Pensées diverses II – Fragment n° 30 / 37 – Papier original : RO 49-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 113 p. 359 v° / C2 : p. 315 v°-317
Éditions de Port-Royal : Chap. XXIV - Vanité de l’homme : 1669 et janvier 1670 p. 184 / 1678 n° 5 p. 180
Éditions savantes : Faugère I, 208, XCIII / Havet II.3 / Brunschvicg 150 / Tourneur p. 93-3 / Le Guern 534 / Lafuma 627 (série XXIV) / Sellier 520
______________________________________________________________________________________
Bibliographie ✍
Voir la liasse Vanité. MARIN Louis, La critique du discours. Sur la Logique de Port-Royal et les Pensées de Pascal, Paris, Minuit, 1975. MARIN Louis, Pascal et Port-Royal, Paris, Presses universitaires de France, 1997. MESNARD Jean, “Les conversions de Pascal”, in Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre, Colloque de Royaumont, Paris, Minuit, p. 46-77. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. |
✧ Éclaircissements
La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme
Voir la liasse Vanité.
Laf. 628, Sel. 521. Du désir d’être estimé de ceux avec qui on est. L’orgueil nous tient d’une possession si naturelle au milieu de nos misères, erreur, etc. que nous perdons encore la vie avec joie pourvu qu’on en parle.
Vanité 19 (Laf. 31, Sel. 65). Les villes par où on passe on ne se soucie pas d’y être estimé. Mais quand on y doit demeurer un peu de temps on s’en soucie. Combien de temps faut-il ? Un temps proportionné à notre durée vaine et chétive.
Contrariétés 2 (Laf. 120, Sel. 152). Nous sommes si présomptueux que nous voudrions être connus de toute la terre et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus. Et nous sommes si vains que l’estime de cinq ou six personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente.
Philosophes 4 (Laf. 142, Sel. 175). Philosophes. Ils croient que Dieu est seul digne d’être aimé et d’être admiré, et ont désiré d’être aimés et admirés des hommes, et ils ne connaissent pas leur corruption. S’ils se sentent pleins de sentiments pour l’aimer et l’adorer, et qu’ils y trouvent leur joie principale, qu’ils s’estiment bons, à la bonne heure ! Mais s’ils s’y trouvent répugnants s’ils n’ont aucune pente qu’à se vouloir établir dans l’estime des hommes, et que, pour toute perfection, ils fassent seulement que, sans forcer les hommes, ils leur fassent trouver leur bonheur à les aimer, je dirai que cette perfection est horrible. Quoi, ils ont connu Dieu et n’ont pas désiré uniquement que les hommes l’aimassent, que les hommes s’arrêtassent à eux. Ils ont voulu être l’objet du bonheur volontaire des hommes.
Laf. 655, Sel. 539. Les discours d’humilité sont matière d’orgueil aux gens glorieux et d’humilité aux humbles. Ainsi ceux du pyrrhonisme sont matière d’affirmation aux affirmatifs. Peu parlent de l’humilité humblement, peu de la chasteté chastement, peu du pyrrhonisme en doutant. Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariété et nous cachons et nous déguisons à nous-mêmes.
qu’un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs
Le singulier se vante est clair sur le manuscrit. Il est confirmé du reste par le singulier veut, qui suit immédiatement.
L’énumération va décroissant dans la condition sociale, et croissant dans la vanité.
Soldat : ce mot se dit de tout homme qui est brave, voire vaillant (et qui en cela mérite peut-être une certaine admiration). Mais il faut se rappeler que le mot désigne la catégorie inférieure de la condition militaire, de l’homme de guerre qui se trouve à la solde d’un prince ou d’un État, à la différence des officiers, ou de ce qu’à l’époque on appelait les capitaines, autrement dit les officiers exerçant un commandement.
