Pensées diverses I – Fragment n° 2 / 37 – Papier original : RO 134
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 86 p. 327 à 329 / C2 : p. 277 à 280
Éditions de Port-Royal :
Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janvier 1670 p. 323-324 / 1678 n° 4 p. 318
Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 291-292 / 1678 n° 49 p. 288-289
Un texte a été ajouté dans l’édition de 1678 : Chap. XXIX - Pensées morales : 1678 n° 51 p. 290-291
Éditions savantes : Faugère II, 130, IX ; I, 193, XLVI ; I, 173 ; I, 210, CV ; II, 54, I.VII / Havet VI.40, VI.61, VII.3, VI.54, VI.39 / Brunschvicg 325, 408, 40, 57, 105 / Tourneur p. 67 / Le Guern 469 / Lafuma 525 à 529 (série XXIII) / Sellier 454
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Bibliographie ✍
BÉNICHOU Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948. CROQUETTE Bernard, Pascal et Montaigne, Genève, Droz, 1974. FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995. FERREYROLLES Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, P. U. F., 1984 FORCE Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, Paris, Vrin, 1989. FRIEDRICH Hugo, Montaigne, Paris, Gallimard, 1968. GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Vrin, Paris, 1986. McKENNA Antony, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, Paris et Oxford, Voltaire Foundation, 1993. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. MESNARD Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in Poétique de la pensée, Études sur l’âge classique et le siècle philosophique, En hommage à Jean Dagen, Paris, Champion, 2006, p. 569-585. PARMENTIER Bérengère, Le siècle des moralistes, Paris, Seuil, 2000. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. SHIOKAWA Tetsuya, Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, Paris, Champion, 2012. THIROUIN Laurent, “Montaigne, “demi-habile” ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées”, in MEURILLON Christian (dir.), Pascal, l’exercice de l’esprit, Revue des sciences Humaines, 244, décembre 1996, p. 81-102. |
✧ Éclaircissements
Montaigne a tort. La coutume ne doit être suivie que parce qu’elle est coutume, et non parce qu’elle soit raisonnable ou juste, mais le peuple la suit par cette seule raison qu’il la croit juste.
L’édition de Port-Royal remplace Montaigne a tort par Montaigne a raison.La remarque a été faite par Havet, éd. des Pensées, I, Delagrave, 1866, p. 92 : avant Cousin, les éditions donnaient aussi Montaigne a raison, modifiant le texte original faute de le comprendre. Ce que Pascal reproche à Montaigne, ce n’est pas d’avoir dit que la coutume ne doit être suivie que parce qu’elle est coutume ; il est sur ce point de son avis ; c’est d’avoir cru que le peuple la suit pour cela, tandis qu’il la suit parce qu’il la croit juste. Cette modification ne manque pas de surprendre de la part des éditeurs de Port-Royal, qui ne sont généralement pas favorables à Montaigne, et ont peu de propension à lui donner raison, comme en témoignent les réserves formulées dans la Logique de Port-Royal.
Ce début tend en tout cas à présenter Montaigne comme un demi-habile. Il s’agit là d’un procédé constant sous la plume de Pascal, comme le montre sur plusieurs cas l’étude de Thirouin Laurent, “Montaigne, “demi-habile” ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées”, in Meurillon Christian (dir.), Pascal, l’exercice de l’esprit, Revue des sciences Humaines, 244, 1996, p. 81-102.
Parce qu’elle soit raisonnable ou juste : Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 82 et 92, interprète le subjonctif soit comme un latinisme.
En fait, Montaigne ne parle pas des coutumes, mais des lois. Voir Croquette Bernard, Pascal et Montaigne, p. 53.
Montaigne, Essais, III, 13, De l’expérience, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 1119. « Or les lois se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité : elles n’en ont point d’autre. Qui bien leur sert. Elles sont souvent faites par des sots. Plus souvent par des gens, qui en haine d’équalité, ont faute d’équité : mais toujours par des hommes, auteurs vains et irrésolus. Il n’est rien de si lourdement et largement fautier, que les lois, ni si ordinairement. Quiconque leur obéit parce qu’elles sont justes ne leur obéit pas justement par où il doit. »
Montaigne, Essais, I, 23, De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue.
Sur la pensée de Montaigne en matière de droit, voir Friedrich Hugo, Montaigne, p. 202 sq. Comment Montaigne déprécie les formes juridiques : p. 204 sq.
Sur la coutume, voir Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, p. 26 sq. et p. 86 sq.
Sinon il ne la suivrait plus, quoiqu’elle fût coutume, car on ne veut être assujetti qu’à la raison ou à la justice. La coutume sans cela passerait pour tyrannie, mais l’empire de la raison et de la justice n’est non plus tyrannique que celui de la délectation. Ce sont les principes naturels à l’homme.
Sur la définition de la tyrannie, voir Misère 7 (Laf. 58, Sel. 92). La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre. Diverses chambres de forts, de beaux, de bons esprits, de pieux dont chacun règne chez soi, non ailleurs. Et quelquefois ils se rencontrent et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre, car leur maîtrise est de divers genre. Ils ne s’entendent pas. Et leur faute est de vouloir régner partout. Rien ne le peut, non pas même la force : elle ne fait rien au royaume des savants, elle n’est maîtresse que des actions extérieures.
Sur la délectation, voir le dossier thématique Les deux délectations. Voir aussi dans les Écrits sur la grâce, le Traité de la prédestination, 3, Rédaction plus élaborée de la partie centrale, OC III, p. 792 sq.
Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 331.
La délectation, dans la doctrine augustinienne, est selon Pascal, « une suavité [...] si puissante dans le mal par la concupiscence » qui fait qu’après le péché originel, « infailliblement [...] l’homme s’y porte de lui-même comme à son bien, et qu’il le choisit volontairement et très librement et avec joie comme l’objet où il sent sa béatitude.
