Fragment Vanité n° 31 / 38 – Papiers originaux : RO 361-361 v° et 369-369 v°
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Vanité n° 51 à 65 p. 82 à 13 / C2 : p. 24 à 30
Éditions de Port-Royal : Chap. XXV - Faiblesse de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 190 à 198 /
1678 n° 4, 7, 8, 11, 13, 14 et 16 p. 186 à 194
Éditions savantes : Faugère II, 47 à 53, I-I à V / Havet III.3 et III.19 / Michaut 601 / Brunschvicg 82 et 83 / Tourneur p. 173-6 / Le Guern 41 / Maeda II p. 13 / Lafuma 44 et 45 / Sellier 78
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✧ Éclaircissements
Analyse du texte de RO 361 : C’est cette partie dominante dans l’homme... Analyse du texte de RO 362 (361 v°) : Ne diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect... Analyse du texte de RO 369 : Nos magistrats ont bien connu ce mystère... Analyse du texte de RO 370 (369 v°) : Parce, dit-on, que vous avez cru dès l’enfance...
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Voilà à peu près les effets de cette faculté trompeuse, qui semble nous être donnée exprès pour nous induire à une erreur nécessaire. Nous en avons bien d’autres principes.
Les impressions anciennes ne sont pas seules capables de nous abuser, les charmes de la nouveauté ont le même pouvoir. De là viennent toutes les disputes des hommes, qui se reprochent ou de suivre leurs fausses impressions de l’enfance, ou de courir témérairement après les nouvelles. Qui tient le juste milieu ? Qu’il paraisse et qu’il le prouve. Il n’y a principe, quelque naturel qu’il puisse être même depuis l’enfance, [qu’on ne] fasse passer pour une fausse impression soit de l’instruction soit des sens.
RO Page 370
« Parce, dit-on, que vous avez cru dès l’enfance qu’un coffre était vide lorsque vous n’y voyiez rien, vous avez cru le vide possible. C’est une illusion de vos sens, fortifiée par la coutume, qu’il faut que la science corrige. » - Et les autres disent « Parce qu’on vous a dit dans l’École qu’il n’y a point de vide, on a corrompu votre sens commun, qui le comprenait si nettement avant cette mauvaise impression, qu’il faut corriger en recourant à votre première nature. » - Qui a donc trompé : les sens ou l’instruction ?
Ce passage fait écho aux controverses sur le vide, mais il se situe en dehors des recherches scientifiques telles que les a menées Pascal : l’exemple du coffre suffit à montrer la différence entre un outil grossier et les montages expérimentaux complexes de Pascal. En fait, dans l’opposition qui est représentée dans ce passage, tout le monde a tort, et tout le monde est dans l’opinion, ceux qui croient le vide parce qu’ils ont vu un coffre vidé des objets qui s’y trouvaient, et ceux qui n’y croient pas parce qu’on leur a dit qu’il n’existait pas.
C’est une illusion : la Copie C1 donne une illusion forte ; dans C2, forte est barré au crayon (correction tardive). L’erreur s’explique peut-être par l’aspect du manuscrit. Mais c’est plus probablement une erreur due au fait qu’il y a fortifiée un peu après.
Parce, dit-on, que vous avez cru voir des coffres vides : première rédaction. Pascal écrit d’abord : « parce dit on que Vous avez Cru Voir des Cofres Vuides lorsque… » ; puis : « parce dit on que Vous avez Cru des l enfance qu Un cofre estoit Vides lorsque… ». Tourneur voit un « que » ajouté avant « des l’enfance » ; Pascal supprime le voir, parce que les sens ne trompent pas. Et on ne se trompe que quand on juge.
C’est une illusion de vos sens, fortifiée par la coutume, qu’il faut que la science corrige : Maeda et Tourneur sont d’accord pour estimer que qu’il faut que la science corrige est rajouté (pour Maeda, il s’agit d’un ajout de « deuxième jet »).
L’intérêt de ces deux ajouts est de montrer que Pascal veut établir un parallélisme rigoureux entre la formulation des deux opinions contraires (possibilité du vide, inexistence du vide) : c’est pourquoi il ajoute dans un deuxième temps dès l’enfance qui répond à dans l’école (les deux compléments indiquent l’origine temporelle du jugement), et qu’il faut que la science corrige qui répond à qu’il faut corriger en recourant à votre première nature.
... qu’il faut corriger en recourant à votre première nature : à la nature devient à votre première nature. Plus haut, on parlait de la seconde nature que l’imagination a créée en l’homme. Ce n’est pas la distinction des deux natures séparées par le péché originel. La première nature de l’homme est strictement ce qui s’oppose à la coutume (seconde nature), mentionnée à la ligne 3. Le rapport qu’entretiennent première nature et coutume est celui du fragment Contrariétés 9 (Laf. 126, Sel. 159) : la coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Le même fragment enseigne le caractère illusoire de cette première nature : Mais qu’est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai bien peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature.
