Fragment Morale chrétienne n° 21 / 25 – Papier original : RO 149-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Morale n° 367 p. 181-181 v° / C2 : p. 214-215
Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 275-276 / 1678 n° 3, 5 et 8 p. 268-271
Éditions savantes : Faugère II, 379, XLV / Havet XXIV.59 bis et ter / Brunschvicg 483 / Tourneur p. 293-4 / Le Guern 352 / Lafuma 372 / Sellier 404
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Bibliographie ✍
CHINARD Gilbert, En lisant Pascal, Lille, Giard, Genève, Droz, 1948. ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 488 sq. FERREYROLLES Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, P. U. F., 1984. FRIGO Alberto, “Pascal et les membres pensants : penser l’Église, régler l’amour”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 32, 2010, p. 56-60. HELLER Lane-M., “La perfection chrétienne dans la spiritualité de Pascal”, in HELLER L. M., et RICHMOND I. M., Pascal. Thématique des Pensées, Paris, Vrin, 1988, p. 93-104. ICARD Simon, Port-Royal et saint Bernard de Clairvaux (1608-1709), Paris, Champion, 2010. LE GUERN Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, Paris, Klincksieck, 1983. MAGNARD Pierre, “Un corps plein de membres pensants”, Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, n° 2, avril-juin 2000, 1137, p. 193-200. MARION Jean-Luc, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, P. U. F., 1986. McKENNA Antony, “Pascal et le corps humain”, XVIIe siècle, n° 177, octobre-décembre 1992, p. 481-494. MESNARD Jean, “Universalité de Pascal”, Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 335-356. MESNARD Jean, “Pascal et le problème moral”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, P. U. F., 1992, p. 355-362. MESNARD Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, P. U. F., 1992, p. 405-413. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd. Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 245 sq. MEURILLON Christian, “Clefs pour le lexique des Pensées. L’exemple de corps”, in GOYET Thérèse (dir.), L’accès aux Pensées de Pascal, Paris, Klincksieck, 1993, p. 125-143. PÉROUSE Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009. SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010. STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007. THIROUIN Laurent, “Le moi haïssable, une formule équivoque”, in BEHRENS Rudolf, GIPPER Andreas, MELLINGHOFF-BOURGERIE Viviane (dir.), Croisements d’anthropologies. Pascals Pensées im Geflecht der Anthropologien, Universitätvelag, Heidelberg, 2005, p. 217-247. |
✧ Éclaircissements
Être membre est n’avoir de vie, d’être et de mouvement que par l’esprit du corps et pour le corps.
Actes des Apôtres, XVII, 28. « C’est en [Dieu] que nous avons la vie, le mouvement et l’être ».
C’est à la fois une définition nominale et une image. Noter l’usage rationnel de l’imagination qui permet une analogie entre l’ordre des corps et l’ordre de la charité. L’imagination n’est pas toujours trompeuse pour Pascal. Voir sur ce point Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995, p. 187 sq.
Sur les différents aspects de l’idée de corps chez Pascal, voir ✍
McKenna Antony, “Pascal et le corps humain”, XVIIe siècle, n° 177, octobre-décembre 1992, p. 481-494.
Meurillon Christian, “Clefs pour le lexique des Pensées. L’exemple de corps”, in Goyet Thérèse (dir.), L’accès aux Pensées de Pascal, p. 125-143.
Le Guern Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, p. 146 sq. Voir p. 148-149 sur la fonction explicative de l’image du corps et des membres dans le présent fragment.
L’esprit du corps : formule paradoxale. Le mot se dit, selon Furetière, de l’intelligence d’une chose, du motif qui la fait agir. Le sens est proche de celui du mot intention, mais au sens le plus général.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd. Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 245 sq. Origines de l’image, dans l’apologue des membres et de l’estomac, de l’idée paulinienne du corps mystique du Christ, qui se complète par celle de la communion des saints. L’image du corps plein de membres pensants, définit l’union qui doit régner entre l’homme et Dieu, donne aussi le modèle de la société parfaite. On aboutit à l’idée de la Cité de Dieu : p. 247.
Mesnard Jean, “Pascal et le problème moral”, in La culture du XVIIe siècle, p. 361. Le corps plein de membres pensants. L’amour de soi porte chaque membre à retenir toute la nourriture, attitude injuste, c’est-à-dire contraire à l’ordre des choses, bouleversé par le péché, et ruineuse, puisqu’en nuisant au corps, le membre se nuit à lui-même. Chaque membre doit conformer sa volonté à celle du corps. Pascal a dans l’idée le grand symbole du Corps mystique et songe à tout ce courant de la grâce qui circule entre le Christ qui en est la tête et les chrétiens qui en sont les membres.
Morale chrétienne 18 (Laf. 368, Sel. 401). Membres. Commencer par là. Pour régler l’amour qu’on se doit à soi-même il faut s’imaginer un corps plein de membres pensants, car nous sommes membres du tout, et voir comment chaque membre devrait s’aimer, etc.
