décisions, par ordre alphabétique, des plus considérables difficultés touchant la morale et la discipline ecclésiastique, publié par l’abbé Migne, 1847, t. 1, p. 27-28. « Avoir en abomination, c’est éprouver, soit pour une personne, soit pour une chose, le plus vif sentiment d’horreur. Les théologiens distinguent une haine d’inimitié par laquelle nous voulons du mal à ceux qui nous déplaisent, en tant que c’est un mal pour eux ; cette haine est de sa nature péché mortel ; et la haine d’abomination, par laquelle nous détestons les personnes qui nous déplaisent à cause du mal qu’elles nous font. L’abomination considérée comme action est tantôt morale, tantôt religieuse. »

Voir Le mystère de Jésus (Laf. 919, Sel. 751). Je vois mon abîme d’orgueil, de curiosité, de concupiscence. Il n’y a nul rapport de moi à Dieu, ni à J.-C. juste. Mais il a été fait péché pour moi. Tous vos fléaux sont tombés sur lui. Il est plus abominable que moi, et loin de m’abhorrer il se tient honoré que j’aille à lui et le secoure. Mais il s’est guéri lui-même et me guérira à plus forte raison. » Et plus bas : « Ne te compare point aux autres, mais à moi. Si tu ne m’y trouves pas dans ceux où tu te compares tu te compares à un abominable. Si tu m’y trouves, compare-t-y ; mais qu’y compareras-tu ? sera-ce toi ou moi dans toi ? si c’est toi c’est un abominable, si c’est moi tu compares moi à moi. Or je suis Dieu en tout.

Les deux injonctions du christianisme que Pascal mentionne sont préfigurées par celles que les différentes écoles philosophiques ont adressées aux hommes.

Il ordonne à l’homme de reconnaître qu’il est vil et même abominable : c’est en substance ce que disent les pyrrhoniens et les épicuriens, qui comparent la nature de l’homme à celle de la bête. Cependant, de quelque mépris qu’ils aient témoigné pour la faiblesse de l’homme, les philosophes n’ont pas été jusqu’à le dire abominable. C’est le christianisme seul qui l’affirme, en considération de la gravité du péché originel et de ses conséquences.

Il lui ordonne de vouloir être semblable à Dieu : c’est en substance ce que veulent les Stoïciens. Pascal précise ce point dans l’Entretien avec M. de Sacy, à propos d’Épictète : « Épictète, lui dit-il, est un des philosophes du monde qui aient mieux connu les devoirs de l’homme. Il veut avant toutes choses, qu’il regarde Dieu comme son principal objet ; qu’il soit persuadé qu’il gouverne tout avec justice ; qu’il se soumette à lui de bon cœur, et qu’il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu’avec une très grande sagesse : qu’ainsi, cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement tous les événements les plus fâcheux. [...] Ayez tous les jours devant les yeux la mort et les maux qui semblent les plus insupportables et jamais vous ne penserez rien de bas, et ne désirerez rien avec excès. Il montre aussi en mille manières ce que doit faire l’homme. Il veut qu’il soit humble, qu’il cache ses bonnes résolutions, surtout dans les commencements, et qu’il les accomplisse en secret : rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse point de répéter que toute l’étude et le désir de l’homme doit être de reconnaître la volonté de Dieu et de la suivre. »

Mais comme ils ne les affirmaient jamais simultanément, les philosophes étaient incapables de répondre à ce que demande la nature de l’homme considérée dans son entier :

Dossier de travail (Laf. 398, Sel. 17). Les philosophes ne prescrivaient point des sentiments proportionnés aux deux états.

Ils inspiraient des mouvements de grandeur pure et ce n’est pas l’état de l’homme.

Ils inspiraient des mouvements de bassesse pure et ce n’est pas l’état de l’homme.

Il faut des mouvements de bassesse, non de nature, mais de pénitence non pour y demeurer mais pour aller à la grandeur. Il faut des mouvements de grandeur, non de mérite mais de grâce et après avoir passé par la bassesse.

