Preuves par les Juifs VI – Fragment n° 9 / 15 – Le papier original est perdu
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 61 p. 255-256 / C2 : p. 471-471 v°
Éditions de Port-Royal :
Chap. XXIII - Grandeur de l’homme : 1669 et janvier 1670 p. 180-181 / 1678 n° 5 p. 176-177
Chap. III - Veritable Religion prouvée par les contrarietez : 1669 et janvier 1670 p. 40 / 1678 n° 14 p. 43
Éditions savantes : Faugère II, 80, V ; II, 158, XXXII / Havet I.5 et XII.10 / Michaut 927 et 928 / Brunschvicg 404 et 441 / Le Guern 435 et 436 / Lafuma 470 et 471 (série XI) / Sellier 707 et 708
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Bibliographie ✍
BÉNICHOU Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948. CROQUETTE Bernard, Pascal et Montaigne, Genève, Droz, 1974. DROZ Edouard, Essai sur le scepticisme de Pascal considéré dans le livre des Pensées, Paris, Alcan, 1886. NADAL Octave, Le sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille, Paris, Gallimard, 1948. SELLIER Philippe, Pascal et Saint Augustin, Paris, Colin, 1970. STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007. SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008. THIROUIN Laurent, “Éclats de rire pascaliens”, in J. Dagen et A. S. Barrovecchio, Le rire ou le modèle ? Le dilemme du moraliste, Paris, Champion, 2010, p. 363-390. |
✧ Éclaircissements
Envisagé dans son ensemble le texte peut être considéré comme une gradation, comportant trois degrés : les hommes en général, les philosophes, et le point de vue chrétien. Pascal use souvent de ce modèle, dont le fragment Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124) propose un exemple frappant. Il faut cependant observer que, dans le cas présent, les instances ne se succèdent pas exactement du pour au contre, puisque Pascal y réduit les philosophes qui méprisent l’homme au même rang que les personnes ordinaires, tous cherchant également la gloire.
On peut cependant rapprocher le mouvement de ce texte à une forme de renversement du pour au contre, puisque s’y succèdent l’affirmation de la bassesse de l’homme, l’affirmation de la foi générale en son excellence, pour aboutir à l’idée chrétienne de la corruption (qui enferme à la fois l’idée de la grandeur perdue et de la misère actuelle).
La plus grande bassesse de l’homme est la recherche de la gloire, mais c’est cela même qui est la plus grande marque de son excellence,
Sur la notion de gloire, telle qu’elle est conçue au temps de Pascal, on peut consulter les études suivantes, qui fournissent des indications précieuses.
Nadal Octave, Le sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille, Paris, Gallimard, 1948. Sens du mot gloire : p. 299 sq. L’éthique de la gloire dans le théâtre cornélien : p. 305 sq. La notion de gloire : p. 307 sq. Gloire du héros, du roi, du politique : p. 311 sq.
Bénichou Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948. Voir surtout p. 82 sq., sur la gloire dans le théâtre de Corneille. Pour la réduction de la gloire à l’amour propre dans le mouvement janséniste, voir p. 161 sq. Le glorieux, dupe de lui-même : p. 381 sq. La vanité de la gloire : p. 174 sq.
Voir dans Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007, p. 200 sq., sur la réflexion de Nicole sur ce point.
Sur la fausse gloire et le véritable honneur, voir Méré, Conversations, VI, éd. Boudhors, Paris, Roches, 1930, p. 80.
Le mot gloire ne doit pas être pris dans le même sens que dans Preuves par discours I, où il est pris au sens religieux. Il s’entend ici au sens profane seulement, mais dans toutes ses acceptions (voir plus bas sur ce point).
Cette proposition comporte plusieurs termes qu’il faut distinguer : un fait, un blâme et un éloge.
Le fait est la présence universelle du désir de gloire chez l’homme.
L’idée remonte à Cicéron, Tusculanes, In XV. On la retrouve aussi dans le Pro Archia, XI. « Nunc insidet quaedam in optimo quoque virtus, quae noctes et dies animum gloriae stimulis concitat » ; tr. : « mais dans les cœurs les plus vertueux réside un noble sentiment qui jour et nuit les anime par l’aiguillon de la gloire ».
Ce désir de gloire est visible à tous les âges de la vie humaine : voir Misère 12 (Laf. 63, Sel. 97). La gloire. L’admiration gâte tout dès l’enfance. Ô que cela est bien dit, ô qu’il a bien fait, qu’il est sage, etc. Les enfants de Port-Royal auxquels on ne donne point cet aiguillon d’envie et de gloire tombent dans la nonchalance.