Par conséquent, dans cette opposition entre partisans et ennemis du vide, tout le monde est dans l’imaginaire et dans l’erreur. Ceux qui croient le vide y croient pour de mauvaises raisons : pour reprendre la nomenclature de Stevin dans ses Œuvres mathématiques, ils confondent le vide, c’est-à-dire un espace exempt de tout air et de toute matière, et un espace vidé, c’est-à-dire espace dont on a retiré les objets visibles qui s’y trouvaient. Mais ceux qui ne croient pas au vide ne sont pas beaucoup plus habiles : ils dénoncent les préjugés de l’enfance fortifiés par la coutume qui font croire qu’il existe des espaces vides, mais on sait que cette critique et « l’opinion de Descartes sur la matière et sur l’espace » sur laquelle elle repose, apparaissait à Pascal comme un exemple de « rêverie » (Propos attribués à Pascal, éd. Lafuma, n° 1005). Les discussions sur le vide entre savants ont parfois pris un tour comique, notamment dans la discussion entre Pascal et le Père Noël, mais elles n’ont jamais pris le tour burlesque de ce dialogue de sourds.
Pavlovits Tamás, Le rationalisme de Pascal, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 48 sq. Comment l’imagination trompe les sens. ✍
Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, p. 49 sq. Analyse de ce passage. ✍
Nous avons un autre principe d’erreur, les maladies. Elles nous gâtent le jugement et le sens. Et si les grandes l’altèrent sensiblement, je ne doute pas que les petites n’y fassent impression à leur proportion.
Voir dans OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1469 sq., le dossier sur la maladie de Pascal. ✍
Notre propre intérêt est encore un merveilleux instrument pour nous crever les yeux agréablement. Il n’est pas permis au plus équitable homme du monde d’être juge en sa cause. J’en sais qui pour ne pas tomber dans cet amour propre, ont été les plus injustes du monde à contre-biais. Le moyen sûr de perdre une affaire toute juste était de la leur faire recommander par leurs proches parents.
Certains commentateurs ont pensé que Pascal faisait ici une allusion à son père.
Balzac, Aristippe, Discours VI, in Œuvres de J. L. de Guez sieur de Balzac, éd. L. Moreau, Paris, Lecoffre, 1854, p. 240. « J’ai vu de ces faux justes deçà et delà les monts. J’en ai vu qui pour faire admirer leur intégrité, et pour obliger le monde à dire que la faveur ne peut rien sur eux, prenaient l’intérêt d’un étranger contre celui d’un parent ou d’un ami, encore que la raison fût du côté du parent ou de l’ami. Ils étaient ravis de faire perdre la cause qui leur avait été recommandée par leur neveu ou par leur cousin germain, et le plus mauvais office qui se pouvait rendre à une bonne affaire était une semblable recommandations. Lorsque plusieurs compétiteurs prétendaient à une même charge, ils la demandaient pour celui qu’ils ne connaissaient point, et non pas pour celui qu’ils en jugeaient digne ».
La Bruyère, Caractères, De quelques usages, 45. « Il se trouve des juges auprès de qui la faveur, l’autorité, les droits de l’amitié et de l’alliance nuisent à une bonne cause, et qu’une trop grande affectation de passer pour incorruptibles expose à être injustes. »
Jungo Michel, Le vocabulaire de Pascal étudié dans les fragments pour une apologie, Paris, D’Artrey, sd., p. 51. Le mot contre-biais, que Jungo orthographie contrebiais, se trouve dans les lexiques ; il semble composé sur le modèle de contrepoids..
Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, p. 64-65.
La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement. S’ils y arrivent, ils en écachent la pointe et appuient tout autour plus sur le faux que sur le vrai.
Trop mousses : l’éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 35 et p. 46, donne nos instruments sont trop émoussés ; mais le mot mousses semble bien lisible sur le manuscrit. Havet renvoie à la première Provinciale : « La différence qui est entre nous est si subtile, qu’à peine pouvons-nous la marquer nous-mêmes ; vous auriez trop de difficulté à l’entendre. » Voir aussi la troisième Provinciale : « Pour nous, qui n’approfondissons pas tant les choses, tenons-nous en repos sur le tout. Voulons-nous être plus savants que nos maîtres ? N’entreprenons pas plus qu’eux. Nous nous égarerions dans cette recherche. Il ne faudrait rien pour rendre cette censure hérétique. Il n’y a qu’un point imperceptible entre cette proposition et la foi. La distance en est si insensible, que j’ai eu peur, en ne la voyant pas, de me rendre contraire aux docteurs de l’Église, pour me rendre trop conforme aux docteurs de Sorbonne ; et, dans cette crainte, j’ai jugé nécessaire de consulter un de ceux qui, par politique, furent neutres dans la première question, pour apprendre de lui la chose véritablement. »
Écacher n’est pas dans Furetière. Le Dictionnaire de l’Académie donne écraser, froisser.
L’homme n’est qu’un sujet plein d’erreur naturelle et ineffaçable sans la grâce. [Rien ne] lui montre la vérité. Tout l’abuse. Il faut commencer par là le chapitre des puissances trompeuses.
