Preuves par les Juifs VI – Fragment n° 8 / 15 – Papier original : RO 443-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 60 p. 255 / C2 : p. 471
Éditions de Port-Royal : Chap. XVIII - Dessein de Dieu de se cacher aux uns, et de se découvrir aux autres : 1669 et janvier 1670 p. 140 / 1678 n° 8 p. 138-139
Éditions savantes : Faugère II, 157, XXVII / Havet XX.5 / Brunschvicg 562 et 577 / Tourneur p. 325-2 / Le Guern 434 / Lafuma 468 et 469 (série XI) / Sellier 705 et 706
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Bibliographie ✍
CHÉDOZEAU Bernard, L’univers biblique catholique au siècle de Louis XIV. La Bible de Port-Royal, I, Les Préfaces de l’Ancien Testament (1672-1693), II, Les Préfaces du Nouveau Testament (1696-1708), Paris, Champion, 2013. COHN Lionel, Une polémique judéo-chrétienne au Moyen Âge et ses rapports avec l’analyse pascalienne de la religion juive, Reprint of Bar Ilan, volume in Humanities and social sciences, Jérusalem, 1969. COHN Lionel, “Pascal et le judaïsme”, in Pascal. Textes du tricentenaire, Chroniques de Port-Royal, 11-14, Fayard, 1963-1965, p. 206-224. FERREYROLLES Gérard, “De la causalité historique chez Pascal”, in Le rayonnement de Port-Royal, Mélanges en l’honneur de Philippe Sellier, Paris, Champion, p. 309-332. MAGNARD Pierre, Le vocabulaire de Pascal, Paris, Ellipses, 2001. MANENT Pierre, “L’Israël de Pascal”, Port-Royal et le royaume d’Israël, Chroniques de Port-Royal, 53, Paris, Bibliothèque Mazarine, 2004, p. 129-136. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. RUSSIER Jeanne, La foi selon Pascal, I, Dieu sensible au cœur, II, Tradition et originalité dans la théologie pascalienne de la foi, Paris, P. U. F., 1949. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. SELLIER Philippe, “Israël : La rencontre de ce peuple m’étonne”, in Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., Paris, Champion, 2012, p. 233-251. |
✧ Éclaircissements
Il n’y a rien sur la terre qui ne montre, ou la misère de l’homme ou la miséricorde de Dieu, ou l’impuissance de l’homme sans Dieu, ou la puissance de l’homme avec Dieu.
Sur la terre ne signifie pas la même chose que dans la nature.
La misère correspond à l’impuissance (la misère consiste à vouloir sans pouvoir, comme l’indique Misère 24 (Laf. 75, Sel. 110) : L’Ecclésiaste montre que l’homme sans Dieu est dans l’ignorance de tout et dans un malheur inévitable, car c’est être malheureux que de vouloir et ne pouvoir. Or il veut être heureux et assuré de quelque vérité. Et cependant il ne peut ni savoir ni ne désirer point de savoir. Il ne peut même douter. Voir le commentaire de Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 188 sq. La notion de misère peut avoir des substituts, comme bassesse, faiblesse, petitesse. Le concept de misère a une signification plus étendue que celui de vanité : p. 189 sq. et p. 195. La prise de conscience de la vanité est douloureuse, et c’est ce qui engendre la misère : p. 195. La misère consiste précisément à vouloir et ne pouvoir, selon la formule de Misère 24.
Ce terme de puissance, qui mis en regard de l’impuissance, demande explication ; il répond implicitement à grandeur, qui consiste à pouvoir ce que l’on veut. Puissance a ici le sens de pouvoir effectif (on pourrait dire de pouvoir prochain).
Pascal n’emploie guère le mot puissance pour parler de l’homme. Il ne le fait guère que lorsqu’il parle pour ainsi dire stoïcien : voir Raisons des effets 18 (Laf. 100, Sel. 133). Raison des effets. Épictète. Ceux qui disent : vous avez mal à la tête, ce n’est pas de même. On est assuré de la santé, et non pas de la justice, et en effet la sienne était une niaiserie. Et cependant il la croyait démontrer en disant ou en notre puissance ou non. Mais il ne s’apercevait pas qu’il n’est pas en notre pouvoir de régler le cœur, et il avait tort de le conclure de ce qu’il y avait des chrétiens.
Ce passage doit être rapproché de Ordre 4 (Laf. 6, Sel. 40).
Première partie : Misère de l’homme sans Dieu.
Deuxième partie : Félicité de l’homme avec Dieu.