Nul homme n’y fait exception. Voir Laf. 627, Sel. 520. La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme qu’un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs et les philosophes mêmes en veulent, et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit, et ceux qui les lisent veulent avoir la gloire de les avoir lus, et moi qui écris ceci ai peut-être cette envie, et peut-être que ceux qui le liront...
Au surplus, il est le propre de l’homme, à l’exception de toutes les autres créatures : voir Laf. 685, Sel. 564. Gloire. Les bêtes ne s’admirent point. Un cheval n’admire point son compagnon. Ce n’est pas qu’il n’y ait entre eux de l’émulation à la course, mais c’est sans conséquence, car étant à l’étable, le plus pesant et plus mal taillé n’en cède pas son avoine à l’autre, comme les hommes veulent qu’on leur fasse. Leur vertu se satisfait d’elle-même.
Le blâme consiste dans l’idée que ce désir de gloire est marqué par la vanité et la bassesse.
Ce que le désir de l’estime des autres a de bas et de ridicule est indiqué dans le fragment Contrariétés 2 (Laf. 120, Sel. 152) : Nous sommes si présomptueux que nous voudrions être connus de toute la terre et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus. Et nous sommes si vains que l’estime de cinq ou six personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente.
L’éloge consiste à soutenir que malgré tout, ce désir de gloire est la marque de l’excellence de l’homme.
Primo, comme nous l’avons indiqué plus haut, il est le privilège de l’homme : voir Laf. 685, Sel. 564. Les bêtes ne s’admirent point. Un cheval n’admire point son compagnon.
Le raisonnement est le suivant : plus on abaisse l’homme en montrant qu’il est déraisonnable, plus on élève la raison. Mais comme l’homme est par nature un être doué de raison, le fait même qu’il manque à sa nature marque qu’il participe à la dignité de la raison.
Pascal recourt ici à un modèle qui fait écho à la série de dossiers Misère, Raisons des effets, Grandeur, fondé sur la distinction entre essence et marque ou signe. La recherche de la gloire est une bassesse, mais elle est la marque de son excellence. Pour reprendre une distinction fournie par la Logique de Port-Royal, lorsque l’on adopte une idée de chose à l’égard de la recherche de la gloire, on ne peut y voir que de la bassesse ; mais quand on prend à son égard une idée de signe, on s’aperçoit qu’elle est la marque ou le signe de son excellence. Le mouvement qui va de l’une à l’autre de ces idées engendre le renversement du pour au contre qui suivent les premières liasses de la Table des matières.
car, quelque possession qu’il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait s’il n’est dans l’estime des hommes.
Quelque possession… : retour sous une autre forme de l’idée que l’homme ne peut se satisfaire de ce qui s’inscrit dans l’espace et n’y trouve pas son bonheur. Voir Grandeur 9 (Laf. 113, Sel. 145). Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai point d’avantage en possédant des terres. Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensée je le comprends.
Commodité s’entend au sens « d’aise, de facilité de vivre sans peine, sans fatigue ». Le mot peut désigner aussi les « biens de fortune » (Furetière). Le mot essentielle en détermine-t-il la signification ? Essentiel signifie ce qui est nécessaire pour constituer un être, qui appartient à son essence. La proximité du mot possession suggère qu’il s’agit du second sens, mais la santé est en revanche un bien essentiel, qui tient à la nature de l’homme, et non au hasard d’une naissance (au sens des Trois discours sur la condition des grands).
Sans doute faut-il chercher le sens de cette expression du passage des Essais de Montaigne, I, XLI, De ne communiquer sa gloire, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 278, dont Pascal semble s’être inspiré, indiqué par Bernard Croquette, Pascal et Montaigne, Genève, Droz, 1974, p. 47 : « De toutes les rêveries du monde, la plus reçue et la plus universelle est le soin de la réputation et de la gloire, que nous épousons jusques à quitter les richesses, le repos, la vie et la santé qui sont biens effectuels et substantiels, pour suivre cette vaine image et cette simple voix, qui n’a ni corps ni prise ». Pascal remplace effectuel et substantiel par un seul adjectif, moins ancien et moins philosophique.
Il estime si grande la raison de l’homme que, quelque avantage qu’il ait sur la terre, s’il n’est placé avantageusement aussi dans la raison de l’homme, il n’est pas content. C’est la plus belle place du monde, rien ne le peut détourner de ce désir, et c’est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l’homme.