Meurillon Christian, “La notion de commencement dans les Pensées”, Op. cit., 2, nov. 1993, p. 64. ✍
L’édition Brunschvicg dissocie les deux fragments Br. 82 et Br. 83. Une note indique : « Ce fragment suit immédiatement dans le manuscrit le fragment qui le précède. Pascal est amené par le cours de son développement à des conclusions importantes qu’il se proposait de mieux mettre en lumière, en en faisant le début de son chapitre. La transposition pourrait être faite, comme le demande M. Michaut, mais dans une restauration de l’Apologie, non dans une édition des fragments posthumes ». Le fragment Br. 83 commence comme suit par la mention marginale en italique : « Il faut commencer par là le chapitre des puissances trompeuses. L’homme n’est qu’un sujet plein d’erreur, naturelle et ineffaçable sans la grâce. [...] ».
Ces deux principes de vérité, la raison et les sens, outre qu’ils manquent chacun de sincérité, s’abusent réciproquement l’un l’autre. Les sens abusent la raison par de fausses apparences, et cette même piperie qu’ils apportent à l’âme ils la reçoivent d’elle à leur tour. Elle s’en revanche. Les passions de l’âme troublent les sens et leur font des impressions fausses. Ils mentent et se trompent à l’envi.
Montaigne, Essais, II, 12, Pléiade, p. 580. « Cette même piperie que les sens apportent à notre entendement, ils la reçoivent à leur tour. Notre âme parfois s’en revanche ; ils mentent et se trompent à l’envi ». Croquette Bernard, Pascal et Montaigne, p. 10-11, renvoie à Essais, II, 12.
Descartes, Regulae, XII, éd. Alquié I, p. 141 sq., AT X, p. 416 sq. Action réciproque des sens et de l’imagination. ✍
Misono Keisuke, Écrire contre le jansénisme au XVIIe siècle : Léonard de Marandé polémiste vulgarisateur, Thèse, Clermont-Ferrand, 2008, p. 61 sq. ✍
Charron, De la sagesse, I, 11, éd. Duval, 1820, p. 90 ; éd. Negroni, I, 10, p. 112 sq. Sur la manière dont les sens trompent la raison. Tromperie mutuelle. Dans le cas de la tromperie par les sens, Charron, cite des exemples (saignée, cautérisation) ; dans le cas de la tromperie par l’entendement, il mentionne la colère, l’amour, les passions, qui font voir les choses autres qu’elles ne sont. Que l’esprit, empêché ailleurs, fait souvent que les sens ne perçoivent pas. Diversité de jugement entre sens et raison.
Gassendi Pierre, Exercitationes, éd. Rochot, p. 392. La raison ne peut rectifier l’imagination et le sens externe. S’il peut y avoir une erreur des sens, elle ne sera pas corrigée par la réflexion de la raison.
Certains auteurs réagissent contre la dénonciation des erreurs des sens par les sceptiques.
Silhon Jean de, De l’immortalité de l’âme, Paris, Pierre Billaine, 1634, Discours II, Qu’il est nécessaire de montrer qu’il y a un Dieu pour prouver l’immortalité de l’âme. Réfutation du pyrrhonisme e des raisons que Montaigne apporte pour l’établir. Divers genres de démonstration..., p. 149 sq. « Il nous reste maintenant à dissoudre le principal argument que Montaigne apporte en faveur du pyrrhonisme, et de mettre la cognée à la racine de cet erreur. Il n’y a rien, dit-il, dans l’entendement qui n’y soit entré par les sens, et toute la matière de nos raisonnements et de nos discours passe nécessairement par ces canaux et par ces minières ; Et partant elle en attire les mauvaises qualités et la faculté qui la reçoit s’en infecte et s’en empoisonne. Or toute les connaissances des sens, qui fournissent cette matière dont l’entendement se sert pour agir, et sur laquelle il travaille, sont trompeuses et mal assurées, et partant celles de l’entendement le seront aussi, et le doute et l’irrésolution seront le résultat de son travail, et non pas la certitude ni l’évidence. En effet, quel moyen que les sens connaissent leurs objets en la pureté de leur nature, et selon les véritables conditions de leur être, puisqu’ils ne les connaissent pas par eux-mêmes, mais seulement par leurs espèces et ne voient l’original qu’à la faveur de la copie ». Suivent les arguments ordinaire sur les erreurs des sens, p. 150 sq. « Un mélancolique, un frénétique, et un hypocondriaque s’imaginent de voir et d’entendre ce qu’ils ne voient et n’entendent point, ou de que les autres hommes bien sains ne voient et n’entendent point » : p. 152 sq.
On peut se demander comment on doit concilier ce passage sur les erreurs des sens avec la dernière phrase du fragment Laf. 701, Sel. 579 : Quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu’il se trompe il faut observer par quel côté il envisage la chose car elle est vraie ordinairement de ce côté-là et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse. Il se contente de cela car il voit qu’il ne se trompait pas et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés. Or on ne se fâche pas de ne pas tout voir, mais on ne veut pas être trompé, et peut-être que cela vient de ce que naturellement l’homme ne peut tout voir, et de ce que naturellement il ne se peut tromper dans le côté qu’il envisage, comme les appréhensions des sens sont toujours vraies. Sur la défense de la véracité des sens, voir notre commentaire sur ce fragment.