Autrement
Première partie : Que la nature est corrompue, par la nature même.
Deuxième partie : Qu’il y a un Réparateur, par l’Écriture.
On retrouve l’opposition avec Dieu / sans Dieu.
Le terme réparateur fait écho à miséricorde, puisque la rédemption de l’homme pécheur est un pur effet de la miséricorde de Dieu. Voir les Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, 3, § 11-12, OC III, éd. J. Mesnard, p. 794 : « Tous les hommes étant dans cette masse corrompue également dignes de la mort éternelle et de la colère de Dieu, Dieu pouvait avec justice les abandonner tous sans miséricorde à la damnation. Et néanmoins il plaît à Dieu de choisir, élire et discerner de cette masse également corrompue, et où il ne voyait que de mauvais mérites, un nombre d’hommes de tout sexe, âges, conditions, complexions, de tous les pays, de tous les temps, et enfin de toutes sortes. Que Dieu a discerné ses élus d’avec les autres par des raisons inconnues aux hommes et aux anges et par une pure miséricorde sans aucun mérite. »
En revanche, dans le présent fragment, il n’est pas question de la félicité, mais de la puissance de l’homme avec Dieu. Mais les deux mots sont liés : si le malheur vient de vouloir sans pouvoir, la félicité naît de ce que l’on est en mesure d’obtenir ce que l’on veut (aussi bien dans la nature, lorsque l’on cherche le bonheur, que dans l’ordre de la surnature, puisque l’on peut prier pour obtenir la grâce de Dieu, qui l’accorde toujours lorsqu’on la demande sincèrement). Le rapport avec la grandeur est donc immédiat.
Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 219. Le couple misère-grandeur envisage l’homme en lui-même avec sa double nature ; le couple misère-félicité l’homme est mis en rapport avec sa fin. Ces couples sont en rapport avec les deux parties que Pascal a prévues pour son apologie, l’une qui a l’homme pour centre, dans laquelle Dieu n’intervient pas, sinon comme solution possible aux contradictions ; le seconde, marquée par la relation entre l’homme et Dieu.
En revanche, on ne peut identifier l’expression sur la terre du présent fragment, et par la nature même d’Ordre 4. Cette dernière expression signifie que la corruption de la nature humaine peut être démontrée en considérant la nature de l’homme telle que les moralistes la découvrent, sans faire intervenir les données révélées de la religion : c’est l’idée essentielle que Pascal attribue à Montaigne. Sur ce point, on ne sort donc pas de ce qu’enseigne la philosophie naturelle. Sur la terre semble alors pouvoir signifier à peu près la même chose que dans la nature. Mais le spectacle de l’humanité ne suffit pas à montrer l’impuissance de l’homme sans Dieu.
D’autre part, dans le présent fragment, ce que l’on voit sur la terre est supposé montrer aussi la miséricorde de Dieu, qui relève du surnaturel, et la puissance qu’elle confère à l’homme qui en bénéficie. Le rapport entre ces deux termes, miséricorde et puissance, est clair : la miséricorde de Dieu est ce qui lui fait donner sa grâce à l’homme, qui reçoit avec elle le pouvoir prochain et effectif de faire le bien qu’il ne pourrait pas faire sans elle. Mais en quel sens peut-on dire qu’il n’y a rien sur la terre qui ne montre la miséricorde de Dieu, ou la puissance de l’homme avec Dieu ? Il semble bien que, dans l’esprit de Pascal, cette évidence ne peut frapper un esprit incrédule, et qu’il exprime ici ce qu’un chrétien reconnaît par la lumière particulière que lui donne la foi. C’est un peu de la même manière que, dans le fragment Ordre 2 (Laf. 3, Sel. 38), Pascal peut dire à la fois que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu [...] pour quelques âmes à qui Dieu donna cette lumière, néanmoins cela est faux à l’égard de la plupart.
Ce n’est donc qu’avec précaution que l’on peut rapprocher le fragment présent du fragment Ordre 4, en admettant que le premier présente comme une proposition ce que le second présente sous forme de deux plans. Le présent fragment ne semble pas avoir la même signification argumentative.
En revanche, on retrouve dans ce texte l’inspiration du fragment Morale chrétienne 4 (Laf. 354, Sel. 386), qui souligne que la religion chrétienne confirme ce que le spectacle du monde révèle à qui sait voir : Il n’y a point de doctrine plus propre à l’homme que celle-là qui l’instruit de sa double capacité de recevoir et de perdre la grâce à cause du double péril où il est toujours exposé de désespoir ou d’orgueil.