Le membre séparé ne voyant plus le corps auquel il appartient n’a plus qu’un être périssant et mourant. Cependant il croit être un tout et, ne se voyant point de corps dont il dépende, il croit ne dépendre que de soi et veut se faire centre et corps lui‑même. Mais n’ayant point en soi de principe de vie, il ne fait que s’égarer et s’étonne dans l’incertitude de son être, sentant bien qu’il n’est pas corps, et cependant ne voyant point qu’il soit membre d’un corps.
Le Guern Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, p. 148. Image des membres et du corps. ✍
Un corps plein de membres pensants : Magnard Pierre, “Un corps plein de membres pensants”, p. 193-200. ✍
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 451 sq. Voir n. 50 pour les références dans l’œuvre de Pascal. ✍
Morale chrétienne 19 (Laf. 370, Sel. 402). Pour faire que les membres soient heureux il faut qu’ils aient une volonté et qu’ils la conforment au corps.
L’apologue des membres et de l’estomac est supposé avoir été développé par Menenius Agrippa dans les premiers temps de Rome, pour ramener au calme la plèbe en colère qui s’était retirée sur l’Aventin. Voir Tite-Live, Histoire romaine, XXXII. « On décida d’envoyer aux plébéiens un député, Menenius Agrippa, homme éloquent, agréable au peuple dont il tenait ses origines. Introduit au camp, il usa du langage simple et grossier des temps anciens pour raconter la fable suivante : Autrefois, quand le corps humain ne formait pas encore, comme de nos jours, un ensemble homogène et que chacun de ses membres avait son opinion à lui et sa propre façon de parler, ils se montrèrent indignés que tous leurs efforts et toutes leurs peines n’eussent d’autre but que de contenter le ventre tandis que celui-ci, oisif au milieu d’eux, n’avait qu’à jouir des plaisirs qui lui étaient procurés. Ils s’engagèrent donc, les mains à ne plus les recevoir, les dents à ne plus les broyer. Eh bien, au lieu de réduire le ventre par la faim, leur colère les fit tomber d’eux-mêmes, et le corps tout entier, dans un complet épuisement. Ils comprirent alors que le ventre avait, lui aussi, sa tâche à remplir, que, nourri par les autres membres, il les nourrissait eux-mêmes en leur faisant parvenir le sang, source de la vie et de la force, après l’avoir préparé pour la digestion ». Voir d’autres références dans Historiens romains, I, éd. G. Walter, Pléiade, p. 871.
Toutefois, les différences avec le texte de Pascal sont nombreuses. Celui-ci supprime l’idée qu’un membre particulier, en l’occurrence l’estomac, suscite la jalousie des autres parce qu’il profite apparemment de leur travail. C’est l’idée du tout du corps qui, dans la fable que Pascal emprunte à saint Paul, prend la place centrale. D’autre part, la figure des membres et du corps telle qu’elle se trouve chez Pascal n’a pas de signification politique, mais seulement une signification spirituelle.
La comparaison des membres et du corps est empruntée à saint Paul, I Corinthiens, XII, 12 sq. « Et comme notre corps, n’étant qu’un, est composé de plusieurs membres, et qu’encore qu’il y ait plusieurs membres, ils ne font tous néanmoins qu’un même corps, il en est de même du Christ. 13. Car nous avons tous été baptisés dans le même Esprit, pour n’être tous ensemble qu’un même corps, soit Juifs ou gentils, soit esclaves ou libres. Et nous avons tous reçu un divin breuvage, pour n’être tous aussi qu’un même esprit. 14. Aussi le corps n’est pas un seul membre, mais plusieurs. 15. Si le pied disait : Puisque je ne suis pas la main, je ne suis pas du corps, ne serait-il point pour cela du corps ? 16. Et si l’oreille disait : Puisque je ne suis pas l’œil, je ne suis pas du corps, ne serait-elle point pour cela du corps ? 17. Si tout le corps était œil, où serait l’ouïe ? Et s’il était tout ouïe, où serait l’odorat ? 18. Mais Dieu a mis dans le corps plusieursmembres, et il les y a placés comme il lui a plu. 19. Si tous les membres n’étaient qu’un seul membre, où serait le corps ? 20. Mais il y a plusieurs membres, et tous ne font qu’un seul corps. 21. Or l’œil ne peut pas dire à la main : Je n’ai pas besoin de votre secours ; non plus que la tête ne peut dire aux pieds : Vous ne m’êtes point nécessaires. 22. Mais au contraire les membres du corps qui paraissent les plus faibles sont les plus nécessaires. 23. Nous honorons même davantage par nos vêtements les parties du corps qui paraissent les moins honorables ; et nous couvrons avec plus de soin et d’honnêteté celles qui sont moins honnêtes. 24. Car pour celles qui sont honnêtes, elles n’en ont pas besoin : mais Dieu a mis un tel ordre dans tout le corps, qu’on honore davantage ce qui est moins honorable de soi-même ; 25. Afin qu’il n’y ait point de schisme, ni de division dans le corps, mais que tous les membres conspirent mutuellement à s’entraider les uns les autres. 26. Et si l’un des membres souffre, tous les autres souffrent avec lui : ou si l’un des membres reçoit de l’honneur, tous les autres s’en réjouissent avec lui. 27. Or vous êtes le corps de Jésus-Christ, et membres les uns des autres » (traduction de la Bible de Port-Royal).