Pascal souligne par exemple dans l’Entretien avec M. de Sacy à quels excès conduit la doctrine d’Épictète :

« Voilà, Monsieur, dit M. Pascal à M. de Saci, les lumières de ce grand esprit qui a si bien connu les devoirs de l’homme. J’ose dire qu’il mériterait d’être adoré, s’il avait aussi bien connu son impuissance puisqu’il fallait être Dieu pour apprendre l’un et l’autre aux hommes. Aussi comme il était terre et cendre, après avoir si bien compris ce qu’on doit, voici comment il se perd dans la présomption de ce qu’on peut. Il dit que Dieu a donné à l’homme les moyens de s’acquitter de toutes ses obligations, que ces moyens sont en notre puissance ; qu’il faut chercher la félicité par les choses qui sont en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a données à cette fin ; qu’il faut voir ce qu’il y a en nous de libre ; que les biens, la vie, l’estime ne sont pas en notre puissance, et ne mènent donc pas à Dieu, mais que l’esprit ne peut être forcé de croire ce qu’il sait être faux, ni la volonté d’aimer ce qu’elle sait qui la rend malheureuse ; que ces deux puissances sont donc libres, et que c’est par elles que nous pouvons nous rendre parfaits ; que l’homme peut par ces puissances parfaitement connaître Dieu, l’aimer, lui obéir, lui plaire, se guérir de tous ses vices, acquérir toutes les vertus, se rendre saint ainsi et compagnon de Dieu. Ces principes d’une superbe diabolique le conduisent à d’autres erreurs, comme : que l’âme est une portion de la substance divine, que la douleur et la mort ne sont pas des maux ; qu’on peut se tuer quand on est si persécuté qu’on doit croire que Dieu appelle ; et d’autres ».

La preuve de la bassesse de l’homme est expliquée dans l’Entretien par l’exposé de la pensée de Montaigne.

Les doctrines des philosophes ont donc une apparence de raison, mais ne sont pas « proportionnées » à la nature de l’homme, qui n’est faite ni de grandeur pure, ni de bassesse pure. Le christianisme est « étrange », parce qu’il semble contradictoire, mais il est proportionné à la nature double de l’homme, consécutive au péché originel.

Le verbe ordonne fait écho aux injonctions de Contrariétés 1 (Laf. 119, Sel. 151) : Contrariétés. Après avoir montré la bassesse et la grandeur de l’homme. Que l’homme maintenant s’estime son prix. Qu’il s’aime, car il y a en lui une nature capable de bien ; mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu’il se méprise, parce que cette capacité est vide ; mais qu’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu’il se haïsse, qu’il s’aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité et d’être heureux ; mais il n’a point de vérité, ou constante, ou satisfaisante. Je voudrais donc porter l’homme à désirer d’en trouver, à être prêt et dégagé de passions, pour la suivre où il la trouvera, sachant combien sa connaissance s’est obscurcie par les passions ; je voudrais bien qu’il haït en soi la concupiscence qui se détermine d’elle‑même, afin qu’elle ne l’aveuglât point pour faire son choix et qu’elle ne l’arrêtât point quand il aura choisi.

Contrariétés 3 (Laf. 121, Sel. 153). Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Et il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre, mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre.

Contrariétés 4 (Laf. 121, Sel. 154). Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre.

La critique de la position des philosophes sur ce sujet est donnée dans le fragment Dossier de travail (Laf. 398, Sel. 17).

Ceux qui, par extraordinaire, ont compris la dualité de la nature humaine, sans l’aide de la Révélation, l’ont expliquée par l’hypothèse aberrante que l’homme a deux âmes :

Laf. 629, Sel. 522. Cette duplicité de l’homme est si visible qu’il y en a qui ont pensé que nous avions deux âmes. Un sujet simple leur paraissant incapable de telles et si soudaines variétés, d’une présomption démesurée à un horrible abattement de cœur.

 

Sans un tel contrepoids cette élévation le rendrait horriblement vain, ou cet abaissement le rendrait horriblement abject.

 

Abjection : condition servile qui fait tomber une personne dans le mépris. Abject : méprisable, dont on ne tient pas de compte. Il se dit surtout de la naissance et de la profession. On le dit aussi de l’esprit, du cœur. C’est un esprit vil et abject. Le mot renvoie à l’idée de bassesse, que l’on trouve dans le fragment Misère 1 (Laf. 53, Sel. 86), ou dans Transition 4 (Laf. 119, Sel. 151). Après avoir montré la bassesse et la grandeur de l’homme. Voir aussi les expressions de Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164) : Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradictions, quel prodige ? Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers.