Thirouin Laurent et Krumenacker Yves, Les écoles de pensée religieuse à l’époque moderne, Chrétiens et Sociétés, n° 5, Université Lyon II, 2006, p. 25-64 ; voir 39 sq. L’anthropologie augustinienne est, malgré les apparences, une pensée du plaisir, centrée sur l’idée de délectation victorieuse, delectatio victrix. La référence fondamentale est la formule de saint Augustin dans son Expositio Epistulae ad Galatos, V, 49 : « Quod enim amplius nos delectat, secundum id operemus necesse est », « Il est nécessaire que nous agissions conformément à ce qui nous charme le plus ». C’est un principe que toute action volontaire de l’homme, quelles que soient les formes qu’elle prenne, est la résultante d’un plaisir. On ne peut se déterminer qu’en fonction d’un bien convoité. Augustin intègre dans sa conception de l’homme la puissance du plaisir, non pas l’équivalence de tous les plaisirs, mais leur indissociable parenté : p. 44. Ce qui caractérise la délectation, c’est son caractère donné ; on ne peut se la procurer soi-même : elle installe naturellement dans la dépendance de Dieu. Suivant Pascal, nul ne peut faire en sorte d’être délecté par ceci plutôt que cela, car la délectation s’empare d’un sujet sans qu’il y puisse rien : p. 46.
Pascal développe cette idée avec sa rigueur habituelle : voir Écrits sur la grâce, Lettre sur la possibilité des commandements, Mouvement final, 6, Rédaction inégalement élaborée, OC III, éd. J. Mesnard, p. 693-707.
« § 34. Aussi cet admirable enseignement de saint Paul devrait suffire pour nous en instruire, quand il dit que l’homme est ou esclave de la justice, et libre du péché ; ou libre de la justice, et esclave du péché ; c’est-à-dire ou esclave du péché ou esclave de la justice ; jamais sans être esclave ou de l’un ou de l’autre ; et partant jamais libre de l’un et de l’autre. 35. Il est maintenant esclave de la délectation ; ce qui le délecte davantage l’attire infailliblement : ce qui est un principe si clair, et dans le sens commun et dans saint Augustin, qu’on ne peut le nier sans renoncer à l’un et à l’autre. 36. Car qu’y a-t-il de plus clair que cette proposition, que l’on fait toujours ce qui délecte le plus ? Puisque ce n’est autre chose que de dire que l’on fait toujours ce qui plaît le mieux, c’est-à-dire que l’on veut toujours ce qui plaît, c’est-à-dire qu’on veut toujours ce que l’on veut, et que dans l’état où est aujourd’hui notre âme réduite, il est inconcevable qu’elle veuille autre chose que ce qu’il lui plaît vouloir, c’est-à-dire ce qui la délecte le plus. Et qu’on ne prétende pas subtiliser en disant que la volonté, pour marquer sa puissance, choisira quelquefois ce qui lui plaît le moins ; car alors il lui plaira davantage de marquer sa puissance que de vouloir le bien qu’elle quitte, de sorte que, quand elle s’efforce de fuir ce qu’il lui plaît, ce n’est que pour faire ce qu’il lui plaît, étant impossible qu’elle veuille autre chose que ce qu’il lui plaît de vouloir. 37. Et c’est ce qui a fait établir à saint Augustin cette maxime, pour fondement de la manière dont la volonté agit : Quod amplius delectat, secundum id operemur necesse est. C’est une nécessité que nous opérions selon ce qui nous délecte davantage. »
Saint Augustin, Œuvres, t. 23, p. 778, note sur La théorie augustinienne de la délectation victorieuse. La doctrine de la délectation n’est pas contraire à la liberté : pour saint Augustin, la preuve que le pécheur exerce sa liberté en commettant le péché, c’est le plaisir qu’il prend au péché ; de même le juste exerce sa liberté en faisant le bien sous l’effet de la grâce parce qu’il prend plaisir au bien qu’il fait : p. 779. La décision de ne pas consentir à la delectatio peccandi est présentée comme une delectatio justitiae : p. 780. La grâce n’impose pas de contrainte à la volonté ; elle épouse sa spontanéité en substituant la délectation du bien à celle du mal : p. 781.
Il existe aussi une délectation dans le bien, qui est engendrée par l’action de la grâce efficace sur la volonté de l’homme et, le libérant des chaînes de la concupiscence mauvaise, lui rend sa liberté et lui rend l’amour de Dieu.
Il y a un paradoxe à dire que l’empire de la raison et de la justice n’est non plus tyrannique que celui de la délectation, car la délectation mauvaise tient l’âme humaine enchaînée dans le mal. Cependant, l’expression se comprend à partir du fait que l’on sait que toujours l’âme est sous l’effet de la délectation, soit la bonne, soit la mauvaise. La volonté de l’homme est toujours nécessairement orientée vers un bien, ou ce qu’elle prend pour un bien. Voir sur ce point la liasse Souverain bien, qui traite expressément ce point.
Saint Augustin, Œuvres, t. 23, Bibliothèque augustinienne, p. 778, note sur La théorie augustinienne de la délectation victorieuse. La doctrine de la délectation n’est pas contraire à la liberté : pour saint Augustin, la preuve que le pécheur exerce sa liberté en commettant le péché, c’est le plaisir qu’il prend au péché ; de même le juste exerce sa liberté en faisant le bien sous l’effet de la grâce parce qu’il prend plaisir au bien qu’il fait : p. 779. La décision de ne pas consentir à la delectatio peccandi est présentée comme une delectatio justitiae : p. 780. La grâce n’impose pas de contrainte à la volonté ; elle épouse sa spontanéité en substituant la délectation du bien à celle du mal : p. 781. C’est une règle générale que Pascal rappelle, après saint Augustin, que « Quod amplius nos delectat, secundum id operemus necesse est » : voir Provinciale XVIII, 5. Saint Augustin, Expositio epistol. ad Galatas, 5, n. 49 ; voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 331. Mais on trouve aussi la citation dans l’Augustinus, t. III, l. IV, Louvain, 1640, col. 412.
Par conséquent, la délectation peut en effet être envisagée comme l’un des principes naturels à l’homme. Mais comme pour la justice, sur laquelle on se trompe souvent en prenant pour justes des lois qui ne le sont pas, comme pour la raison, qui peut tirer de bonnes conséquences de bons principes, mais aussi se fourvoyer si elle s’appuie sur de mauvais principes, la délectation peut aspirer à de vrais biens, mais aussi à de mauvaises fins. Pascal le dit dans les termes suivants :
Preuves par discours I (Laf. 423, Sel. 680). Je dis que le cœur aime l’être universel naturellement et soi-même naturellement, selon qu’il s’y adonne, et il se durcit contre l’un ou l’autre à son choix. Vous avez rejeté l’un et conservé l’autre ; est-ce par raison que vous vous aimez ?