Content : au sens classique de satisfait, et non au sens actuel.
Dossier de travail (Laf. 411, Sel. 30). Grandeur de l’homme. Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme que nous ne pouvons souffrir d’en être méprisé, et de n’être pas dans l’estime d’une âme. Et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime.
Pascal procède ici à une restriction ou à une spécification du désir de gloire. Celui-ci peut être attaché à des actions diverses. Il existe une gloire dans l’ordre des corps (gloire militaire, gloire politique, gloire attachée à la richesse, etc.). La gloire des héros comme Alexandre (Laf. 770, Sel. 635) ou celle des héros de tragédie est de ce type. Il existe une gloire dans l’ordre des esprits, comme l’indique le fragment Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339) : Archimède sans éclat serait en même vénération. Il n’a pas donné des batailles pour les yeux, mais il a fourni à tous les esprits ses inventions. Ô qu’il a éclaté aux esprits ! En invoquant ici la raison de l’homme, Pascal paraît concentrer la pensée sur l’ordre le plus noble, celui de la pensée. On retrouve ainsi la maxime de Laf. 759, Sel. 628. Pensée fait la grandeur de l’homme.
L’extension à l’ordre des corps se fait immédiatement par analogie : les grands veulent être avantageusement placés dans l’estime du roi, les soldats dans celle des généraux, et ainsi de suite.
Cette volonté d’acquérir de la gloire précipite l’homme dans le monde de l’imaginaire.
Laf. 806, Sel. 653. Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être. Nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable. Et si nous avons ou la tranquillité ou la générosité, ou la fidélité nous nous empressons de le faire savoir afin d’attacher ces vertus-là à notre autre être et les détacherions plutôt de nous pour les joindre à l’autre. Nous serions de bon cœur poltrons pour en acquérir la réputation d’être vaillants. Grande marque du néant de notre propre être de n’être pas satisfait de l’un sans l’autre et d’échanger souvent l’un pour l’autre. Car qui ne mourrait pour conserver son honneur celui-là serait infâme.
La raison de ce désir d’être avantageusement placé dans l’estime d’autrui est évidemment l’amour propre. Voir Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère ; il veut être grand, et il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie.
Et ceux qui méprisent le plus les hommes et les égalent aux bêtes, encore veulent‑ils en être admirés et crus, et se contredisent à eux‑mêmes par leur propre sentiment,
Sentiment : le mot a en général le sens simple d’opinion, de jugement. Il est cependant peut-être nécessaire d’y ajouter le sens technique qu’il reçoit souvent chez Pascal, d’opinion qui est imposée par le cœur. L’estime dont les détracteurs de la nature de l’homme témoignent par leur recherche de l’admiration du peuple est un sentiment confus, dont ils ne sont pas nécessairement conscients.
Ceux qui méprisent le plus les hommes, et les égalent aux bêtes : plusieurs fragments permettent d’identifier ces philosophes qui égalent l’homme aux bêtes. Ce sont principalement les épicuriens, parmi lesquels il faut bien compter Montaigne, mais aussi quelques libertins moins reluisants.
Dossier de travail (Laf. 410, Sel. 29). Cette guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bêtes brutes. Des Barreaux. Mais ils ne l’ont pu ni les uns ni les autres, et la raison demeure toujours qui accuse la bassesse et l’injustice des passions et qui trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent. Et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent renoncer.
Selon le fragment Preuves par discours II (Laf. 430, Sel. 683), ils ont bien connu combien cette bassesse est effective ont traité d’une superbe ridicule ces sentiments de grandeur, qui sont aussi naturels à l’homme ; et ils lui disent : Baissez les yeux vers la terre, chétif ver que vous êtes, et regardez les bêtes dont vous êtes le compagnon.
Laf. 628, Sel. 521. Du désir d’être estimé de ceux avec qui on est. L’orgueil nous tient d’une possession si naturelle au milieu de nos misères, erreur, etc. Nous perdons encore la vie avec joie pourvu qu’on en parle.
Contrariétés 3 (Laf. 121, Sel. 153). Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Et il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre, mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre.
Contrariétés 4 (Laf. 121, Sel. 154). Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre.
