Fragment Transition n° 1 / 8 – Papier original : RO 61-7
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Transition n° 244-245 p. 89 / C2 : p. 115
Éditions savantes : Faugère II, 55, I-VIII / Havet XXV.80 / Brunschvicg 98 / Tourneur p. 234-1 / Le Guern 182 / Lafuma 193 / Sellier 226
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Bibliographie ✍
DESCARTES, Discours de la méthode, éd. Gilson, Paris, Vrin 1987 (6e édition). ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 259 et 264 sq. FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995, p. 19. MÉRÉ, Discours, Des agréments, éd. Charles-H. Boudhors, Paris, éditions Fernand Roches, 1930, p. 35. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 387. RODIS-LEWIS Geneviève, Descartes, Textes et débats, Livre de poche, 1984, p. 145 sq. THIROUIN Laurent, “Transition de la connaissance de l’homme à Dieu : examen d’une liasse des Pensées”, in DESCOTES Dominique, McKENNA Antony et THIROUIN Laurent (dir.), Le rayonnement de Port-Royal, Paris, Champion, 2001, p. 355. |
✧ Éclaircissements
La prévention induisant en erreur.
Le manuscrit permet de discerner la genèse du fragment (voir la transcription diplomatique). Pascal a commencé par rédiger la partie centrale du texte, qui ne comportait pas la partie « par cette seule raison qu’ils ont été prévenus chacun que c’est le meilleur ». Il a tiré un trait, puis a complété la phrase par ces mots, en maintenant le retrait. C’est sans doute le verbe soutenu qui lui a suggéré d’ajouter un titre comportant le mot prévention. Voir plus bas les remarques sur ce dernier terme.
La référence à Montaigne dans la dernière formule constitue une troisième addition, séparée de ce qui précède par un trait de plume.
L’idée de prévention apparaît dans le titre qui est une addition ; voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 387. Cette addition a elle-même été engendrée par une addition, où se trouve le mot prévenu.
Il est significatif que ce mot de prévention qui permet à Pascal de cristalliser sa pensée soit un mot qui appartient au lexique cartésien.
Thirouin Laurent, “Transition de la connaissance de l’homme à Dieu : examen d’une liasse des Pensées”, p. 355. Pascal recourt à un concept cartésien dans le cadre d’une méditation sur les causes de l’erreur et les faiblesses des facultés de connaissances humaines.
Descartes consacre une règle de la méthode à la résistance à la prévention, voir Discours de la méthode, II, § 7, AT VI, p. 18, Alquié I, p. 586. C’est une des règles de la méthode que Descartes propose : « 7. Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c’est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. »
Discours de la méthode, éd. Gilson, Paris, Vrin 1987 (6e édition), p. 199. La prévention consiste en la permanence en nous des jugements portés sur les choses au cours de notre enfance, et que nous avons oublié d’avoir admises sans examen. On distingue l’acquisition des préjugés dans l’enfance, l’impossibilité de les oublier, l’alimentation par la difficulté de la pensée abstraite, le fait que nous raisonnons sur des mots plutôt que sur des idées. Le remède spécifique est le doute méthodique : p. 199.
Rodis-Lewis Geneviève, Descartes, Textes et débats, Livre de poche, 1984, p. 145 sq. ✍
Méré, Discours, Des agréments, éd. Charles-H. Boudhors, Paris, éditions Fernand Roches, 1930, p. 35. « J’appelle prévention ce qui fait pencher plutôt d’un côté que d’un autre, et qui n’est pas du sujet qu’on regarde. »
Ernst Pol, Approches pascaliennes, p. 259. ✍
C’est une chose déplorable de voir tous les hommes ne délibérer que des moyens et point de la fin. Chacun songe comment il s’acquittera de sa condition, mais pour le choix de la condition et de la patrie le sort nous le donne.
Patrie : le pays où l’on est né ; se dit tant du lieu particulier que de la province et de l’empire, ou de l’État où on a pris naissance (Furetière).
Laf. 620, Sel. 513. L'homme est visiblement fait pour penser. C'est toute sa dignité et tout son mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut. Or l'ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et sa fin. Or à quoi pense le monde ? jamais à cela, mais à danser, à jouer du luth, à chanter, à faire des vers, à courir la bague etc. et à se battre, à se faire roi, sans penser à ce que c'est qu'être roi et qu'être homme.