Il a déjà été question de l’admiration que l’on accorde parfois à la condition de soldat dans le fragment Vanité 22 (Laf. 35, Sel. 69). Talon de soulier. Ô que cela est bien tourné ! que voilà un habile ouvrier ! que ce soldat est hardi ! Voilà la source de nos inclinations et du choix des conditions. Que celui-là boit bien ! Que celui-là boit peu ! Voilà ce qui fait les gens sobres et ivrognes, soldats, poltrons, etc. Le fragment étudié fait implicitement référence au motif du « talon de soulier ». Mais alors que dans Vanité 22, il s’agissait de l’admiration que l’on accorde au soldat, dans le présent fragment, il s’agit de l’admiration que le soldat demande à autrui, ce qui constitue un degré de plus dans la vanité. Voir l’article Soldat dans le Dictionnaire du Grand Siècle dirigé par F. Bluche.
Le personnage du miles gloriosus est bien connu dans la comédie. Pascal, qui connaissait bien le théâtre de Corneille, a pu penser au Matamore de L’illusion comique.
Goujat : valet de soldat (Furetière). Le goujat se situe donc à un degré inférieur dans la dignité sociale.
Crocheteur : personne qui crochète des portes, des serrures ; le mot signifie aussi un portefaix, une personne qui transporte des fardeaux sur des crochets. Crocheteur se dit aussi des gens de basse condition qui font des choses indignes des honnêtes gens (Furetière). Voir l’article Crocheteur dans le Dictionnaire du Grand Siècle dirigé par F. Bluche, qui assimile le crocheteur au prolétaire.
Pensées, éd. Havet, I, 1866, p. 29. Port-Royal supprime le soldat et au lieu du cuisinier, met un marmiton.
La conséquence apparemment plaisante que Havet en tire, « Port-Royal permet au cuisinier de prétendre qu'on l'admire », manque peut-être un point intéressant.
Que le cuisinier puisse avoir une haute idée de sa dignité, l’affaire du soufflet de Compiègne, qui eut lieu vers le 10 septembre 1656, et se trouve mentionnée dans la Provinciale XIII, paraît en témoigner. Il ne s’agit toutefois pas d’un cuisinier de basse condition, puisque « le fameux traiteur » Guille, était « chef des cuisiniers du roi ». Il « se piquait de dévotion » et témoignait de sympathies jansénistes. Son aventure est mentionnée dans Fontaine Nicolas, Mémoires, éd. Thouvenin, Champion, 2001, p. 240, et Rapin René, Mémoires, I, éd. Aubineau, p. 404. Lors du séjour de la reine Christine de Suède à Compiègne du 10 au 12 septembre 1656, Guille préparait par ordre royal son dîner dans le collège des jésuites de cette ville, lorsque le jésuite Borin, qui se crut victime d’une violation de domicile, lui appliqua à un soufflet. L’affaire fit scandale.
Voir la Note unique sur la treizième lettre de Wendrock, Provinciales, tr. Joncoux, II, éd. 1700, p. 260 ; Wendrock, Litterae Provinciales, p. 339 donne l'explication suivante dans le texte même de la XIIIe Provinciale : « Nostis ut Compendii nuper coquorum regiorum praefecto nomine Guillio, Christinae Sueciae reginae in collegio vestro Regis jussu prandium paranti Pater Borinus violari aedes suas ratus gravem alapam infregerit ».
Pascal connaissait cet épisode.
OC III, éd. J. Mesnard, p. 1053. Lettre de Saint-Gilles pour Périer du 27 octobre 1656, sur la question de savoir si le soufflet a été donné du plat ou du dos de la main. « Les bons Pères, par une Réponse à la treizième (que je diffère à vous envoyer pour vous en envoyer en même temps la réfutation) nient le soufflet de Guille, qui cependant est indubitable. La seule difficulté est de savoir si ç’a été d'avant ou derrière main » : p. 1053. Voir aussi sur cette lettre GEF VI, p. 95 et Baudry de Saint-Gilles d’Asson Antoine, Journal d’un solitaire de Port-Royal, éd. Ernst et Lesaulnier, Paris, Nolin, 2008, p. 254 sq.