La délectation est donc un principe essentiel de la nature humaine ; elle n’est tyrannique que lorsqu’elle attire la volonté vers le mal.
Il serait donc bon qu’on obéît aux lois et coutumes parce qu’elles sont lois, qu’il sût qu’il n’y en a aucune vraie et juste à introduire, que nous n’y connaissons rien et qu’ainsi il faut seulement suivre les reçues : par ce moyen on ne les quitterait jamais.
Misère 15 (Laf. 66, Sel. 100). Injustice. Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela et que proprement c’est la définition de la justice.
La solution idéale, mais qui ne réussit jamais... On comprend pourquoi : la définition des lois, c’est qu’elles n’enferment pas par elles-mêmes de justice. Or dans la loi on cherche la justice. Il est normal qu’on ne la trouve pas.
Mais le peuple n’est pas susceptible de cette doctrine. Et ainsi, comme il croit que la vérité se peut trouver et qu’elle est dans les lois et coutumes, il les croit et prend leur antiquité comme une preuve de leur vérité (et non de leur seule autorité sans vérité). Ainsi il y obéit, mais il est sujet à se révolter dès qu’on lui montre qu’elles ne valent rien, ce qui se peut faire voir de toutes en les regardant d’un certain côté.
Sur la différence entre l’autorité et la vérité, et sur le respect excessif pour les anciens qui fait confondre antiquité et vérité, voir la Préface au Traité du vide, OC II, éd. J. Mesnard, p. 772 sq.
Sur l’autorité en général dans les Pensées, voir Shiokawa Tetsuya, Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, Paris, Champion, 2012.
Sur le fait que les lois et les coutumes n’ont pas de vérité intrinsèque, mais qu’il faut se soumettre à l’autorité que leur confère leur statut de lois, voir Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94). La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue. C’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramènera à son principe l’anéantit. Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes. Qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi. Elle est toute ramassée en soi. Elle est loi et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger que s’il n’est accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination humaine, il admirera qu’un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence.
Cousin Victor, Rapport à l’Académie, in Œuvres de M. Victor Cousin, Quatrième série, Littérature, tome I, Paris, Pagnerre, 1849, p. 220 sq. Commentaire critique de Bossut et Port-Royal.
McKenna Antony, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, p. 156 sq.
Montaigne, Essais, III, 13.
« Or les lois se maintiennent en crédit, non par ce qu’elles sont justes, mais par ce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité : elles n’en ont point d’autre. Qui bien leur sert. Elles sont souvent faites par des sots. Plus souvent par des gens, qui en haine d’équalité ont faute d’équité : Mais toujours par des hommes, auteurs vains et irrésolus.
Il n’est rien si lourdement, et largement fautier, que les lois : ny si ordinairement. Quiconque leur obéit par ce qu’elles sont justes, ne leur obéit pas justement par où il doit. Les nostres Françoises, prestent aucunement la main, par leur desreiglement et deformité, au désordre et corruption, qui se voit en leur dispensation, et exécution. Le commandement est si trouble, et inconstant, qu’il excuse aucunement, et la désobéissance, et le vice de l’interprétation, de l’administration, et de l’observation. Quel que soit donq le fruit que nous pouvons avoir de l’expérience, à peine servira beaucoup à notre institution, celle que nous tirons des exemples estrangers, si nous faisons si mal notre profit, de celle, que nous avons de nous mesme, qui nous est plus familière : et certes suffisante à nous instruire de ce qu’il nous faut. »
Mais le peuple n’est pas susceptible de cette doctrine : objection à Misère 15 (Laf. 66, Sel. 100), Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela et que proprement c’est la définition de la justice.
Ferreyrolles Gérard, Pascal et la raison du politique, p. 188-189. Port-Royal ajoute une phrase complémentaire au fragment : « La coutume doit être suivie dès qu’elle est coutume et qu’on la trouve établie, sans examiner si elle est raisonnable ou non ; cela s’entend toujours de ce qui n’est point contraire au droit naturel ou divin ». Il n’est aucune loi humaine qui puisse supprimer l’injustice du vol ou de l’homicide, de même que les édits sévères du roi sur le duel n’ont pas fait que le duel fût un crime, mais n’ont fait que punir le crime qui est inséparable du duel.
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Le mal est aisé, il y en a une infinité, le bien presque unique. Mais un certain genre de mal est aussi difficile à trouver que ce qu’on appelle bien, et souvent on fait passer pour bien à cette marque ce mal particulier. Il faut même une grandeur extraordinaire d’âme pour y arriver aussi bien qu’au bien.
Mal, bien : ce passage illustre bien la forme la plus simple de répétition dont il est question dans le fragment précédent.
L’expression presque unique n’est pas claire : pourquoi Pascal précise-t-il la réserve presque ?
La dernière phrase est une addition (voir la transcription diplomatique). Port-Royal la supprime.
Montaigne, Essais, I, 9, Des menteurs, éd. Balsamo et alii, p. 58. « Les pythagoriciens font le bien certain et fini, le mal infini et incertain. Mille routes dévoient du blanc : un y va ».
Montaigne, Essais, I, 49, éd. Balsamo et alii, Des coutumes anciennes, p. 319. « Nos forces ne sont non plus capables de les joindre (sc. Les Anciens) en ces parties vicieuses-là qu’aux vertueuses : car les unes et les autres partent d’une vigueur d’esprit qui était sans comparaison plus grande qu’en nous : et les âmes à mesure qu’elles sont moins fortes, elles ont d’autant moins de moyen de faire ni fort bien, ni fort mal ».
Dans Essais, III, 9, De la vanité, éd. Balsamo et alii, p. 1001, Montaigne note que « l’exercice » de certaines « méchancetés insignes porte marque de vigueur et force d’âme, autant que d’erreur et dérèglement ».