Commentaire de la Bible de Port-Royal : « Car comme dans un seul corps humain nous avons plusieurs membres, c’est-à-dire, plusieurs parties et facultés internes et externes, et que tous ces membres n’ont pas une même fonction, les uns servant immédiatement aux fonctions de l’esprit, les autres, aux opérations animales, les autres aux opérations vitales, et étant placées différemment selon leurs divers usages.
L’Apôtre ne dit pas dans ce verset que chaque membre du corps humain ait des fonctions différentes, ce qui ne serait pas vrai, puisqu’y en a plusieurs qui ont une même espèce de fonctions, comme les yeux, les mains, les pieds et généralement tous les membres que Dieu a faits pour la symétrie du corps, et pour mieux pourvoir à sa conservation, mais il dit seulement ; que tous les membres de ce corps n’ont pas la même fonction : ce qui est une proposition toute différente et très claire d’elle-même. »
Voir le commentaire de saint Augustin, Commentaire de la première épître de saint Jean, X, 3, éd. Agaësse, Paris, Cerf, 1961, p. 413-417, À quoi nous aimons les fils de Dieu.
L’idée que l’homme appartient à un ensemble qui le dépasse, sur lequel il doit se régler, se trouve chez les stoïciens. Voir Épictète, Propos, II, 10. Sur la profession de citoyen qui doit avoir égard à la commodité du corps.
Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 187 sq., voit dans l’expression membre pensant un rappel de la définition du corps mystique chez saint Paul, formulé en termes cartésiens. L’adjectif pensant fait référence à la qualité caractéristique du sujet, qui est res cogitans. D’autre part le modèle de l’amour de soi comme partie du tout est essentiel dans Les passions de l’âme comme dans plusieurs lettres de Descartes sur la morale que Pascal pouvait connaître grâce à l’édition procurée par Clerselier : p. 188. L’auteur cite des textes qui rendent compte de cette irruption du modèle cartésien dans la définition de la charité. Mais Pascal retourne contre l’idéal cartésien le propre vocabulaire de Descartes. Voir la note qui suit.
On retrouve cette même image dans les ouvrages des penseurs politiques de l’époque classique. Voir Chinard, En lisant Pascal, p. 62 sq. c’est un lieu commun d’origine juridique, qui a chez Pascal des interférence scripturaires ; on le trouve chez Cicéron, Hobbes, Grotius (Droit de la guerre et de la paix I, ch. 2, p. 69). Chinard propose des rapprochements entre Pascal et Hobbes sur les membres et le corps, ainsi que des rapprochements avec Grotius : p. 63.
Chez Pascal, la signification de l’image du corps et des membres répond à l’idée du corps mystique de Jésus constitué par l’Église. Sur l’Église comme corps dont les fidèles sont les membres, voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, II, Livre V, Le traité de l’Église, p. 144 sq.
Lettre du 17 octobre 1651, OC II, éd. J. Mesnard, p. 853. « Nous savons que ce qui est arrivé en Jésus-Christ doit arriver en tous ses membres ».
Orcibal Jean, La Spiritualité de Saint-Cyran avec ses écrits de piété inédits, Les Origines du jansénisme, V, Vrin, Paris, 1962, p. 18. Le corps mystique. Rattachement de tous les saints dans l’esprit du Père. Bibliographie sur le corps mystique, p. 18, n. 48. Voir p. 19 : nous sommes « Christs et une même chose avec lui », « un même esprit et un même corps », « une même personne » dès ce monde. Voir p. 98 sq. : corps mystique et Église primitive. Voir p. 170 : union avec Jésus qui forme l’incorporation et l’unité des fidèles ; même thème p. 203. Unité malgré l’infinie variété de ses membres.
Frigo Alberto, “Pascal et les membres pensants : penser l’Église, régler l’amour”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 32, 2010, p. 56-60. Sur l’évolution de la notion de corps mystique. Pascal et le renouvellement de la réflexion ecclésiologique sur le corps mystique : p. 58 sq.
Cette image ne soutient pas une intention d’exclusion, mais au contraire d’union. Voir le Cinquième écrit des Curés de Paris, in Provinciales, éd. Cognet, p. 439-442. Sur le fait que les chrétiens doivent se souvenir que les Jésuites, quels que soient leurs égarements, font toujours partie du corps de l’Église.