Pascal explique le mécanisme de cette cause d’erreur dans le fragment Vanité 21 (Laf. 33, Sel. 67) : Ce qui m’étonne le plus est de voir que tout le monde n’est pas étonné de sa faiblesse. On agit sérieusement et chacun suit sa condition, non pas parce qu’il est bon en effet de la suivre puisque la mode en est, mais comme si chacun savait certainement où est la raison et la justice. On se trouve déçu à toute heure, et par une plaisante humilité on croit que c’est sa faute et non pas celle de l’art qu’on se vante toujours d’avoir. Les hommes ne se posent jamais la question de la fin, savoir la nature de la raison et de la justice ; ils ne se préoccupent que des moyens d’y parvenir, c’est-à-dire d’appliquer les règles de l’art qu’on leur a apprises ; ils attribuent toujours leur échec à leur maladresse à appliquer ces règles, et ne comprennent pas que s’ils tombent dans l’erreur, c’est faute d’avoir su remettre en question ce que les préjugés leur font croire sur la vérité et la justice.
Contrariétés 12 (Laf. 129, Sel. 162). Que de natures en celle de l’homme. Que de vacations. Et par quel hasard chacun prend d’ordinaire ce qu’il a ouï estimé. Talon bien tourné.
Ce fragment permet de relier le début de la liasse Transition au thème du talon de soulier.
Laf. 634, Sel. 527. La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier, le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs. C’est un excellent couvreur, dit-on, et en parlant des soldats : ils sont bien fous, dit-on, et les autres au contraire : il n’y a rien de grand que la guerre, le reste des hommes sont des coquins. A force d’ouïr louer en l’enfance ces métiers et mépriser tous les autres on choisit. Car naturellement on aime la vertu et on hait la folie ; ces mots mêmes décideront ; on ne pèche qu’en l’application. Tant est grande la force de la coutume que de ceux que la nature n’a fait qu’hommes on fait toutes les conditions des hommes. Car des pays sont tout de maçons, d’autres tout de soldats, etc. Sans doute que la nature n’est pas si uniforme ; c’est la coutume qui fait donc cela, car elle contraint la nature, et quelquefois la nature la surmonte et retient l’homme dans son instinct malgré toute coutume bonne ou mauvaise.
L’idée est portée à une plus grande généralité dans le fragment Laf. 794, Sel. 647. C’est une plaisante chose à considérer de ce qu’il y a des gens dans le monde qui ayant renoncé à toutes les lois de Dieu, de la nature, s’en sont fait eux-mêmes auxquelles ils obéissent exactement comme par exemple les soldats de Mahomet etc. les voleurs, les hérétiques etc., et ainsi les logiciens. Il semble que leur licence doive être sans aucunes bornes, ni barrières voyant qu’ils en ont franchi tant de si justes et de si saintes.
Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995, p. 19, sur la sacralisation de l’erreur. Le choix de la religion s’effectue de la même manière que le choix de la condition, dont Pascal a traité dans les liasses précédentes. Voir aussi p. 99 sq., Coutume et vie de foi, souligne que la critique de la coutume dans la vie de foi, chez Pascal, comporte un volet consacré à la réversibilité de la coutume, qui lui confère une utilité effective. Le plus souvent, la foi vient de la coutume. Mais la coutume n’exténue pas la vérité, mais lui permet de se conserver dans son humilité essentielle. Ce n’est qu’à l’égard des infidèles et des hérétiques que Pascal juge pitoyable de suivre le train des parents, et dénonce la prévention induisant en erreur. Dans le cas des chrétiens, la coutume est prévention de la vérité : elle est la vérité venant au-devant d’eux. En l’état de nature corrompue, ma raison est nécessairement prévenue : si ce n’est pas par la grâce, c’est par l’habitus corrompu par le péché originel. Dans le cas des chrétiens, la coutume prépare à la foi.
Il faut se confirmer dans la foi par la coutume : voir Laf. 808, Sel. 655 : Il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, l'inspiration. La religion chrétienne qui seule a la raison n'admet point pour ses vrais enfants ceux qui croient sans inspiration. Ce n'est pas qu'elle exclue la raison et la coutume, au contraire ; mais il faut ouvrir son esprit aux preuves, s'y confirmer par la coutume, mais s'offrir par les humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet, ne evacuetur crux Christi.