Descartes, Discours de la méthode, I, § 1. « Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s’en éloignent. »
La Rochefoucauld, Maximes, éd. Truchet, p. 48, n° 190, éd. Plazenet, p. 157, Ms. Liancourt, n° 203. Voir p. 551, lettre de La Rochefoucauld à Mme De Sablé de 1662 ou 1663. « Il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grandes passions ». Voir aussi n° 185, éd. Truchet, p. 47, éd. Plazenet, p. 156 : « Il y a des héros en mal comme en bien. »
La Rochefoucauld, Maximes, n° 186 : « On ne méprise pas tous ceux qui ont des vices ; mais on méprise tous ceux qui n’ont aucune vertu ».
Jacques Esprit, La fausseté des vertus humaines, 2e partie, ch. IV : « Ne pourrait-on pas même dire qu’il y a des héros en mal, comme il y a des héros en bien, puisqu’on voit des gens avoir dessein de rendre leurs crimes et leurs forfaits illustres, qui font des plans suivis et ordonnés des grandes vengeances qu’ils veulent prendre et des noirs attentats qu’ils veulent commettre, et qui les exécutent avec résolution, avec éclat et avec fermeté ? »
C’est ce que dit Corneille à propos du personnage de Cléopâtre dans Rodogune. Voir le Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique [1660] : « Cléopâtre, dans Rodogune, est très méchante ; il n’y a point de parricide qui lui fasse horreur, pourvu qu’il la puisse conserver sur un trône qu’elle préfère à toutes choses, tant son attachement à la domination est violent ; mais tous ses crimes sont accompagnés d’une grandeur d’âme qui a quelque chose de si haut, qu’en même temps qu’on déteste ses actions, on admire la source dont elles partent. » Voir les indications du t. II, p. 1285-1286. On peut aussi penser à sa tragédie Attila, qui présente un personnage de tyran massacreur auprès duquel tous les autres font figures de gnomes. Dans le théâtre de Racine, on trouverait aussi en Athalie une massacreuse de petits enfants qui fait régner la terreur à Jérusalem. La comédie, elle, exclut ce genre de héros malfaisant.
Bénichou Paul, Morales du grand siècle, p. 39 sq. La grandeur dans le crime : cette forme de sublime ne s’explique pas par la somme d’énergie qui y accompagne une conduite discutable. C’est plutôt le mépris du bien et du mal qui est sublime, lorsque l’ambition, l’orgueil, la haine de la médiocrité et de la dépendance en sont le principe. Cela répond au côté violent et démesuré de la vie aristocratique : p. 40. L’auteur fait référence à Attila de Corneille.
Miracles III (Laf. 905, Sel. 450). Pyrrhonisme. Chaque chose est ici vraie en partie, fausse en partie. La vérité essentielle n’est point ainsi, elle est toute pure et toute vraie. Ce mélange la détruit et l’anéantit. Rien n’est purement vrai et ainsi rien n’est vrai en l’entendant du pur vrai. On dira qu’il est vrai que l’homicide est mauvais : oui, car nous connaissons bien le mal et le faux. Mais que dira-t-on qui soit bon ? La chasteté ? Je dis que non, car le monde finirait. Le mariage ? non, la continence vaut mieux. De ne point tuer ? non, car les désordres seraient horribles, et les méchants tueraient tous les bons. De tuer ? non, car cela détruit la nature. Nous n’avons ni vrai, ni bien que en partie, et mêlé de mal et de faux.
Souvent on fait passer pour bien à cette marque ce mal particulier : Pascal a fait allusion à cette conduite dans Laf. 770, Sel. 635. L’exemple de la chasteté d’Alexandre n’a pas tant fait de continents que celui de son ivrognerie a fait d’intempérants. Il n’est pas honteux de n’être pas aussi vertueux que lui, et il semble excusable de n’être pas plus vicieux que lui. On croit n’être pas tout à fait dans les vices du commun des hommes quand on se voit dans les vices de ces grands hommes. Et cependant on ne prend pas garde qu’ils sont en cela du commun des hommes. On tient à eux par le bout par où ils tiennent au peuple. Car quelque élevés qu’ils soient si sont-ils unis aux moindres des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l’air t abstraits de notre société. Non, non s’ils sont plus grands que nous c’est qu’ils ont la tête plus élevée, mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils sont tous à même niveau et s’appuient sur la même terre, et par cette extrémité ils sont aussi abaissés que nous que les plus petits, que les enfants, que les bêtes.
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Les exemples qu’on prend pour prouver d’autres choses, si on voulait prouver les exemples on prendrait les autres choses pour en être les exemples. Car comme on croit toujours que la difficulté est à ce qu’on veut prouver, on trouve les exemples plus clairs et aidants à le montrer.
Noter la rupture de construction de la première phrase, proche de l’expression orale. On la retrouve par exemple dans le fragment Grandeur 11 (Laf. 115, Sel. 147). Les philosophes qui ont dompté leurs passions, quelle matière l’a pu faire ?
Pascal semble reprendre ici un très ancien argument des pyrrhoniens, que le P. Mersenne met dans la bouche du Sceptique dans son livre La vérité des sciences contre les sceptiques et les pyrrhoniens, que Pascal connaissait certainement.
Mersenne Marin, La vérité des sciences, I, Paris, Toussaint du Bray, 1625, 180 sq. ; éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2003, p. 263. « Si les principes de vos Syllogismes ne peuvent être démontrés, pourquoi est-ce que vous voulez que nous vous croyions, ou que nous suivions vos principes sans aucune démonstration ? vous supposez dans votre premier Syllogisme que le tout est plus grand que sa partie, mais je le puis nier, parce que vous tombez dans la manière que nous appelons diallèle, ou alternative, puisque vous prouvez cette proposition universelle par les propositions particulières, et les particulières par l’universelle, car vous maintenez que le tout est plus grand que sa partie, d’autant que tout le corps est plus grand que la main la terre plus grande qu’un grain de sable, et ainsi de chaque tout en particulier : et puis vous prouvez votre proposition du tout pris universellement, par les susdites particulières : comme vous faites aussi dans cette proposition qui est si rebattue dans vos écoles : Tout homme est animal raisonnable, laquelle vous prouvez par ce que Pierre, Paul, Socrate, et les autres particuliers sont animaux raisonnables : et puis vous prouvez que Pierre, Socrate, et chaque homme en particulier, est raisonnable, par la proposition universelle, savoir est que tout homme est animal raisonnable : et par ainsi vous tombez dans le cercle que votre Aristote a tant blâmé, et qui est inutile quand il est question de prouver quelque chose ». En marge : Cercle vicieux dans nos Syllogismes selon les Sceptiques.