Bassesse
Pourquoi Pascal a-t-il d’abord écrit le mot Bassesse, et pourquoi l’a-t-il ensuite biffé ? Voir la transcription diplomatique.
Il n’y a aucun fragment qui atteste que le mot bassesse ait pour Pascal rapport à la condition des Juifs. Aucune barre de séparation n’oblige à associer ce mot biffé avec la partie relative aux Juifs.
Il est probable que Pascal a d’abord écrit la première phrase du fragment qui touche explicitement à la misère de l’homme, puis a écrit « Bassesse », qui n’a pas eu de suite. Le début de la deuxième partie, « Dieu a fait », a manifestement été écrit ensuite, car cette ligne s’arrête avant « Bassesse ».
Le mot « Bassesse » ne semble pas avoir de rapport avec la remarque de Pascal sur les Juifs. Mais il est directement lié à l’idée de misère : dans la société, à la bassesse de condition répond en général la misère. « Bassesse » semble dont être lié à la première partie de notre texte, plutôt qu’à la seconde.
Le sens du mot est éclairci par le fragment Dossier de travail (Laf. 398, Sel. 17). Les philosophes ne prescrivaient point des sentiments proportionnés aux deux états.
Ils inspiraient des mouvements de grandeur pure et ce n’est pas l’état de l’homme.
Ils inspiraient des mouvements de bassesse pure et ce n’est pas l’état de l’homme.
Il faut des mouvements de bassesse, non de nature, mais de pénitence non pour y demeurer mais pour aller à la grandeur. Il faut des mouvements de grandeur non de mérite mais de grâce et après avoir passé par la bassesse.
Dieu a fait servir l’aveuglement de ce peuple au bien des élus.
Le peuple en question ne peut être que le peuple juif, dont l’aveuglement est l’un des thèmes de la controverse entre Juifs et chrétiens. Voir le dossier sur Le peuple juif.
Boucher Jean, Les triomphes de la religion chrétienne, II, Q. 45, p. 231 sq. Les Juifs ont été aveuglés par la vue de Jésus-Christ ; avant son avènement, ils avaient la vraie foi, ils étaient clairvoyants parmi les païens. Ils ont été aveuglés à l’avènement du Christ. De même pour les impies : ils ont reçu la lumière de la vraie foi ; la vanité les perd. L’aveuglement concerne l’esprit ; l’endurcissement concerne le cœur. Voir Q. 46, p. 233 sq., Comment se fait l’aveuglement.
Cet aveuglement a été prédit.
Prophéties 26 (Laf. 347, Sel. 379). Que Dieu les frappera d’aveuglement et qu’ils tâtonneront en plein midi comme les aveugles.
Laf. 793, Sel. 646. Les ténèbres des Juifs effroyables et prédites. Eris palpans in meridie. Dabitur liber scienti litteras et dicet non possum legere. Sur ces ténèbres effroyables, voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 489 sq.
Cet aveuglement tient au caractère charnel des Juifs et à leurs pensées purement terrestres, qui leur ont fait ignorer le sens spirituel de prophéties qu’ils n’ont entendues qu’en un sens charnel.
Loi figurative 25 (Laf. 270, Sel. 301). Figures. Les Juifs avaient vieilli dans ces pensées terrestres : que Dieu aimait leur père Abraham, sa chair et ce qui en sortait, que pour cela il les avait multipliés et distingués de tous les autres peuples sans souffrir qu’ils s’y mêlassent, que quand ils languissaient dans l’Egypte il les en retira avec tous ses grands signes en leur faveur, qu’il les nourrit de la manne dans le désert, qu’il les mena dans une terre bien grasse, qu’il leur donna des rois et un temple bien bâti pour y offrir des bêtes, et, par le moyen de l’effusion de leur sang qu’ils seraient purifiés, et qu’il leur devait enfin envoyer le Messie pour les rendre maîtres de tout le monde, et il a prédit le temps de sa venue.
Le monde ayant vieilli dans ces erreurs charnelles. Jésus-Christ est venu dans le temps prédit, mais non pas dans l’éclat attendu, et ainsi ils n’ont pas pensé que ce fût lui. Après sa mort saint Paul est venu apprendre aux hommes que toutes ces choses étaient arrivées en figure, que le royaume de Dieu ne consistait pas en la chair, mais en l’esprit, que les ennemis des hommes n’étaient pas leurs Babyloniens, mais leurs passions, que Dieu ne se plaisait pas aux temples faits de main, mais en un cœur pur et humilié, que la circoncision du corps était inutile, mais qu’il fallait celle du cœur, que Moïse ne leur avait pas donné le pain du ciel, etc.