Pascal mentionne le soufflet de Compiègne dans la Provinciale XIII, § 8. Il revient par la suite sur ce soufflet probable dans la Provinciale XIV, 27, éd. Cognet, p. 274.
Voir la réponse du P. Nouët, Réponse à la XIIIe lettre, slnd (octobre 1656), 8 p. ; voir GEF VI, p. 118.
Voir sur Guille le Dictionnaire de Port-Royal, p. 495.
Pascal présente ailleurs la vanité d’être admiré comme très bien fondée par la raison des effets.
Raisons des effets 19 (Laf. 101, Sel. 134). Le peuple a les opinions très saines. Par exemple :
[...] on a raison.
[...] 3. De s’offenser pour avoir reçu un soufflet ou de tant désirer la gloire, mais cela est très souhaitable à cause des autres biens essentiels qui y sont joints. Et un homme qui a reçu un soufflet sans s’en ressentir est accablé d’injures et de nécessités.
et les philosophes mêmes en veulent,
Sur l’orgueil et la « superbe diabolique » des stoïciens, voir l’Entretien avec M. de Sacy. Mais il s’agit plutôt ici de la vanité d’auteur : les philosophes n’en sont pas exempts.
Philosophes 4 (Laf. 142, Sel. 175). Philosophes. Ils croient que Dieu est seul digne d’être aimé et d’être admiré, et ont désiré d’être aimés et admirés des hommes, et ils ne connaissent pas leur corruption. S’ils se sentent pleins de sentiments pour l’aimer et l’adorer, et qu’ils y trouvent leur joie principale, qu’ils s’estiment bons, à la bonne heure ! Mais s’ils s’y trouvent répugnants s’ils n’ont aucune pente qu’à se vouloir établir dans l’estime des hommes, et que, pour toute perfection, ils fassent seulement que, sans forcer les hommes, ils leur fassent trouver leur bonheur à les aimer, je dirai que cette perfection est horrible. Quoi, ils ont connu Dieu et n’ont pas désiré uniquement que les hommes l’aimassent, que les hommes s’arrêtassent à eux. Ils ont voulu être l’objet du bonheur volontaire des hommes.
Cela ne touche pas seulement les stoïciens, mais aussi leurs adversaires épicuriens.
Laf. 655, Sel. 539. Les discours d’humilité sont matière d’orgueil aux gens glorieux et d’humilité aux humbles. Ainsi ceux du pyrrhonisme sont matière d’affirmation aux affirmatifs. Peu parlent de l’humilité humblement, peu de la chasteté chastement, peu du pyrrhonisme en doutant. Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariété et nous cachons et nous déguisons à nous-mêmes.
et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit, et ceux qui les lisent veulent avoir la gloire de l’avoir lu,
La lecture classique (et récente) de ce passage est « ceux qui les lisent veulent avoir la gloire de les avoir lus ». Cependant, le manuscrit ne paraît pas porter les mots les et lues, mais l’avoir et lu. Il faut entendre que ceux qui les lisent veulent avoir la gloire d’avoir lu ce qui est écrit contre les philosophes.
La vanité d’auteur fait l’objet d’une section de la Logique de Port-Royal, III, ch. XIX (éd. de 1664), éd. D. Descotes, p. 453 sq.
La manière dont les auteurs de Port-Royal ont pensé lutter contre la recherche de la gloire d’avoir bien écrit par le recours à l’anonymat, au pseudonyme et au refus de revendiquer l’initiative personnelle dans les écrits qu’ils publient, a été étudiée par Louis Marin dans La critique du discours. Sur la Logique de Port-Royal et les Pensées de Pascal, p. 333 sq. Voir aussi Marin Louis, Pascal et Port-Royal, p. 22 sq.
On passe du général au particulier, des hommes en général à ceux qui lisent le présent texte. La récurrence va de plus en plus profond dans la genèse du texte. Pascal n’hésite pas à mettre en cause ses propres motifs d’écrivain.
Cicéron, Tusculanes, I, XV.