Pascal ne présente pas toujours l’argumentation par l’exemple sous un jour très favorable. Il constate son inefficacité dans le fragment Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181). L’exemple nous instruit peu. Il n’est jamais si parfaitement semblable qu’il n’y ait quelque délicate différence et c’est de là que nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre, et ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l’expérience nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort qui en est un comble éternel.
Selon Morale chrétienne 9 (Laf. 359, Sel. 391), le peu de force persuasive de certains exemples tient au fait qu’ils touchent peu : Les exemples des morts généreuses des Lacédémoniens et autres, ne nous touchent guère, car qu’est-ce que cela nous apporte ? Mais l’exemple de la mort des martyrs nous touche car ce sont nos membres. Nous avons un lien commun avec eux. Leur résolution peut former la nôtre, non seulement par l’exemple, mais parce qu’elle a peut-être mérité la nôtre. Il n’est rien de cela aux exemples des païens. Nous n’avons point de liaison à eux. Comme on ne devient pas riche pour voir un étranger qui l’est, mais bien pour voir son père ou son mari qui le soient.
L’exemple sert parfois à accréditer de mauvaises conduites, comme en témoigne le fragment Laf. 770, Sel. 635 cité plus haut : L’exemple de la chasteté d’Alexandre n’a pas tant fait de continents que celui de son ivrognerie a fait d’intempérants.
Ce n’est pas nécessairement à mauvais escient que l’homme refuse de se laisser convaincre par la force des exemples. Voir Mesnard Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in Poétique de la pensée, Études sur l’âge classique et le siècle philosophique, En hommage à Jean Dagen, p. 569-585, qui montre que la notion rhétorique d’exemple « est de celles dont la considération importe le plus à l’intelligence profonde des Pensées, [...] sous l’angle de la pratique du raisonnement comme sous celui de la création esthétique ». Pascal ne mentionne pas l’exemple dans son opuscule De l’esprit géométrique (il aurait pu trouver place dans L’art de persuader). Pascal prend le terme en plusieurs sens (exemple de grammaire, exemples moraux à imiter, illustration concrète, maxime de conduite commune à plusieurs attitudes), mais toujours en posant une relation de ressemblance tenant à un principe commun entre plusieurs termes. La théorie de l’exemple peut être rapportée à l’idée de l’induction rhétorique : p. 571. Voir p. 573, sur le présent fragment, qui soulève une difficulté déjà connue des anciens. L’induction n’est valide que si tous les cas particuliers ont pris en compte dans la loi générale qui s’appuie sur eux ; la découverte d’une exception peut la ruiner. Pour l’exemple, cette totalité est en général irréalisable ; on ne peut pas par l’exemple dépasser le domaine du probable. Elle a été résolue par Aristote : en multipliant les exemples, en recourant à des exemples assez nombreux et en subordonnant les moins probants aux plus probants, on obtient une énumération génératrice de persuasion. Il y a une seconde fonction de l’exemple : venir en épilogue d’un raisonnement, pour lui apporter une sorte de confirmation : p. 572. Pascal procède de la même façon lorsque, cherchant, à propos de la poésie, à distinguer la vraie de la fausse beauté, il propose de prendre comme référence une « jolie damoiselle toute pleine de miroirs et de chaînes », parce que le public « sait mieux en quoi consiste l’agrément d’une femme que l’agrément des vers » : p. 574. Pascal pratique l’énumération avec sobriété : p. 575. Quelques cas d’exemples retenus par Pascal : le cas du boiteux qui irrite (Raisons des effets 17 - Laf. 98, Sel. 132), le nez de Cléopâtre (Vanité 32 - Laf. 46, Sel. 79), les diverses formes de divertissement (Divertissement 4 - Laf. 136, Sel. 168). Alors que dans la partie anthropologique des Pensées, les exemples historiques sont nombreux, dans la partie théologique et exégétique, l’exemple disparaît presque complètement, remplacé par la figure : p. 577. L’invention des exemples chez Pascal : p. 579 sq. Le cas du magistrat au sermon dans Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78) : p. 579. L’exemple du philosophe sur la planche dans le même fragment : p. 479-480.
Le modèle de l’induction est donné dans la Conséquence 12 du Traité du triangle arithmétique, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1294, avec la mise au point du raisonnement par récurrence par Pascal. Chaque base du triangle arithmétique peut être prise pour exemple de la relation qui relie deux cellules contiguës prises dans une même base. Cependant, Pascal montre que cette propriété n’est pas seulement l’effet d’une ressemblance entre les bases successives du triangle, mais qu’il existe une relation nécessaire et démontrable entre chaque base et la suivante, qui établit une analogie de structure beaucoup plus solide que la simple ressemblance qui existe dans le cas des exemples.
On peut comparer la pratique de l’exemple chez Pascal avec celle d’autres auteurs comme Descartes : voir sur ce point Hallyn Fernand, “La machine de l’exemple ou la comparaison chez Descartes”, in De Coorebyter, Rhétoriques de la science, p. 36. Exemplum. Références dans Aristote, Rhétorique, I, 2, 1357 b 26-36. Le propre de l’exemple par rapport à l’induction consiste à pratiquer l’ellipse du passage du particulier au général, pour éclairer directement un cas particulier par un autre en supposant qu’ils appartiennent au même genre ou au même tout : p. 36.
Voir Parmentier Bérengère, Le siècle des moralistes, Paris, Seuil, 2000, p. 264 sq., sur l’inutilité de la morale par l’exemple selon les moralistes.
Ainsi quand on veut montrer une chose générale, il faut en donner la règle particulière d’un cas. Mais si on veut montrer un cas particulier, il faudra commencer par la règle [générale].