Second volet de l’argument : tout « étrange » qu’elle paraisse, la double injonction évite à l’homme de sombrer dans les vices qu’entraîne l’ignorance d’une des branches de l’alternative. Ce thème a été annoncé par les fragments suivants :

Morale chrétienne 2 (Laf. 352, Sel. 384). La misère persuade le désespoir. L’orgueil persuade la présomption.

Contrariétés 3 (Laf. 121, Sel. 153). Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Et il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre, mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre.

Laf. 674, Sel. 553. Nous ne nous soutenons pas dans la vertu par notre propre force, mais par le contrepoids de deux vices opposés, comme nous demeurons debout entre deux vents contraires. Ôtez un de ces vices nous tombons dans l’autre.

Contrepoids, élévation et abaissement sont des termes métaphoriques, qui conviennent au mécanisme d’une balance, pour signifier une réalité morale. Michel Serres en a tiré un rapprochement de ce fragment avec la physique de Pascal, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, t. 2, p. 703, qui fait de la balance l’un des modèles de la condition humaine.

L’Entretien avec M. de Sacy explique en quoi consiste l’avantage que la religion chrétienne trouve dans l’affirmation de cette double nature de l’homme.

« Il me semble que la source des erreurs de ces deux sectes [...] est de n’avoir pas su que l’état de l’homme à présent diffère de celui de sa création, de sorte que l’un remarquant quelques traces de sa première grandeur, et ignorant sa corruption, a traité la nature comme saine et sans besoin de réparateur, ce qui le mène au comble de la superbe ; au lieu que l’autre, éprouvant la misère présente et ignorant la première dignité, traite la nature comme nécessairement infirme et irréparable, ce qui le précipite dans le désespoir d’arriver à un véritable bien, et de là dans une extrême lâcheté. Ainsi ces deux états qu’il fallait connaître ensemble pour voir toute la vérité, étant connus séparément, conduisent nécessairement à l’un de ces deux vices, d’orgueil et de paresse, où sont infailliblement tous les hommes avant la grâce puisque s’ils ne demeurent dans leurs désordres par lâcheté, ils en sortent par vanité, tant il est vrai ce que vous venez de me dire de saint Augustin, et que je trouve d’une grande étendue. »

« C’est donc de ces lumières imparfaites qu’il arrive que l’un, connaissant les devoirs de l’homme et ignorant son impuissance, se perd dans la présomption, et que l’autre, connaissant l’impuissance et non le devoir, il s’abat dans la lâcheté ; d’où il semble que, puisque l’un conduit à la vérité, l’autre à l’erreur, l’on formerait en les alliant une morale parfaite. Mais, au lieu de cette paix, il ne résulterait de leur assemblage qu’une guerre et qu’une destruction générale : car l’un établissant la certitude, l’autre le doute, l’un la grandeur de l’homme, l’autre sa faiblesse, ils ruinent la vérité aussi bien que les faussetés l’un de l’autre. De sorte qu’ils ne peuvent subsister seuls à cause de leurs défauts, ni s’unir à cause de leurs oppositions et qu’ainsi ils se brisent et s’anéantissent pour faire place à la vérité de l’Évangile. C’est elle qui accorde les contrariétés par un art tout divin, et, unissant tout ce qui est de vrai et chassant tout ce qui est de faux elle en fait une sagesse véritablement céleste où s’accordent ces opposés qui étaient incompatibles dans ces doctrines humaines. Et la raison en est que ces sages du monde placent les contraires dans un même sujet ; car l’un attribuait la grandeur à la nature et l’autre la faiblesse à cette même nature, ce qui ne pouvait subsister ; au lieu que la foi nous apprend à les mettre en des sujets différents : tout ce qu’il y a d’infirme appartenant à la nature, tout ce qu’il y a de puissant appartenant à la grâce. Voilà l’union étonnante et nouvelle que Dieu seul pouvait enseigner, et que lui seul pouvait faire, et qui n’est qu’une image et qu’un effet de l’union ineffable de deux natures dans la seule personne d’un Homme-Dieu. »

Le fragment Morale chrétienne 4 (Laf. 354, Sel. 386) approfondit le problème en s’élevant au plan théologique : il n’y a point de doctrine plus propre à l’homme que celle-là qui l’instruit de sa double capacité de recevoir et de perdre la grâce à cause du double péril où il est toujours exposé de désespoir ou d’orgueil.