Le sort : le mot tient le milieu entre l’idée de hasard et l’idée de coutume.
C’est une chose pitoyable de voir tant de Turcs, d’hérétiques, d’infidèles, suivre le train de leurs pères, par cette seule raison qu’ils ont été prévenus chacun que c’est le meilleur et c’est ce qui détermine chacun à chaque condition de serrurier, soldat, etc.
Sur les Turcs et la domination turque, voir Pillorget René et Suzanne, France baroque, France classique, 1589-1715, I, Récit, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 1532 sq., et p. 1574 sur le monde musulman.
La mention des Turcs est ici particulièrement significative. À l’époque de Pascal, le monde ottoman est en général plutôt l’objet d’une certaine peur. Voir Delumeau Jean, La peur en occident, XIVe-XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1978, p. 262 sq. Il est remarquable que la tendresse de Pascal s’exerce aussi à l’égard des musulmans, qu’une infidélité imposée par la prévention conduit à la perte du salut éternel.
Hérésie : Bouyer L, Dictionnaire théologique, p. 297-298. Du grec aïrésis, qui signifie arrachement. C'est une forme particulière du schisme, qui est la séparation du corps de l'Église ; l'hérésie consiste en une séparation, mais par une erreur doctrinale grave et opiniâtre. On appelle hérésiarque l'initiateur d'une hérésie. Le schisme se distingue de l'hérésie en ce qu'il consiste en une séparation de l'Église, pour une raison qui ne relève pas nécessairement de la doctrine.
Infidèle se dit figurément en morale de ce qui n’est pas conforme à la vérité. On appelle aussi infidèles les peuples qui ne sont pas dans la vraie religion, et particulièrement les mahométans. Car à l’égard des autres, on les appelle Juifs, ou idolâtres (Furetière).
Les soldats : Dictionnaire de l’Académie, article Soldat : homme de guerre qui est à la solde d’un prince, d’un État, etc. Il se dit des simples soldats, à la différence des officiers. Il se dit plus particulièrement de ceux qui servent dans l’infanterie. On dit qu’un homme est soldat pour dire qu’il est brave, vaillant, déterminé ; ex. : Il est plus soldat que capitaine. Il se prend quelquefois adjectivement : Il a l’air soldat. La différence est aussi sensible par la définition qu’en donne Furetière : Soldat se dit de tout homme qui est brave. C’est ce qu’il faut pour servir de chair à canon. Être guerrier exige des qualités de stratège et de tacticien que le soldat n’a pas nécessairement, surtout s’il fait partie de la piétaille. Retz, Mémoires, Seconde partie, éd. Hipp et Pernot, Pléiade, p. 289, porte sur La Rochefoucauld ce jugement sévère à l’égard d’un duc : « Il n’a jamais été guerrier, quoiqu’il fût très soldat ».
Pour approfondir…
L’idée que les soldats ont choisi leur état en raison de préjugés se trouve dans plusieurs fragments. Voir
Vanité 22 (Laf. 35, Sel. 69). Talon de soulier. Ô que cela est bien tourné ! Que voilà un habile ouvrier ! Que ce soldat est hardi ! Voilà la source de nos inclinations et du choix des conditions. Que celui-là boit bien ! Que celui‑là boit peu ! Voilà ce qui fait les gens sobres et ivrognes, soldats, poltrons, etc.
Laf. 634, Sel. 527. La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier, le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs. C’est un excellent couvreur, dit-on, et en parlant des soldats : ils sont bien fous, dit-on, et les autres au contraire : il n’y a rien de grand que la guerre, le reste des hommes sont des coquins. À force d’ouïr louer en l’enfance ces métiers et mépriser tous les autres on choisit. Car naturellement on aime la vertu et on hait la folie ; ces mots mêmes décideront ; on ne pèche qu’en l’application. Tant est grande la force de la coutume que de ceux que la nature n’a fait qu’hommes on fait toutes les conditions des hommes. Car des pays sont tout de maçons, d’autres tout de soldats, etc. Sans doute que la nature n’est pas si uniforme ; c’est la coutume qui fait donc cela, car elle contraint la nature, et quelquefois la nature la surmonte et retient l’homme dans son instinct malgré toute coutume bonne ou mauvaise.