Mais Dieu n’ayant pas voulu découvrir ces choses à ce peuple qui en était indigne et ayant voulu néanmoins les produire afin qu’elles fussent crues, il en a prédit le temps clairement et les a quelquefois exprimées clairement mais abondamment en figures afin que ceux qui aimaient les choses figurantes s’y arrêtassent et que ceux qui aimaient les figurées les y vissent
[...] Les Juifs ont tant aimé les choses figurantes et les ont si bien attendues qu’ils ont méconnu la réalité quand elle est venue dans le temps et en la manière prédite.
C’est cet aveuglement qui a fait des Juifs les meilleurs témoins de la vérité du christianisme dont ils sont les ennemis.
L’argument est fondé sur le principe juridique qu’alors qu’il faut toujours se défier du témoignage de personnes amies d’une partie, le témoignage d’un ennemi est crédible quand il joue en faveur de son adversaire.
Ferreyrolles Gérard, “De la causalité historique chez Pascal”, in Le rayonnement de Port-Royal, p. 330-331. C’est un de ces cas où les actions des hommes se retournent contre les intentions de leurs promoteurs. Comme les païens ont agi sans le vouloir pour la grandeur de l’Évangile, les Juifs ont été pour le Messie des instruments de sa gloire, responsables car agissants autant qu’agis.
L’expression de témoins irréprochables se trouve dès avril 1645, chez Arnauld Antoine, Seconde apologie pour Monsieur Jansénius, Œuvres, XVII, p. 1-637 Livre II, ch. V, Proposition VII. Les Juifs sont « témoins irréprochables » et servent au salut des vrais chrétiens : p. 118.
Delassault Geneviève, Le Maître de Sacy et son temps, p. 184. La haine manifestée par les Juifs pour le Christ, leur attachement à la Loi, le refus de croire en ont fait des témoins irréprochables, selon Sacy. Preuve déjà employée par Cl. Morel, Démonstration de la vérité, 1651, ch. IV, p. 99, et J. Macé, L’économie de la vraie religion, t. 1, ch. II, p. 228. Ils citent saint Augustin, De Conf. Evang., livre I, ch. IV et XXVI. Voir p. 194, n. 210 : Sacy insiste beaucoup sur la véracité des prophéties prouvées par le témoignage non suspect des Juifs.
Voir Prophéties VIII (Laf. 502, Sel. 738), sur les Juifs témoins irréprochables. Il fallait que pour donner foi au Messie il y eût eu des prophéties précédentes et qu’elles fussent portées par des gens non suspects et d’une diligence et fidélité et d’un zèle extraordinaire et connu de toute la terre.
Pour faire réussir tout cela Dieu a choisi ce peuple charnel auquel il a mis en dépôt les prophéties qui prédisent le Messie comme libérateur et dispensateur des biens charnels que ce peuple aimait.
Et ainsi il a eu une ardeur extraordinaire pour ses prophètes et a porté à la vue de tout le monde ces livres qui prédisent leur Messie assurant toutes les nations qu’il devait venir et en la manière prédite dans les livres qu’ils tenaient ouverts à tout le monde. Et ainsi ce peuple déçu par l’avènement ignominieux et pauvre du Messie ont été ses plus cruels ennemis, de sorte que voilà le peuple du monde le moins suspect de nous favoriser et le plus exact et zélé qui se puisse dire pour sa loi et pour ses prophètes qui les porte incorrompus.
De sorte que ceux qui ont rejeté et crucifié Jésus-Christ qui leur a été en scandale sont ceux qui portent les livres qui témoignent de lui et qui disent qu’il sera rejeté et en scandale, de sorte qu’ils ont marqué que c’était lui en le refusant et qu’il a été également prouvé et par les justes juifs qui l’ont reçu et par les injustes qui l’ont rejeté, l’un et l’autre ayant été prédits.
C’est pour cela que les prophéties ont un sens caché, le spirituel, dont ce peuple était ennemi, sous le charnel dont il était ami. Si le sens spirituel eut été découvert ils n’étaient pas capables de l’aimer et ne pouvant le porter ils n’eussent point eu le zèle pour la conservation de leurs livres et de leurs cérémonies et s’ils avaient aimé ces promesses spirituelles et qu’ils les eussent conservées incorrompues jusqu’au Messie leur témoignage n’eût point eu de force puisqu’ils en eussent été amis.
