Dossier de travail - Fragment n° 14 / 35 – Papier original : RO 244-3 (copie)
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 12 p. 193 v° / C2 : p. 5
Éditions de Port-Royal : Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1669 et janvier 1670 p. 268-269 / 1678
n° 65 p. 261-262
Éditions savantes : Faugère I, 198, LIX / Havet XXIV.39 ter / Brunschvicg 471 / Le Guern 375 / Lafuma 396 / Sellier 15
Il est injuste qu’on s’attache à moi quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j’en ferais naître le désir, car je ne suis la fin de personne et n’ai pas de quoi les satisfaire. Ne suis‑je pas prêt à mourir ? et ainsi l’objet de leur attachement mourra. Donc comme je serais coupable de faire croire une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, et qu’on la crût avec plaisir et qu’en cela on me fît plaisir ; de même je suis coupable si je me fais aimer. Et si j’attire les gens à s’attacher à moi, je dois avertir ceux qui seraient prêts à consentir au mensonge, qu’ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui m’en revînt ; et de même qu’ils ne doivent pas s’attacher à moi, car il faut qu’ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu ou à le chercher.
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Ce fragment, dont Gilberte Périer possédait l’original, est directement associé, dans la Vie de Pascal, à sa manière de vivre au sein de sa famille. Cependant le caractère de confidence de ce texte ne doit pas dissimuler sa portée générale.
Le moi n’est pas considéré ici sous l’angle de l’amour qu’il se porte à lui-même, mais de celui qu’il peut susciter chez les autres. De même que l’amour propre est porteur de mensonge aux autres et à soi-même, l’amour que l’on suscite chez autrui est aussi entaché de tromperie, dans la mesure où il fait attendre un bien qu’il n’est pas capable de donner.
Pascal se méfie de ce que les marques d’affection et de tendresse peuvent cacher d’intérêt égoïste de la part des uns et d’ignorance de la fragilité de la condition humaine de la part des autres. Et en tout état de cause, la naïveté des bons sentiments conduit souvent à placer son bien dans son intérêt propre, ou dans une personne à laquelle on s’attache, ce qui fait obstacle, d’un côté comme de l’autre, à la véritable recherche de Dieu.
Ce fragment présente l’intérêt de préciser ce que Pascal entendait par tendresse : non pas un amollissement sentimental, comme c’est aujourd’hui le sens, mais une affection qui tend essentiellement à l’utilité des autres. La sévérité apparente de ce fragment n’empêche nullement Pascal d’écrire dans la pensée n° 15P (Laf. 931, Sel. 759), j’ai une tendresse de cœur pour ceux à qui Dieu m’a uni plus étroitement.
Fragments connexes
Preuves par discours I (Laf. 421, Sel. 680). Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables et indifférents, et connaissant nous et les autres nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté. Nous naissons pourtant avec elle, nous naissons donc injustes.
Car tout tend à soi : cela est contre tout ordre.
Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l’homme.
La volonté est donc dépravée. Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes doivent tendre à un autre corps plus général dont elles sont membres. L’on doit donc tendre au général. Nous naissons donc injustes et dépravés.
Nulle religion que la nôtre n’a enseigné que l’homme naît en péché, nulle secte de philosophes ne l’a dit, nulle n’a donc dit vrai.
Nulle secte ni religion n’a toujours été sur la terre que la religion chrétienne.
Pensées diverses (Laf. 584, Sel. 485). Éloquence qui persuade par douceur, non par empire, en tyran non en roi.
Pensées diverses (Laf. 597, Sel. 494). Le moi est haïssable. Vous Miton le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable.
Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient.
Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours.
En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice.
Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.
Pensées diverses (Laf. 617, Sel. 510). Qui ne hait en soi son amour‑propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n’est si opposé à la justice et à la vérité. Car il est faux que nous méritions cela, et il est injuste et impossible d’y arriver, puisque tous demandent la même chose. C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire.
Cependant aucune religion n’a remarqué que ce fût un péché, ni que nous y fussions nés, ni que nous fussions obligés d’y résister, ni n’a pensé à nous en donner les remèdes.
Pensées diverses (Laf. 618, Sel. 511). S’il y a un Dieu il ne faut aimer que lui et non les créatures passagères. Le raisonnement des impies dans la Sagesse n’est fondé que sur ce qu’il n’y a point de Dieu. Cela posé, dit-il, jouissons donc des créatures. C’est le pis-aller. Mais s’il y avait un Dieu à aimer il n’aurait pas conclu cela mais bien le contraire. Et c’est la conclusion des sages : il y a un Dieu, ne jouissons donc pas des créatures.
Donc tout ce qui nous incite à nous attacher aux créatures est mauvais puisque cela nous empêche, ou de servir Dieu, si nous le connaissons, ou de le chercher si nous l’ignorons. Or nous sommes pleins de concupiscence, donc nous sommes pleins de mal, donc nous devons nous haïr nous-mêmes, et tout ce qui nous excite à autre attache qu’à Dieu seul.
Pensée n° 15P (Laf. 931, Sel. 759). J’aime la pauvreté parce qu’il l’a aimée. J’aime les biens parce qu’ils donnent le moyen d’en assister les misérables. Je garde fidélité à tout le monde. Je (ne) rends point le mal à ceux qui m’en font, mais je leur souhaite une condition pareille à la mienne où l’on ne reçoit pas de mal ni de bien de la part des hommes. J’essaye d’être juste, véritable, sincère et fidèle à tous les hommes et j’ai une tendresse de cœur pour ceux à qui Dieu m’a uni plus étroitement.
Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). La nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère ; il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie.
C’est sans doute un mal que d’être plein de défauts ; mais c’est encore un plus grand mal que d’en être plein et de ne les vouloir pas reconnaître, puisque c’est y ajouter encore celui d’une illusion volontaire. Nous ne voulons pas que les autres nous trompent ; nous ne trouvons pas juste qu’ils veuillent être estimés de nous plus qu’ils ne méritent : il n’est donc pas juste aussi que nous les trompions et que nous voulions qu’ils nous estiment plus que nous ne méritons. [...] Il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes.
Mots-clés : Amour – Attachement – Avantage – Avertir – Coupable – Croire – Désir – Dieu – Douceur – Fin – Injuste – Mensonge – Moi – Mort (voir Mourir) – Persuader – Plaisir – Tromper – Vie – Volonté (voir Vouloir).