Quoique ce passage paraisse enfermer une critique ironique de la connaissance qui passe du particulier au général ou du général au particulier selon les circonstances, il n’y a pas là nécessairement une intention satirique. C’est une voie que l’on suit ordinairement dans les sciences, et même en mathématique, lorsque l’on part d’un cas particulier dont on étend certaines propriétés. C’est par exemple de cette manière que Pascal procède dans ses travaux sur les sections coniques, lorsque, par voie de projection, il étend des propriétés du cas particulier du cercle à d’autres courbes qui ont avec lui la propriété d’être des sections de cône. Voir sur ce point la Generatio conisectionum, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1102 sq.
C’est aussi le chemin que Pascal suit dans les Lettres de A. Dettonville. Pour trouver la mesure générale de toutes les roulettes, il faut partir du cas particulier de la roulette simple, dont on tire après coup les propriétés de toutes les roulettes en général, allongées et raccourcies, comme Pascal le fait lui-même dans la Lettre à Huygens. Mais quand ensuite, on veut résoudre un cas particulier, on doit partir des théorèmes généraux et les appliquer au cas recherché.
Il en va de même en physique dans le Traité de l’équilibre des liqueurs, où Pascal expérimente sur l’eau et le mercure, et clôt le chapitre I, Que les liqueurs pèsent suivant leur hauteur, § 1, OC IV, p. 1043, sur la généralisation : « Ce que j’ai dit de l’eau se doit entendre de toute autre sorte de liqueurs », savoir tous les liquides, mais aussi l’air atmosphérique.
Pascal a écrit : mais si on veut montrer un cas particulier il faudra commencer par la règle particulière.
C’est le texte retenu par Molinier, en entendant règle particulière d’un autre cas. Voir dans Méthodes chez Pascal, la discussion qui suit l’exposé de Norman Buford, “L’idée de règle chez Pascal”, p. 96-97, qui propose une interprétation conforme à la lecture de Molinier. B. Norman estime possible de lire commencer par la règle particulière, sans substituer générale à particulière, et il en propose l’interprétation suivante : dans ce passage, « si on veut montrer un cas particulier, et c’est ce cas particulier dont il vient de parler, on ne peut pas aller à la règle générale, parce que la règle générale ne dépend que du cas appliqué, donc il faut prendre un cas particulier dans ce cas. Donc c’est : général, particulier, particulier, particulier à l’infini ». En revanche, le développement qu’il en tire dans son exposé, sur le rapprochement avec l’esprit de finesse et le cœur ne paraît pas très précis.
La leçon de Molinier a été critiquée par Brunschvicg, qui estime que l’addition règle particulière d’un autre cas n’est pas dans le texte, et qu’elle n’est pas non plus dans l’esprit de Pascal.
Plusieurs éditeurs estiment que la substitution de générale à particulière s’impose. Havet transcrit règle générale sans signaler la substitution de générale à particulière dans le texte ; c’est aussi la solution à laquelle s’est rangé Philippe Sellier. Lafuma prend la précaution de mettre générale entre parenthèses, et se recommande de l’édition de Port-Royal et du consensus des éditeurs. M. Le Guern en use de même, en s’appuyant sur un passage de Nicolas Caussin, Apologie pour les religieux de la Compagnie de Jésus, cité par Hermant dans sa réponse, que Pascal a probablement lu : « nous trouverions supportable de vous voir apporter parmi vos moyens de défense, qu’en toute sorte de procédures et de discours on prouve les choses particulières par les générales, et non pas les générales par les particulières » (Œuvres complètes, II, Pléiade, p. 1489). Cependant cette proposition soutient le contraire de ce qu’écrit Pascal.
Il semble cependant qu’il faut voir un lapsus de Pascal dans l’expression règle particulière, et lire : règle générale, pour les raisons suivantes.
La lecture règle particulière ne s’expose pas seulement à l’objection de Brunschvicg que l’addition implicite règle particulière d’un autre cas n’est pas dans le texte. B. Norman indique en effet clairement que son interprétation suppose que le recours aux exemples se traduit par une sorte de descente à l’infinie qui rappelle Disproportion de l’homme : général, particulier, particulier, particulier à l’infini.
Or ce n’est pas une descente à l’infini que Pascal évoque dans le début du texte, mais une sorte de cercle vicieux : « Les exemples qu’on prend pour prouver d’autres choses, si on voulait prouver les exemples on prendrait les autres choses pour en être les exemples. Car comme on croit toujours que la difficulté est à ce qu’on veut prouver on trouve les exemples plus clairs et aidant à le montrer. » La suite applique ce modèle circulaire au rapport du particulier au général. Dans la discussion du colloque, J. Mesnard lie cette démarche à la recherche du point fixe et de la référence stable qui permet de former un jugement juste : « Le fragment 527 est tout à fait caractéristique à cet égard : ou bien on prouve une vérité générale par un exemple : à ce moment-là, c’est l’exemple qui est la référence, le point fixe ; ou bien on démontre la vérité d’un exemple en se reportant à la règle générale : à ce moment, c’est la règle générale qui est le point fixe « (Méthodes chez Pascal, p. 99) : voir aussi Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 213.
Il faut d’autre part remarquer que si l’interprétation de B. Norman présente l’intérêt de respecter la lettre du manuscrit, elle ne répond en rien à la pratique de Pascal. On chercherait en vain dans son œuvre, mais aussi dans les auteurs qui lui servent de sources, des arguments par cascade de particulier en particulier. En revanche, le va et vient du général au particulier répond parfaitement à sa pratique dans les sciences par exemple. Nous avons montré ci-dessus que sur les coniques, la roulette et l’équilibre des liqueurs, Pascal s’appuie sur le particulier pour s’élever au général. La démarche inverse est tout aussi présente dans son œuvre. C’est celle du Traité de la pesanteur de la masse de l’air, qui, à partir des principes généraux formulés dans L’équilibre des liqueurs, déduit les propriétés de la pression atmosphérique. Ce que Pascal énonce par exemple comme suit : « la difficulté d’ouvrir un soufflet bouché n’est qu’un cas particulier de la règle générale de la difficulté d’ouvrir un soufflet dans quelque liqueur que ce soit, où elle n’a point d’accès » ; voir OC II, éd. J. Mesnard, p. 1070.