Laf. 821, Sel. 661. C’est donc la coutume qui nous en persuade. C’est elle qui fait tant de chrétiens, c’est elle qui fait les Turcs, les païens, les métiers, les soldats, etc. Il y a la foi reçue dans le baptême de plus aux chrétiens qu’aux païens.
Ce n’est du reste pas dans le choix de la condition seulement que la prévention influe sur le comportement des soldats, mais dans toute leur condition et leur activité.
Laf. 794, Sel. 647. C’est une plaisante chose à considérer de ce qu’il y a des gens dans le monde qui ayant renoncé à toutes les lois de Dieu, de la nature, s’en sont fait eux-mêmes auxquelles ils obéissent exactement comme par exemple les soldats de Mahomet etc. les voleurs, les hérétiques etc., et ainsi les logiciens. Il semble que leur licence doive être sans aucunes bornes, ni barrières voyant qu’ils en ont franchi tant de si justes et de si saintes.
Pascal n’a cependant pas manqué de rechercher ce qui pouvait faire une différence de fond entre le choix d’un métier comme celui de soldat et la réponse à une vocation religieuse, notamment dans le fragment
Morale chrétienne 6 (Laf. 356, Sel. 388). Quelle différence entre un soldat et un chartreux quant à l’obéissance ? Car ils sont également obéissants et dépendants, et dans des exercices également pénibles. Mais le soldat espère toujours devenir maître et ne le devient jamais, car les capitaines et princes mêmes sont toujours esclaves et dépendants, mais il l’espère toujours, et travaille toujours à y venir, au lieu que le Chartreux fait vœu de n’être jamais que dépendant. Ainsi ils ne diffèrent pas dans la servitude perpétuelle, que tous deux ont toujours, mais dans l’espérance que l’un a toujours et l’autre jamais.
Laf. 627, Sel. 520. La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme qu’un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs et les philosophes mêmes en veulent, et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit, et ceux qui les lisent veulent avoir la gloire de les avoir lus, et moi qui écris ceci ai peut‑être cette envie, et peut‑être que ceux qui le liront...
Déplorable : qui mérite d’être pleuré, qui attriste. Déplorer : pleurer avec véhémence, plaindre le malheur de quelqu’un.
Pitoyable : état malheureux de celui qui excite la pitié.
Il existe une progression du premier terme au second : lorsqu’il est question de la religion, c’est non plus seulement la vie sur terre qui est en cause, mais le salut dans la vie éternelle.
La pitié qui s’exprime dans ces termes à l’égard des incrédules qu’entraîne la prévention répond au sentiment que Pascal désignait sous le nom de tendresse, entendu en un sens qui lui est tout à fait propre. Voir la Vie de Pascal, 2e version, OC I, p. 631, § 72-74, la définition pascalienne de la tendresse.
« Il distinguait deux sortes de tendresse, l'une sensible, l'autre raisonnable, avouant que la première était de peu d'utilité dans l'usage du monde. Il disait pourtant que le mérite n'y avait point de part et que les honnêtes gens ne doivent estimer que la tendresse raisonnable, qu'il faisait ainsi consister à prendre part, à tout ce qui arrive à nos amis en toutes les manières que la raison veut que nous y prenions part aux dépens de notre bien, de notre commodité, de notre liberté, et même de notre vie, si c'est un sujet qui le mérite, et qu'il le mérite toujours, s'il s'agit de le servir pour Dieu qui doit être l'unique fin de toute la tendresse des chrétiens.
Un cœur est dur, disait-il, quand il connaît les intérêts du prochain, et qu'il résiste à l'obligation qui le presse d'y prendre part ; et au contraire un cœur est tendre quand tous les intérêts du prochain entrent en lui facilement, pour ainsi dire par tous les sentiments que la raison veut qu'on ait les uns pour les autres en semblables rencontres ; qui se réjouit quand il faut se réjouir, qui s'afflige quand il faut s'affliger. Mais il ajoutait que la tendresse ne peut être parfaite que lorsque la raison est éclairée de la foi et qu'elle nous fait agir par les règles de la charité. C'est pourquoi il ne mettait pas beaucoup de différence entre la tendresse et la charité, non plus qu'entre la charité et l'amitié. Il concevait seulement que, comme l'amitié suppose une liaison plus étroite, et cette liaison une application plus particulière, elle fait que l'on résiste moins aux besoins de ses amis, parce qu'ils sont plus tôt connus et que nous en sommes plus facilement persuadés.