Il faut cependant se rappeler que la compagnie de Jésus, dans les Provinciales et les Écrits des curés de Paris, est présentée comme un corps lui aussi plein de membres pensants, et animée par une seule et même volonté. Voir surtout le Sixième écrit des curés de Paris ou l’on fait voir, par la dernière pièce des jésuites, que leur société entière est résolue de ne point condamner l’apologie ; et où l’on montre par plusieurs exemples, que c’est un principe des plus fermes de la conduite de ces pères de défendre en corps les sentiments de leurs docteurs particuliers.
Descotes Dominique, “La conclusion du projet d’Apologie de Pascal”, 51 sq. Thème classique des membres et du corps, mais original dans son traitement par Pascal, principalement par la préparation souterraine de l’image et par l’intégration dans l’image de certaines anomalies qui en marquent le caractère figuratif : p. 51. Conformité de cette technique avec la pensée de Pascal sur les figuratifs.
Il ne fait que s’égarer et s’étonne dans l’incertitude de son être : cette formule fait écho au discours de l’esprit fort inconscient dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste.
[...] Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir ; mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter.
Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais où je vais ; et je sais seulement qu’en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse et d’incertitude. Et, de tout cela, je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m’arriver. Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes ; mais je n’en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher ; et après, en traitant avec mépris ceux qui se travailleront de ce soin, [...] je veux aller, sans prévoyance et sans crainte, tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort, dans l’incertitude de l’éternité de ma condition future.
L’injustice qu’il y a à exiger l’amour des autres pour soi est une conséquence du principe que tout faire « tendre à soi » est « contre tout ordre » : voir Preuves par discours I (Laf. 421, Sel. 680). Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables et indifférents, et connaissant nous et les autres nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté.
Nous naissons pourtant avec elle, nous naissons donc injustes.
Car tout tend à soi : cela est contre tout ordre.
Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l’homme.
La volonté est donc dépravée. Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes doivent tendre à un autre corps plus général dont elles sont membres. L’on doit donc tendre au général. Nous naissons donc injustes et dépravés.
Enfin quand il vient à se connaître, il est comme revenu chez soi et ne s’aime plus que pour le corps. Il plaint ses égarements passés.
L’itinéraire spirituel de ce pied a l’allure d’une parabole. Il est détaillé dans les autres fragments de la même liasse Morale chrétienne. Dans Morale chrétienne 22 (Laf. 373, Sel. 405), ce membre devient un pied : Si le pied avait toujours ignoré qu’il appartînt au corps et qu’il y eût un corps dont il dépendît, s’il n’avait eu que la connaissance et l’amour de soi et qu’il vînt à connaître qu’il appartient à un corps duquel il dépend, quel regret, quelle confusion de sa vie passée, d’avoir été inutile au corps qui lui a influé la vie, qui l’eût anéanti s’il l’eût rejeté et séparé de soi, comme il se séparait de lui. Quelles prières d’y être conservé ! et avec quelle soumission se laisserait-il gouverner à la volonté qui régit le corps, jusqu’à consentir à être retranché s’il le faut ! ou il perdrait sa qualité de membre ; car il faut que tout membre veuille bien périr pour le corps qui est le seul pour qui tout est.
Il ne pourrait pas par sa nature aimer une autre chose sinon pour soi‑même et pour se l’asservir, parce que chaque chose s’aime plus que tout.
Pascal, Lettre sur la mort de son père, OC II, éd. J. Mesnard, p. 857. Dans la situation originelle, l’homme s’aimait sans péché, et ne pouvait pas ne pas s’aimer sans péché. Il a perdu l’amour de Dieu après le péché ; seul demeure l’amour de soi : p. 857-858. Infinité de l’amour de soi, née de la place laissée par l’amour de Dieu : p. 858. L’amour propre en Adam était juste et innocent ; il est devenu criminel et immodéré à la suite du péché.
En revanche, après le péché, l’amour de soi devient coupable.
Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi.
L’amour de soi n’est pas seulement un accident : c’est une nécessité. L’homme n’est pas capable de ne pas s’aimer. Il ramène tout chose à sa propre satisfaction.
Lettre sur la mort de son père, OC II, éd. J. Mesnard, p. 857-858. « Cet amour propre s’est étendu et débordé dans le vide que l’amour de Dieu a quitté ; et ainsi il s’est aimé seul, et toutes choses pour soi, c’est-à-dire infiniment ». L’amour propre était « naturel à Adam, et juste en son innocence », de sorte que « l’homme en cet état non seulement s’aimait sans péché, mais ne pouvait pas ne point s’aimer sans péché » ; mais cet amour « est devenu criminel et immodéré, ensuite de son péché »
Mesnard Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, p. 405-413. En quel sens le moi est haïssable du point de vue anthropologique : p. 406. Il est injuste, incommode parce qu’il se fait centre de tout. Les règles de l’honnêteté qui tendent à neutraliser ou au moins à modérer cette tyrannie du moi sur les autres : p. 407. Le moi se fait centre de tout en ce sens qu’il veut être aimé ; mais est-il vraiment aimable ?, p. 408. On est haïssable par sa concupiscence et l’opposition à l’amour de Dieu : p. 411.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 144 sq. Faut-il s’aimer soi-même ?