Loin d’énoncer un paradoxe, le texte de Pascal répond à une pratique effective, chaque mouvement correspondant à un moment différent de la recherche.
Nous nous rallions à la solution qui consiste à substituer dans le texte moderne le mot générale à particulière, en signalant la difficulté par des crochets. En revanche, la leçon particulière demeure celle de la transcription littérale du manuscrit.
Car on trouve toujours obscure la chose qu’on veut prouver et claire celle qu’on emploie à la preuve. Car quand on propose une chose à prouver, d’abord on se remplit de cette imagination qu’elle est donc obscure, et au contraire que celle qui la doit prouver est claire, et ainsi on l’entend aisément.
Pascal note ici qu’il est fréquent que l’imagination vienne au secours de la recherche rationnelle.
Il envisage la disposition de l’esprit qui cherche à démontrer une chose, et remarque que, selon le problème que l’on doit résoudre, le tour d’esprit change d’une manière qui rend la recherche plus aisée et plus intéressante. L’imagination sert en ce sens la recherche de la vérité.
Pascal remarque une inversion analogue dans un domaine voisin, chez un ami qui lui est cher : voir le Fragment connu par le 2e recueil Guerrier (Laf. 983, Sel. 804). M. de Roannez disait : « Les raisons me viennent après, mais d’abord la chose m’agrée ou me choque, sans en savoir la raison, et cependant cela me choque par cette raison que je ne découvre qu’ensuite. » Mais je crois, non pas que cela choquait par ces raisons qu’on trouve après, mais qu’on ne trouve ces raisons que parce que cela choque.
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Je me suis mal trouvé de ces compliments : je vous ai bien donné de la peine, je crains de vous ennuyer, je crains que cela soit trop long.
Je me suis mal trouvé de ces compliments : se trouver mal signifie ne pas réussir à produire l’effet recherché, manquer son coup. Les compliments en question ont été mal reçus.
Compliment : civilité ou honnêteté qu’on fait à autrui, soit en paroles, soit en actions. Compliment est aussi une petite harangue qu’on fait à des personnes de marque, quand elles passent dans quelque ville, ou quelques occasions notables (Furetière).
Je vous ai bien donné de la peine, je crains de vous ennuyer, je crains que cela soit trop long : formules marquées par le désir de montrer de la reconnaissance à l’égard de quelqu’un, ou de prévenir son ennui ; ce sont autant de marques de civilité. Pourtant, ces formules de politesse et d’honnêteté sont censées n’avoir pas réussi à plaire à la personne à laquelle elles étaient adressées.
Ou on entraîne, ou on irrite.
Ou on entraîne, ou on irrite : ou l’on persuade l’auditeur que l’on a tort, et l’on s’attire sa colère ; ou bien l’excuse irrite, et on l’indispose aussi. Dans les deux cas, le résultat est contraire à l’intention d’apaisement et de conciliation qui motive l’excuse.
Cette distinction est parente de celle qui existe entre attrister et consoler. Voir ce qu’écrit Gilberte dans la Vie de Pascal, 2e version, § 50, OC I, éd. J. Mesnard, p. 261 : « Un des principaux points de l’éloquence qu’il s’était fait était non seulement de ne rien dire que l’on n’entendît pas, ou que l’on entendît avec peine, mais aussi de dire des choses où il se trouvât que ceux à qui nous parlions fussent intéressés, parce qu’il était assuré que pour lors l’amour-propre même ne manquerait jamais de nous y faire faire réflexion, et de plus, la part que nous pouvons prendre aux choses étant de deux sortes (car ou elles nous affligent, ou elles nous consolent), il croyait qu’il ne fallait jamais affliger qu’on ne consolât, et que bien ménager tout cela était le secret de l’éloquence ».
Qu’il est difficile de proposer une chose au jugement d’un autre sans corrompre son jugement par la manière de la lui proposer. Si on dit : je le trouve beau, je le trouve obscur, ou autre chose semblable, on entraîne l’imagination à ce jugement ou on l’irrite au contraire.
Havet et Brunschvicg précisent que le mot le, dans Je le trouve beau, est pris au neutre.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd, p. 123. L’aliénation se glisse, chez l’homme, jusque dans la communication et même la communication muette. Cela aboutit à un échec dans la recherche de la civilité.
Parmentier Bérengère, Le siècle des moralistes, p. 104 sq. Réflexion de Pascal sur la rhétorique et les modalités de la présentation de la vérité. Comment l’accès au vrai passe par le double filtre des impressions extérieures et d’un état d’âme passager : p. 104.
Pascal souligne ce que cette disposition a de contraire à la vérité dans De l’Esprit géométrique, 2, De l’art de persuader, § 4, OC III, éd. J. Mesnard, p. 413-414. « En effet nous ne croyons presque que ce qui nous plaît. Et de là vient l’éloignement où nous sommes de consentir aux vérités de la religion chrétienne, tout opposée à nos plaisirs. Dites nous des choses agréables et nous vous écouterons, disaient les Juifs à Moïse ; comme si l’agrément devait régler la créance ! »
Il vaut mieux ne rien dire, et alors il juge selon ce qu’il est, c’est‑à‑dire selon ce qu’il est alors et selon que les autres circonstances dont on n’est pas auteur y auront mis.
Ce qu’il est alors : idée développée dans L’art de persuader. Voir par exemple dans De l’Esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 11, OC III, éd. J. Mesnard, p. 417, l’explication de la difficulté de l’art d’agréer par la diversité des tempéraments des hommes : « La raison de cette extrême difficulté vient de ce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier avec une telle diversité, qu’il n’y a point d’homme plus différent d’un autre que de soi-même dans les divers temps. Un homme a d’autres plaisirs qu’une femme ; un riche et un pauvre en ont de différents ; un prince, un homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux, les jeunes, les sains, les malades, tous varient ; les moindres accidents les changent. »
Mais au moins on n’y aura rien mis, si ce n’est que ce silence n’y fasse aussi son effet, selon le tour et l’interprétation qu’il sera en humeur de lui donner, ou selon qu’il le conjecturera des mouvements et air du visage, ou du ton de voix selon qu’il sera physionomiste.