« Que cherchent aussi les poètes qu’à éterniser leur mémoire ? Témoin celui qui dit :
Ici sur Ennius, Romains, jetez les yeux.
Par lui furent chantés vos célèbres aïeux.
Tout ce qu’Ennius demande pour avoir chanté la gloire des pères, c’est que les enfants fassent vivre la sienne.
Qu’on ne le rende point de funèbres louanges.
Je deviens immortel par mes doctes ouvrages,
dit-il encore. Mais à quoi bon parler des poètes ? Il n’est pas jusqu’aux artisans, qui n’aspirent à l’immortalité. Phidias n’ayant pas la liberté d’écrire son nom sur le bouclier de Minerve, y grava son portrait. Et non philosophes, dans les livres mêmes qu’ils composent sur le mépris de la gloire, n’y mettent-ils pas leur nom ? Puis donc que le consentement de tous les hommes est la voix de la nature, et que tous les hommes, en quelque lieu que ce soit, conviennent qu’après notre mort, il y a quelque chose qui nous intéresse, nous devons aussi nous rendre à cette opinion : et d’autant plus qu’entre les hommes, ceux qui ont le plus d’esprit, le plus de vertu, et qui par conséquent savent le mieux où tend la nature, sont précisément deux qui se donnent le plus de mouvement pour mériter l’estime de la postérité ».
Cicéron, Pro Archia, XI. « Neque enim est dissimulandum, quod obscurari non potest, sed prae nobis ferendum : trahimur omnes studio laudis, et optimus quisque maxime gloria ducitur. Ipsi illi philosophi etiam illis libellis, quod de contemnenda gloria scribunt, nomen suum inscribunt ; in eo ipso, in quo praedicationem nobilitatemque despiciunt, praedicari de se ac nominari volunt ».
Montaigne, Essais, I, XLI, De ne communiquer sa gloire, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 227. « Car, comme dit Cicero, ceux même qui la combattent (la gloire), encore veulent-ils que les livres qu'ils écrivent, portent au front leur nom et se veulent rendre glorieux de ce qu'ils ont méprisé la gloire ».
Épictète, Entretiens, I, 21, éd. Goulu, p. 99-100. « Qu’allez-vous donc ainsi vous marchant comme si vous aviez avalé une charrette ferrée ? Je voudrais moi que tous ceux que je rencontre m’admirassent, et qu’ils vinssent après moi cirant, ô le brave philosophe ! Qui sont ceux-là dont vous voudriez être admiré ? ne sont-ce pas ceux desquels vous dites, sont des fols ? quoi donc, vous voulez que les fols vous admirent ? »
et moi qui écris ceci ai peut‑être cette envie,
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 294-295. Sur le trait d’ironie de l’auteur sur lui-même, procédé que l’on retrouve dans le fragment Laf. 520, Sel. 453.
Pascal lui-même est concerné, ne serait-ce que par le recours aux pseudonymes Louis de Montalte, Salomon de Tultie et Amos Dettonville.
Le problème de l’orgueil d’avoir produit des œuvres capables de susciter l’admiration s’est posé directement à Pascal, moins peut-être pour ses écrits religieux que pour des ouvrages comme les Lettres de A. Dettonville et le concours auquel la roulette a donné lieu. Mais l’anonymat qu’il a conservé lors du concours sur la roulette ne doit pas être considéré comme une marque de modestie, mais comme une moyen de piquer la curiosité : voir OC IV, éd. J. Mesnard, p. 169. Sur la manière spectaculaire dont Pascal a doté de prix considérables le concours de la roulette, voir OC IV, éd. J. Mesnard, p. 169 sq. Pascal a dû passer par une nouvelle conversion pour réagir contre le retour à un certain « esprit mondain ». Voir sur ce point Mesnard Jean, “Les conversions de Pascal”, in Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre, Colloque de Royaumont, p. 59-62.
et peut‑être que ceux qui le liront...
Mise en cause du lecteur qui entame une véritable induction générale sur l’avenir.