Preuves par discours I (Laf. 421, Sel. 680). Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables et indifférents, et connaissant nous et les autres nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté.
Nous naissons pourtant avec elle, nous naissons donc injustes.
Car tout tend à soi : cela est contre tout ordre.
Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l’homme.
La volonté est donc dépravée. Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes doivent tendre à un autre corps plus général dont elles sont membres. L’on doit donc tendre au général. Nous naissons donc injustes et dépravés.
Pascal a esquissé cette mise au point sur l’amour de soi dans le fragment Contrariétés 1 (Laf. 119, Sel. 151). Que l’homme maintenant s’estime son prix, qu’il s’aime, car il y a en lui une nature capable de bien, mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu’il se méprise, parce que cette capacité est vide ; mais qu’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle ; qu’il se haïsse, qu’il s’aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité et d’être heureux ; mais il n’a point de vérité, ou constante, ou satisfaisante.
Mais en aimant le corps il s’aime soi‑même, parce qu’il n’a d’être qu’en lui, par lui et pour lui.
Mesnard Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, p. 405-413. Le moi se fait centre de tout en ce sens qu’il veut être aimé ; mais est-il vraiment aimable ?, p. 408. Le moi considéré par rapport à la charité : p. 411 sq. Dans quelle mesure l’amour de soi est légitime : p. 412. Développement de l’apologue des membres et du corps, du corps plein de membres pensants et par suite de l’image paulinienne du corps mystique : p. 412-413.
Mais Pascal ne s’en tient pas à la nécessité de la haine de soi : sur la légitimité de l’amour de soi, voir Thirouin Laurent, “Le moi haïssable, une formule équivoque”, p. 217-247. Le bon amour de soi caractérise l’état de l’homme avant la chute, où non seulement il pouvait s’aimer sans péché, mais où il le devait ; voir la Lettre sur la mort de son père, OC II, éd. J. Mesnard, p. 853. Sur l’axiome selon lequel chaque chose s’aime plus que tout : p. 238 sq. Cet axiome permet de borner la justice de l’amour que l’on sent pour soi, qui doit être équivalent à l’amour du tout pour la partie et vice versa.
Par lui, avec lui, en lui : paroles de la prière eucharistique de la messe, prononcées au moment où le prêtre présente le pain et le vin.
Qui adhaeret Deo unus spiritus est.
Écrit en addition au bas du paragraphe précédent, à droite. La citation est reprise sous une forme légèrement différente plus bas.
Saint Paul, I. Cor., VI, 17. « Mais que celui qui demeure attaché au Seigneur est un même esprit avec lui ». Commentaire de Port-Royal : « Celui qui demeure attaché au Seigneur, en qualité de membre vivant de son corps mystique, participe tellement aux qualités et aux vertus divines de Jésus-Christ qu’il semble que c’est un même esprit, et que ce n’est plus lui qui vit, mais que c’est Jésus-Christ qui vit en lui. Vivo ego, jam non ego.
Est un même esprit avec lui : c’est-à-dire n’est pas seulement uni de corps avec Jésus-Christ, mais même esprit et de volonté ; de sorte qu’il ne peut rompre cette union si étroite et si sainte que par un extrême sacrilège ».
Voir Orcibal Jean, La spiritualité de Saint-Cyran, p. 87 : « L’esprit de Dieu se saisit de telle sorte de notre esprit qu’il le pénètre, qu’il l’anime, qu’il le fait agir, et qu’il est la première cause de ses mouvements, de ses actions, et de ses pensées ».
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Le corps aime la main, et la main, si elle avait une volonté, devrait s’aimer de la même sorte que l’âme l’aime.
Cette partie et ce qui suit ont été écrites en bas du papier, d’une écriture plus serrée que ce qui précède.
L’édition de Port-Royal remplace corps par âme. Voir la remarque de Havet, éd. des Pensées, II, 1866, p. 140 : la figure du corps et des membres n’est plus alors suivie. L’âme, c’est la volonté du corps, opposée à la volonté particulière de la main.
Morale chrétienne 18 (Laf. 368, Sel. 401). Membres. Commencer par là. Pour régler l’amour qu’on se doit à soi-même il faut s’imaginer un corps plein de membres pensants, car nous sommes membres du tout, et voir comment chaque membre devrait s’aimer, etc.
Si elle avait une volonté : écho du fragment Morale chrétienne 19 (Laf. 370, Sel. 402). Pour faire que les membres soient heureux il faut qu’ils aient une volonté et qu’ils la conforment au corps.
La main [...] devrait s’aimer de la même sorte que l’âme l’aime : cette analogie repose sur le fait que dans les deux cas, l’amour doit être un amour entre partie et tout.