L’idée précédente s’avère être une idée de demi-habile : se taire est une manière de s’exprimer malgré tout, par d’autres moyens que la voix. Surtout, ce n’est pas parce que l’on cherche à ne rien exprimer que l’interlocuteur ne pourra pas chercher à interpréter cette réserve. Pascal fait intervenir ici un facteur supplémentaire : le fait que l’on dépend aussi de la fantaisie des autres, sur laquelle on n’a aucune prise.
Pascal applique ici dans l’ordre des esprits un principe d’influence réciproque généralisée dont il a donné des exemples dans Disproportion de l’homme.
Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230). L’homme par exemple a rapport à tout ce qu’il connaît. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d’éléments pour le composer de chaleur et d’aliments pour se nourrir, d’air pour respirer. Il voit la lumière, il sent les corps, enfin tout tombe sous son alliance. Il faut donc pour connaître l’homme savoir d’où vient qu’il a besoin d’air pour subsister et pour connaître l’air, savoir par où il a ce rapport à la vie de l’homme, etc… La flamme ne subsiste point sans l’air ; donc pour connaître l’un il faut connaître l’autre. Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties.
Physionomie : art qui enseigne à connaître l’humeur ou le tempérament de l’homme par l’observation des traits de son visage, ou la disposition de ses membres. Physionomie se prend quelquefois simplement sur la mine. Physionomiste : qui se connaît en physionomie (Furetière). Voir sur ce mot le fragment Loi figurative 13 (Laf. 257, Sel. 289) : On ne peut faire une bonne physionomie qu’en accordant toutes nos contrariétés et il ne suffit pas de suivre une suite de qualités accordantes sans accorder les contraires ; pour entendre le sens d’un auteur il faut accorder tous les passages contraires.
Force Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, p. 167 sq. Le mot interprétation dans ce texte ne renvoie pas ici à l’intelligence des Écritures, mais à l’herméneutique de la vie quotidienne. Pour P. Force, ce passage représente la situation d’un auteur d’une œuvre littéraire « qui cherche à obtenir d’une autre personne un jugement qui ne soit pas faussé » ; il distingue le contenu de l’ouvrage et ce que l’on y met par la suite et qui fausse le jugement : Pascal s’attache à montrer que cette distinction est en réalité « impraticable, parce qu’il est impossible d’isoler l’ouvrage de ce qui l’entoure » ; quand bien même « l’auteur de l’ouvrage parviendrait à ne pas influencer le critique », le jugement de ce dernier « demeurerait faux », puisqu’il est de toute façon « fondé sur des considérations extérieures à l’ouvrage ». Dans la vie quotidienne, l’activité de critique littéraire est « difficile à pratiquer avec justesse, car le sens d’un auteur est toujours faussé par des circonstances qui ne dépendent pas de lui. »
Le fragment Vanité 9 (Laf. 21, Sel. 55), Si on considère son ouvrage incontinent après l’avoir fait on en est encore tout prévenu, si trop longtemps après on n’y entre plus, témoigne qu’il est tout aussi difficile, selon Pascal, d’être son propre juge. Le fragment Laf. 558, Sel. 465 va dans le même sens : Je n’ai jamais jugé d’une même chose exactement de même, je ne puis juger d’un ouvrage en le faisant. Il faut que je fasse comme les peintres et que je m’en éloigne, mais non pas trop. De combien donc ? Devinez.
Force Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, p. 173 sq., souligne le rapport qui existe entre ce problème de jugement et la question du point fixe.
Il faut cependant noter que le texte de Pascal n’indique pas expressément qu’il s’agit du jugement d’un ouvrage (littéraire ou scientifique) : il peut en fait tout aussi bien être question d’une conversation entre deux personnes (les termes selon qu’il le conjecturera des mouvements et air du visage, ou du ton de voix selon qu’il sera physionomiste plaident en ce sens), ce qui confère au fragment une portée beaucoup plus ample qu’une simple question de critique littéraire.
Tant il est difficile de ne point démonter un jugement de son assiette naturelle, ou plutôt tant il en a peu de ferme et stable.
Assiette : manière de placer une chose pesante sur une autre, pour le rendre ferme et solide (Furetière), la situation d’un corps solide, posé sur un autre, en sorte qu’il soit ferme et stable (Dictionnaire de l’Académie). Il se dit figurément de l’état et de la disposition de l’esprit (Dictionnaire de l’Académie). Le mot est de la racine du verbe seoir.
Démonter un jugement : démonter est en usage figurément en morale ; on dit que des courtisans ont des visages qui se démontent pour dire qu’ils en changent selon l’occasion, et qu’ils paraissent tristes ou joyeux selon ce qui plaît à leurs maîtres. Un argument peut démonter le plus opiniâtre ministre. Voilà une affliction qui est capable de démonter l’esprit d’un philosophe (Furetière). L’emploi du verbe démonter avec une raison ou un argument semble peu fréquent.
Tant il en a peu de ferme et stable : on retrouve ici un thème qui a été abordé dans Disproportion de l’homme, Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230), savoir l’inconstance de l’esprit humain.
Misère 2 (Laf. 54, Sel. 87). Inconstance. Les choses ont diverses qualités et l’âme diverses inclinations, car rien n’est simple de ce qui s’offre à l’âme. Et l’âme ne s’offre jamais simple à aucun sujet. De là vient qu’on pleure et qu’on rit d’une même chose.
Laf. 805, Sel. 653. En sachant la passion dominante de chacun on est sûr de lui plaire, et néanmoins chacun a ses fantaisies contraires à son propre bien dans l’idée même qu’il a du bien, et c’est une bizarrerie qui met hors de gamme.
C’est l’un des fils majeurs de la liasse Vanité.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 33 sq. Inconstance.
Misère 3 (Laf. 55, Sel. 88). Inconstance. On croit toucher des orgues ordinaires en touchant l’homme. Ce sont des orgues à la vérité, mais bizarres, changeantes, variables. Ceux qui ne savent toucher que les ordinairesne feraient pas d’accords sur celles-là. Il faut savoir où sont les.