Pascal reprend ici la suite du passage de Montaigne sur la recherche de la gloire cité plus haut, Essais, I, XLI, De ne communiquer sa gloire, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 278. « Et des humeurs déraisonnables des hommes, il semble que les philosophes mêmes se défassent plus tard et plus envis de cette-ci que de nulle autre : c’est la plus revêche et opiniâtre. Quia etiam bene proficientes animos tentare non cessat. Il n’en est guère de laquelle la raison accuse si clairement la vanité : mais elle a ses racines si vives en nous, que je ne sais si jamais aucun s’en est pu nettement décharger. Après que vous avez tout dit et tout cru, pour la désavouer, elle produit contre votre discours une inclination si intestine, que vous avez peu que tenir à l’encontre. Car comme dit Cicéron, ceux mêmes qui la combattent, encore veulent-ils, que les livres qu’ils en écrivent, portent au front leur nom, et se veulent rendre glorieux de ce qu’ils ont méprisé la gloire. »
Croquette Bernard, Pascal et Montaigne, Genève, Droz, 1974, p. 93. Pascal garde la construction de la phrase de Montaigne, mais il change certains mots. Montaigne fournit le canevas du texte, mais à l’intérieur de ce canevas, Pascal traite le problème tout autrement. Montaigne ne voit que la bassesse, Pascal voit la bassesse signe de la grandeur. Pascal tire de Montaigne l’idée que ceux qui méprisent l’homme veulent en être admirés tout de même ; il précise l’allusion, en renvoyant aux épicuriens. Le raisonnement est pratiquement analogue. Pourtant, Pascal fait un pas de plus que Montaigne. Les Essais ne disent pas que la recherche de la gloire est marque d’excellence chez l’homme. Montaigne se contente de noter qu’ils « se veulent rendre glorieux de ce qu’ils ont méprisé la gloire », Pléiade, p. 248-249. Pascal pousse plus loin : il suit les implications du désir de gloire, comme désir d’être bien placé dans l’estime des hommes, ce qui réalise la contradiction formelle. L’idée d’auditoire des philosophes ou de lecteurs permet de construire une cascade de vanités qui crée un “peuple” de vaniteux.
C’est le nerf du renversement du pour au contre entre grandeur et misère en l’homme, que Pascal a construit dans les premières liasses de son plan. Les sceptiques, du fait même qu’ils affirment la misère de l’homme, en prouvent la grandeur. Et les stoïciens, qui affirment la grandeur de l’homme, en démontrent par là même la misère et la vanité.
Le procédé d’inclusion qui consiste à montrer que, lors même que les philosophes méprisent l’homme, ils prouvent par là même leur désir d’en être admirés, ce qui les fait rentrer dans la loi générale qui veut que tous les hommes cherchent la gloire, et ironiquement appliqué par Pascal à lui-même dans le fragment Laf. 627, Sel. 520 : La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme qu’un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs et les philosophes mêmes en veulent, et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit, et ceux qui les lisent veulent avoir la gloire de les avoir lus, et moi qui écris ceci ai peut-être cette envie, et peut-être que ceux qui le liront...
Sur la rétorsion et la redarguitio elenchicae, voir Perelman Chaïm et Olbrechts-Tyteca L., Traité de l’argumentation, p. 274. La rétorsion, que l’on appelait au moyen âge la redarguitio elenchica, constitue un usage de l’autophagie : c’est un argument qui tend à montrer que l’acte par lequel une règle est attaquée est incompatible avec le principe qui soutient cette attaque. Elle est souvent utilisée pour défendre les principes premiers, suivant le procédé de method of affirmation by attempted denial.
Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008, p. 496 sq.
Thirouin Laurent, “Éclats de rire pascaliens”, in J. Dagen et A. S. Barrovecchio, Le rire ou le modèle ? Le dilemme du moraliste, Paris, Champion, 2010, p. 363-390. Voir p. 374 sq.
leur nature, qui est plus forte que tout, les convainquant de la grandeur de l’homme plus fortement que la raison ne les convainc de leur bassesse.
Leur nature, qui est plus forte que tout : voir Droz Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, p. 211, propose comme source Grégoire de Nazianze, Second discours sur la paix, p. 1, qui donne l’équivalent grec, ἡ φύσις, ἧϛ οὐδὲν βιαιότερον. Le rapprochement est superficiel.
L’expression leur nature, qui est plus forte que tout, s’explique par un fragment tel que Laf. 633, Sel. 526. Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent, qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer qui nous élève.