Cette main est remplacée par un pied dans le fragment Morale chrétienne 22 (Laf. 373, Sel. 405). Pascal dramatise la parabole de l’histoire de ce pied. Il faut n’aimer que Dieu et ne haïr que soi. Si le pied avait toujours ignoré qu’il appartînt au corps et qu’il y eût un corps dont il dépendît, s’il n’avait eu que la connaissance et l’amour de soi et qu’il vînt à connaître qu’il appartient à un corps duquel il dépend, quel regret, quelle confusion de sa vie passée, d’avoir été inutile au corps qui lui a influé la vie, qui l’eût anéanti s’il l’eût rejeté et séparé de soi, comme il se séparait de lui. Quelles prières d’y être conservé ! et avec quelle soumission se laisserait-il gouverner à la volonté qui régit le corps, jusqu’à consentir à être retranché s’il le faut ! ou il perdrait sa qualité de membre ; car il faut que tout membre veuille bien périr pour le corps qui est le seul pour qui tout est.
Il y a certainement là un écho de la parabole de l’enfant prodigue de Luc, XV, 11-24. « Il leur dit encore : Un homme avait deux enfants, 12. dont le plus jeune dit à son père : Mon père, donnez-moi ce qui doit me revenir de votre bien. Et le père leur fit le partage de son bien. 13. Peu de jours après, le plus jeune de ces deux enfants ayant amassé tout ce qu’il avait, s’en alla dans un pays étranger fort éloigné, où il dissipa tout son bien en excès et en débauches. 14. Après qu’il eut tout dépensé, une grande famine arriva en ce pays-là, et il commença à tomber en nécessité. 15. Il s’en alla donc, et s’attacha au service d’un des habitants du pays, qui l’envoya en sa maison des champs pour y garder les pourceaux. 16. Et là il eût été bien aise de remplir son ventre des écosses que les pourceaux mangeaient ; mais personne ne lui en donnait. 17. Enfin étant revenu à soi, il dit en lui-même : Combien y a-t-il dans la maison mon père de serviteurs à ses gages, qui ont plus de pain qu’il ne leur en faut ; et moi, je meurs ici de faim ! 18. Il faut que je me lève et que j’aille trouver mon père, et que je lui dise : Mon père, j’ai péché contre le ciel et contre vous ; 19. et je ne suis plus digne d’être appelé votre fils : traitez-moi comme l’un des serviteurs qui sont à vos gages. 20. Il se leva donc, et s’en vint trouver son père. Et lorsqu’il était encore bien loin, son père l’aperçut, et en fut touché de compassion ; et courant à lui, il se jeta à son cou, et le baisa. 21. Et son fils lui dit : Mon père, j’ai péché contre le ciel et contre vous ; et je ne suis plus digne d’être appelé votre fils. 22. Alors le père dit à ses serviteurs : Apportez promptement sa première robe, et l’en revêtez ; et mettez-lui un anneau au doigt, et des souliers à ses pieds ; 23. amenez aussi le veau gras, et le tuez ; mangeons et faisons bonne chère : 24. parce que mon fils que voici était mort, et il est ressuscité ; il était perdu, et il est retrouvé. Ils commencèrent donc à faire festin. »
Tout amour qui va au‑delà est injuste.
Addition en marge de gauche, avec un signe de renvoi. Elle fait apparaître la notion d’injustice, qui est absente de ce qui précède.
Preuves par discours I (Laf. 421, Sel. 680). Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables et indifférents, et connaissant nous et les autres nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté.
Nous naissons pourtant avec elle, nous naissons donc injustes.
Car tout tend à soi : cela est contre tout ordre.
Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l’homme.
La volonté est donc dépravée. Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes doivent tendre à un autre corps plus général dont elles sont membres. L’on doit donc tendre au général. Nous naissons donc injustes et dépravés.
Mesnard Jean, “Pascal et la justice à Port-Royal”, Commentaire, 121, printemps 2008, p. 163-173. ✍
Laf. 617, Sel. 510. Qui ne hait en soi son amour-propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n’est si opposé à la justice et à la vérité. Car il est faux que nous méritions cela, et il est injuste et impossible d’y arriver, puisque tous demandent la même chose. C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire.
Thirouin Laurent, “Le moi haïssable, une formule équivoque”, p. 238 sq. Sur l’axiome selon lequel chaque chose s’aime plus que tout, qui permet de borner la justice de l’amour que l’on sent pour soi, qui doit être équivalent à l’amour du tout pour la partie et vice versa.
Il faut entendre ce principe non seulement de l’amour qu’on se porte à soi-même, mais aussi de l’amour que l’on cherche à exciter pour soi chez les autres.
Morale chrétienne 18 (Laf. 368, Sel. 401). Pour régler l’amour qu’on se doit à soi-même il faut s’imaginer un corps plein de membres pensants, car nous sommes membres du tout, et voir comment chaque membre devrait s’aimer, etc.
Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 148 sq. Régler l’amour que l’on se doit à soi-même. Référence à la Lettre sur la mort de son père (1651).
Dossier de travail (Laf. 396, Sel. 15). Il est injuste qu’on s’attache à moi quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j’en ferais naître le désir, car je ne suis la fin de personne et n’ai de quoi les satisfaire. Ne suis-je pas prêt à mourir et ainsi l’objet de leur attachement mourra. Donc comme je serais coupable de faire croire une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, et qu’on la crût avec plaisir et qu’en cela on me fît plaisir ; de même je suis coupable de me faire aimer. Et si j’attire les gens à s’attacher à moi, je dois avertir ceux qui seraient prêts à consentir au mensonge, qu’ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui m’en revînt ; et de même qu’ils ne doivent pas s’attacher à moi, car il faut qu’ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu ou à le chercher.
Laf. 597, Sel. 494. Le moi est haïssable. Vous Miton le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable.
Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient.
Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours.
En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice.
Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.
Fausseté 8 (Laf. 210, Sel. 243). Tous les hommes se haïssent naturellement l’un l’autre. On s’est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public. Mais ce n’est que feindre et une fausse image de la charité, car au fond ce n’est que haine.
Noter que Pascal ne demande pas que l’on anéantisse l’amour de soi, mais seulement qu’on le règle.
Sur l’anéantissement de l’amour de soi chez les spirituels, voir Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 42. L’orientation de la liasse Morale chrétienne est de ce point de vue opposée à la spiritualité fénelonienne.
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Adhaerens Deo unus spiritus est. On s’aime parce qu’on est membre de Jésus-Christ. On aime Jésus-Christ parce qu’il est le corps dont on est membre.
Lettre du 17 octobre 1651, OC II, éd. J. Mesnard, p. 853. « Nous savons que ce qui est arrivé en Jésus-Christ doit arriver en tous ses membres ».
Sur l’union du chrétien avec le Christ, voir le dernier paragraphe de la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies : « XV. Faites donc, Seigneur, que tel que je sois je me conforme à votre volonté ; et qu’étant malade comme je suis, je vous glorifie dans mes souffrances. Sans elles je ne puis arriver à la gloire ; et vous-même, mon Sauveur, n’y avez voulu parvenir que par elles. C’est par les marques de vos souffrances que vous avez été reconnu de vos disciples ; et c’est par les souffrances que vous reconnaissez aussi ceux qui sont vos disciples. Reconnaissez-moi donc pour votre disciple dans les maux que j’endure et dans mon corps esprit pour les offenses que j’ai commises. Et, parce que rien n’est agréable à Dieu s’il ne lui est offert par vous, unissez ma volonté à la vôtre, et mes douleurs à celles que vous avez souffertes. Faites que les miennes deviennent les vôtres. Unissez-moi à vous ; remplissez-moi de vous et de votre Esprit-Saint. Entrez dans mon cœur et dans mon âme, pour y porter mes souffrances, et pour continuer d’endurer en moi ce qui vous reste à souffrir de votre Passion, que vous achevez dans vos membres jusqu’à la consommation parfaite de votre Corps ; afin qu’étant plein de vous ce ne soit plus moi qui vive et qui souffriez en moi, ô mon Sauveur : et qu’ainsi, ayant quelque petite part à vos souffrances, vous me remplissiez entièrement de la gloire qu’elles vous ont acquise, dans laquelle vous vivez avec le Père et le Saint-Esprit, par tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. »
Dans le troisième mouvement du Mémorial, second développement, relatif au remords de la séparation et au désir d’une union éternelle, Pascal écrit Je m’en suis séparé : voir OC III, éd. J. Mesnard, p. 43-44. La volonté de s’unir au Christ est affirmée dans la suite du Mémorial : Que je n’en sois pas séparé éternellement, puis : Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur.
Icard Simon, Port-Royal et saint Bernard de Clairvaux (1608-1709), p. 447 sq. Amour de soi, amour de Dieu. ✍
Tout est un.
La formule se retrouve, mais dans un contexte différent, dans Contrariétés 12 (Laf. 129, Sel. 162). [Métier.] Pensées. Tout est un, tout est divers.
Que de natures en celle de l’homme. Que de vacations. Et par quel hasard chacun prend d’ordinaire ce qu’il a ouï estimer. Talon bien tourné.
Ce fragment appartient à une liasse dans laquelle Pascal montrait la diversité des hommes et leurs qualités contraires. Il semblerait que, dans le contexte de Morale chrétienne 21, l’expression « tout est divers » n’ait pas de raison d’être. L’allusion à la Trinité rappelle pourtant qu’en Dieu même, il existe une pluralité.
Laf. 604, Sel. 501. Église, pape. Unité / Multitude. En considérant l’Église comme unité le pape qui en est le chef est comme tout ; en la considérant comme multitude le pape n’en est qu’une partie. Les pères l’ont considérée tantôt en une manière, tantôt en l’autre. Et ainsi ont parlé diversement du pape [...].