Voilà comment il concevait la tendresse, et c'est ce qu'elle faisait en lui sans attachement et amusement, parce que, la charité ne pouvant avoir d'autre fin que Dieu, elle ne pouvait s'attacher qu'à lui, ni s'arrêter non plus à rien qui amuse ; parce qu'elle sait qu'il n'y a point de temps à perdre et que Dieu, qui voit et qui juge tout, nous fera rendre compte de tout ce qui sera dans notre vie, qui ne sera pas un nouveau pas pour avancer dans la voie uniquement permise qui est celle de la perfection. »
Pascal ne mentionne pas dans cette énumération les Juifs, dont pourtant il pourrait tirer argument sur le rôle de la coutume dans les religions et la foi ; voir Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, p. 31, sur les rites des Hébreux, la confiance qu’ils accordent à la lettre des prophéties, et la perpétuation de leur aveuglement de génération en génération.
Thirouin Laurent, “Transition de la connaissance de l’homme à Dieu : examen d’une liasse des Pensées”, p. 355. On se trouve ici dans une réflexion sur les limites de la connaissance humaine, et sur les causes de l’erreur. En ne délibérant que des moyens et non de la fin, l’homme manifeste l’emprise qu’ont sur lui les principes préétablis : il borne sa délibération à ce qui est secondaire ; la fin est posée hors de débat : chose pitoyable par les conséquences qui en découlent, qui limitent nos possibilités de pensée.
La mise sur le même plan des préjugés religieux et de ceux qui touchent le métier n’est venue à Pascal que dans un second temps : elle apparaît dans des lignes qui sont postérieures à la barre de séparation sur le manuscrit. Elle relie ce fragment à des thèmes développés dans la liasse Vanité.
Laf. 821, Sel. 661. Car il ne faut pas se méconnaître, nous sommes automate autant qu’esprit. […] C’est donc la coutume qui nous en persuade. C’est elle qui fait tant de chrétiens, c’est elle qui fait les Turcs, les païens, les métiers, les soldats, etc. Il y a la foi reçue dans le baptême de plus aux chrétiens qu’aux païens.
C’est dans l’addition qu’apparaît le verbe prévenir, qui a sans doute amené le mot prévention du titre.
La nécessité de résister à la prévention en matière religieuse est indiquée dans le fragment Laf. 817, Sel. 659. On a beau dire : il faut avouer que la religion chrétienne a quelque chose d’étonnant. C’est parce que vous y êtes né dira-t-on. Tant s’en faut je me roidis contre par cette raison-là même, de peur que cette prévention ne me suborne, mais quoique j’y sois né je ne laisse pas de le trouver ainsi.
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C’est par là que les sauvages n’ont que faire de la Provence.
Cette référence à Montaigne est une addition tardive séparée par une barre du reste du fragment.
Montaigne, Essais, I, 22, De la coutume, éd. Balsamo et alii, Pléiade, 2007, p. 120 : « C’est par l’entremise de la coutume que chacun est content du lieu où la nature l’a planté et les sauvages de l’Écosse n’ont que faire de la Touraine, ni les Scythes de la Thessalie ». Ce texte a été ajouté à partir de l’édition de 1595 et ne figure pas dans l’exemplaire de Bordeaux.
Montaigne peut présenter les Écossais comme des sauvages, parce qu’il les considère dans le contexte de l’Antiquité (voir le jugement que Strabon, Géographie, Livre IV, ch. V, 2, porte sur la barbarie des habitants de la Grande-Bretagne). Pascal en revanche supprime la mention de l’Écosse : comme durant tout le XVIIe siècle, elle a le même souverain que l’Angleterre, il est difficile d’en considérer les peuples comme sauvages.
La Provence remplace la Touraine. Voir l’article Provence du Dictionnaire du grand siècle de F. Bluche, p. 1269-1270.