Voilà pourquoi il était bon que le sens spirituel fût couvert, mais d’un autre côté si ce sens eût été tellement caché qu’il n’eût point du tout paru il n’eût pu servir de preuve au Messie. Qu’a‑t‑il donc été fait ?
Il a été couvert sous le temporel en la foule des passages et a été découvert si clairement en quelques‑uns, outre que le temps et l’état du monde ont été prédits si clairement qu’il est plus clair que le soleil, et ce sens spirituel est si clairement expliqué en quelques endroits qu’il fallait un aveuglement pareil à celui que la chair jette dans l’esprit quand il lui est assujetti pour ne le pas reconnaître.
Voilà donc quelle a été la conduite de Dieu. Ce sens est couvert d’un autre en une infinité d’endroits et découvert en quelques‑uns rarement, mais en telle sorte néanmoins que les lieux où il est caché sont équivoques et peuvent convenir aux deux, au lieu que les lieux où il est découvert sont univoques et ne peuvent convenir qu’au sens spirituel.
De sorte que cela ne pouvait induire en erreur et qu’il n’y avait qu’un peuple aussi charnel qui s’y pût méprendre. [...]
Et cependant ce testament fait pour aveugler les uns et éclairer les autres marquait en ceux mêmes qu’il aveuglait la vérité qui devait être connue des autres. Car les biens visibles qu’ils recevaient de Dieu étaient si grands et si divins qu’il paraissait bien qu’il était puissant de leur donner les invisibles et un Messie.
[...] Dieu a donc montré en la sortie d’Égypte, de la mer, en la défaite des rois, en la manne, en toute la généalogie d’Abraham qu’il était capable de sauver, de faire descendre le pain du ciel, etc., de sorte que ce peuple ennemi est la figure et représentation du même Messie qu’ils ignorent.
Il nous a donc appris enfin que toutes ces choses n’étaient que figures et ce que c’est que vraiment libre, vrai Israélite, vraie circoncision, vrai pain du ciel, etc.
[...] Dans ces promesses-là chacun trouve ce qu’il a dans le fond de son cœur, les biens temporels ou les biens spirituels, Dieu ou les créatures, mais avec cette différence que ceux qui y cherchent les créatures les y trouvent, mais avec plusieurs contradictions, avec la défense de les aimer, avec l’ordre de n’adorer que Dieu et de n’aimer que lui, ce qui n’est qu’une même chose et qu’enfin il n’est point venu Messie pour eux, au lieu que ceux qui y cherchent Dieu le trouvent et sans aucune contradiction avec commandement de n’aimer que lui et qu’il est venu un Messie dans le temps prédit pour leur donner les biens qu’ils demandent.
Les actions mêmes des Juifs contre le Christ n’ont fait que mieux le servir. Voir Prophéties V (Laf. 488, Sel. 734). Les Juifs en le tuant pour ne le point recevoir pour Messie, lui ont donné la dernière marque du Messie. Et en continuant à le méconnaître ils se sont rendus témoins irréprochables. Et en le tuant et continuant à le renier ils ont accompli les prophéties.
Chédozeau Bernard, L’univers biblique catholique au siècle de Louis XIV. La Bible de Port-Royal, I, Les Préfaces de l’Ancien Testament (1672-1693), II, Les Préfaces du Nouveau Testament (1696-1708), Paris, Champion, 2013.
La Genèse, tr. Sacy, Ie partie, Préface, § V.
« Il est important d’ajouter ici quelques réflexions sur l’état présent des Juifs, parce qu’ils sont une des marques les plus claires de la vérité de notre foi. [...] Ceci nous fait voir combien il est vrai que Dieu est le maître et l’arbitre de tout ce qui se passe sur la terre : et que le cours du monde n’a point d’autre loi que son ordre souverain, et l’accomplissement de ses desseins éternels.
Car qui n’admirera, selon la réflexion très judicieuse de saint Augustin, les marques de la sagesse et de la toute-puissance de Dieu, qui éclatent sensiblement dans toute la manière dont il a conduit le peuple Juif ? Il choisit ce peuple quinze siècles avant Jésus-Christ. Il lui donne sa loi. Il le rend dépositaire de sa parole et de ses promesses. Et il fait que tout ce peuple devient comme un grand Prophète : Magnus quidam Propheta, dit saint Augustin (August. Contra Faust. lib. 19. cap. 22) ; en sorte que dans son élévation, dans son abaissement, dans ses victoires, dans ses défaites, dans son sacerdoce, dans ses sacrifices, dans son temple, dans ses Juges, dans ses Rois, dans ses prophéties ; et enfin dans tout ce qui lui arrive, selon ce qui vient d’être cité de saint Paul, il est la figure vivante et animée de tout ce qui devait arriver à Jésus-Christ et à son Église.