La multitude qui ne se réduit pas à l’unité est confusion. L’unité qui ne dépend pas de la multitude est tyrannie.
L’un est en l’autre comme les trois personnes.
Sur la Trinité, voir Abrégé de la vie de Jésus-Christ.
Bartmann Bernard, Précis de Théologie dogmatique, I, p. 193 sq. Dans l’unique être divin, il y a trois personnes, et ces trois personnes sont le Dieu unique : p. 193. Dogme exprimé formellement pour la première fois dans le Symbole de saint Athanase, à la fin des controverses trinitaires, vers 400 : p. 193. « Fides catholica haec est, ut unum Deum in Trinitate et Trinitatem in unitate veneremur ». L’unité dans la trinité est l’unité de l’essence, des attributs et de l’activité. Les trois Personnes sont d’une seule et même essence. La trinité dans l’unité : la trinité suppose une distinction réelle, qui se rapporte aux Personnes, aux processions et à la manière de posséder l’essence divine : p. 194 sq. La distinction réelle des Personnes équivaut à la manière distincte dont est possédée l’essence unique par les trois Personnes : p. 195. La première Personne possède cette essence comme une essence non communiquée, sans principe ; la seconde la reçoit par génération de la première ; la troisième la reçoit par spiration commune des deux autres. Les trois personnes procèdent l’une de l’autre, et elles sont l’une dans l’autre. La terminologie de la Trinité : p. 197 sq. L’hypostase est la substance quand elle n’est pas partie d’un tout (main, bras), mais est une substance individuelle complète, existant en soi et pour soi. Trois caractères déterminent son être : l’intégrité, l’existence en soi, l’existence pour soi : p. 198. La personne est le nom qu’on donne à l’hypostase quand elle possède la perfection d’être raisonnable (spirituel). C’est la substance la plus parfaite, qui non seulement possède l’existence en soi et pour soi, mais encore qui a conscience de cette possession individuelle. La définition de l’École, tirée de Boëce, est la suivante : La personne est la substance, existant individuellement et pour soi, d’une nature raisonnable (persona est naturae rationalis individua substantia). On appelle subsistance la manière d’exister propre à la substance. Ce mot désigne l’existence en soi et pour soi de l’hypostase (subsistentia, subsistere, sub esse suo). En quelle sens Dieu est substance : p. 199. Le Symbole des apôtres donne une formulation plutôt en rapport avec le fait du salut que comme exposé trinitaire : p. 208.
Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, Livre I, deuxième partie, Troisième section, Chapitre II, p. 238 sq. et ch. III, § 59, p. 247 sq., sur les relations des Personnes de Dieu entre elles et l’unité d’inhabitation qui est entre elles. Les trois Personnes se compénètrent mutuellement et demeurent l’une dans l’autre. Voir Decretum pro Jacobitis, in Denzinger, Enchiridion Symbolorum, 1330, Ed. Dehoniane, Bologne, 2003, p. 592 : « Propter hanc unitatem Pater totus est in Filio, totus in Spiritu Sancto ; Filius est totus est in Patre, totus in Spiritu sancto ; Spiritus Sanctus totus est in Patre, totus in Filio ».
Saint Augustin, De trinitate, I-VII, Œuvres, t. 15, Institut d’Études augustiniennes, 1997. Immanence mutuelle des trois Personnes de Dieu. Par la foi on sait que Dieu est en trois personnes, trois sujets agissants, chacun subsistant par soi et distinct des autres en une nature : p. 23. Le mot Trinitas présente les trois personnes séparées, mais comprises comme une unité : p. 25. En Dieu tout est un où il n’y a pas opposition des relations, quidquid ergo ad se dicuntur, non dicitur alter sine altero, id est, quidquid dicuntur quod substantiam eorum ostendat, ambo simul dicuntur. Si haec ita sunt, jam ergo nec Deus est Pater sine Filio, nec Filius sine Patre, sed ambo simul Deus : p. 44-45. Circumincessio : p. 45 sq. Périchorèse : p. 45. Y a-t-il une pluralité en Dieu ? P. 47 sq.
Bouyer Louis, Dictionnaire théologique, p. 140. On donne en théologie le nom de périchorèse ou de circumincession à la présence mutuelle des personnes divines l’une en l’autre. Cette présence mutuelle tient à l’unité d’essence, et au fait d’autre part que les processions sont immanentes à l’essence, cependant qu’elles orientent les personnes l’une vers l’autre dans cela même qui les distingue.
Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, Q. 62, a. 5.
Hurter H., Theologiae dogmaticae compendium, t. II, Tract. V, Pars II, De sanctissimo Trinitatis mysterio, p. 112 sq. De Trinitate in unitate. Perichoresis unius in alterum immeatione, illapsu, penetratione continetur : p. 165.