La bassesse ou la misère de l’homme est démontrable par la raison. Il suffit de constater la disproportion qui existe entre les prétentions et les désirs de l’homme d’une part, et la vanité de ses capacités réelles de l’homme d’autre part. La constatation d’une disproportion, fondée sur l’observation expérimentale de la réalité humaine, n’exige aucune autre faculté que la raison. La grandeur de l’homme, en revanche, n’a été réelle que dans l’état d’innocence ; elle a été vidée de sa substance par le péché et la corruption qui en a découlé. L’homme ne peut donc en avoir connaissance par raison ni par observation. C’est seulement le sentiment d’insatisfaction né de ses manques qui donne à l’homme une connaissance confuse de cette grandeur actuellement perdue. Mais cette connaissance n’est pas nécessairement consciente ni rationnelle : elle apparaît dans la conduite des hommes, sans même qu’ils s’en rendent compte.
Pour moi,
Pour moi : ce moi n’est pas celui que l’édition de Port-Royal définit par l’amour propre, dans les lignes qui précèdent le fragment Laf. 688, Sel. 567, dont Pascal professe qu’il faut l’anéantir, et le supprimer dans le discours. Si l’on envisage le texte dans sa continuité, moi semble s’opposer ici à « ceux qui méprisent le plus les hommes » : les lignes qui suivent montrent que Pascal s’exprime ici en chrétien. C’est sans doute pourquoi les éditeurs de Port-Royal n’ont pas fait scrupule de conserver le texte original.
Voir le dossier thématique sur le moi.
j’avoue qu’aussitôt que la religion chrétienne découvre ce principe, que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les yeux à voir partout le caractère de cette vérité. Car la nature est telle qu’elle marque partout un Dieu perdu, et dans l’homme, et hors de l’homme.
Et une nature corrompue.
Caractère : au sens classique de marque.
La religion chrétienne découvre ce principe : les mahométans, que Pascal met sur le même plan que les épicuriens, ont aussi compris la bassesse de l’homme, mais ils « nous ont donné les plaisirs de la terre pour tout bien, même dans l’éternité », et n’ont par conséquent pas vu que la corruption de l’homme est logiquement la marque de sa grandeur passée.
La perspective est la même que dans le fragment Preuves par les Juifs VI (Laf. 468, Sel. 705). Il n’y a rien sur la terre qui ne montre ou la misère de l’homme ou la miséricorde de Dieu, ou l’impuissance de l’homme sans Dieu ou la puissance de l’homme avec Dieu. L’évidence de cette vérité n’apparaît qu’une fois que l’on est entré dans les principes de la religion chrétienne.
Charron Pierre, De la sagesse, I, ch. XXXVII, éd. Negroni, Paris, Fayard, 1986, p. 242. « Qui découvre mieux la faiblesse humaine que la religion ? »
La nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu : sur le péché originel et la rupture qu’il a instituée entre l’homme et Dieu, voir dans les Écrits sur la grâce, le Traité de la prédestination, 3.
« 7. Adam, ayant péché et s’étant rendu digne de mort éternelle, pour punition de sa rébellion, Dieu l’a laissé dans l’amour de la créature. Et sa volonté, laquelle auparavant n’était en aucune sorte attirée vers la créature par aucune concupiscence, s’est trouvée remplie de concupiscence que le Diable y a semée, et non pas Dieu.
8. La concupiscence s’est donc élevée dans ses membres et a chatouillé et délecté sa volonté dans le mal, et les ténèbres ont rempli son esprit de telle sorte que sa volonté, auparavant indifférente pour le bien et le mal, sans délectation ni chatouillement ni dans l’un ni dans l’autre, mais suivant, sans aucun appétit prévenant de sa part, ce qu’il connaissait de plus convenable à sa félicité, se trouve maintenant charmée par la concupiscence qui s’est élevée dans ses membres. Et son esprit très fort, très juste, très éclairé, est obscurci et dans l’ignorance. »
Voir les commentaires de Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, p. 107 sq., sur le règne du cœur mauvais.
Et dans l’homme, et hors de l’homme : cette expression développe le mot partout. Pascal pense que les marques de la perte de Dieu se trouvent d’une part dans la nature, d’autre part dans l’homme lui-même. Dans l’homme, la marque de la corruption est principalement dans l’aveuglement qui frappe l’esprit humain sur son bien, sur le vrai et sur sa propre condition.
Hors de l’homme est plus difficile à interpréter. Peut-être Pascal pense-t-il au fait que l’une des marques de la déchéance de Dieu engendrée par la corruption de l’homme est le fait qu’il ne trouve dans le monde qu’un silence éternel qui le remplit d’effroi (voir Transition 7 (Laf. 201, Sel. 233) : Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.). Le spectacle des grands empires païens dans l’histoire universelle peut aussi être considéré comme une marque de l’inconstance et de la vanité humaines.