Et après que Jésus-Christ a paru dans le monde, et que ces mêmes Juifs qui mettaient toute leur gloire à attendre le Messie, l’ont rejeté, et l’ont fait mourir cruellement, Dieu les a rejetés aussi par une très grande justice. Mais en même temps il a fait que leur réprobation est devenue plus utile à l’Église, que n’aurait été leur conversion.
Car s’ils avaient embrassé la foi, ils auraient pu être suspects aux Gentils, auxquels ils devaient apprendre la vérité des prophéties, puisqu’il est aisé que les Chrétiens soutiennent tout ce qui favorise Jésus-Christ (August. De cons. Ev. l. 1. c. 14). « Au lieu que maintenant Dieu les a dispersés, et les fait subsister depuis dix-sept siècles dans toute la terre, comme des témoins irréprochables qui déposent en tous lieux en faveur de Jésus-Christ et de sa religion au même temps qu’ils détestent l’un et l’autre ; et qui conservant avec un grand respect l’Écriture sainte, à la lettre de laquelle ils s’attachent inviolablement, présentent cette même Écriture en tous lieux, afin que tous les hommes y lisent en des termes très clairs et très convaincants la justification de notre foi, et la condamnation de leur perfidie » (August. De cons. Evang. lib.1. cap 26) : Gens Judaeorum, dit saint Augustin, reproba per infidelitatem, à sedibus extirpata per mundum usquequaque dispergitur, ut ubique portet codices sanctos : Ac sic prophetiæ testimonium, quâ Christus et Ecclesia prœnuntiata est, ne ad tempus à nobis fictum existimaretur, ab ipsis adversariis proferatur ; ubi etiam ipsos prædictum est non fuisse credituros » (August. Epist. 3. ad Volusian.). »
Isaïe, traduit en français, Paris, Desprez, 1686, tr. Le Maître de Sacy, Préface, p. 1. I. Que l’autorité des prophètes est la preuve la plus assurée de la religion chrétienne. Même les païens admettaient la clarté des prophéties, et n’ont pu y résister « qu’en disant qu’elles avaient été feintes après que les choses étaient arrivées » : p. 1. Les chrétiens ne répondent pas d’eux-mêmes : ils renvoient aux Juifs : « nous ne voulons point en être crus ; mais nous nous en rapportons à ce que les Juifs vous en pourront dire ». Cela est juste, car ils ont été les dépositaires des prophéties, et « que c’est en leur langue qu’elles ont été écrites » : p. 3. Et « leur témoignage aussi ne vous doit pas être suspect, car nous prenons en ceci nos parties mêmes pour juges », qui sont « les ennemis irréconciliables de notre religion ».
Cohn Lionel, “Pascal et le judaïsme”, in Pascal. Textes du tricentenaire, Chroniques de Port-Royal, 11-14, p. 215-216. Le peuple juif, témoin du christianisme.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 485 sq. Un témoignage non suspect.
La pointe de fragment est indiquée par Ferreyrolles Gérard, “De la causalité historique chez Pascal”, in Le rayonnement de Port-Royal, p. 330-331. Du mal qu’est l’aveuglement des Juifs, Dieu tire un bien pour ceux qu’il a prédestinés au salut. G. Ferreyrolles montre comment ce cas particulier s’inscrit dans une dialectique générale qui fait de tous les maux une grâce accordée aux élus. Voir le fragment Laf. 566, Sel. 472 : Tout tourne en bien pour les élus. Jusqu’aux obscurités de l’Écriture, car ils les honorent à cause des clartés divines, et tout tourne en mal pour les autres jusqu’aux clartés, car ils les blasphèment à cause des obscurités qu’ils n’entendent pas.
C’est sous cet aspect que l’on peut trouver un rapport entre les deux parties de Preuves par les Juifs VI - n° 8 : l’existence des personnes que le manque de la grâce réduit à « l’impuissance » tourne en faveur des élus, qui voient dans leur condition ce qui peut leur arriver à eux-mêmes si la grâce venait à leur manquer, et les maintient dans l’humilité et la prière par laquelle ils demandent que la miséricorde de Dieu les maintienne en grâce.