Fragment Raisons des effets n° 19 / 21 – Papier original : RO 221-4
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Raisons des effets n° 134 à 136 p. 37-37 v° / C2 : p. 55
Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées Morales : 1669 et janv. 1670 p. 277-278 / 1678 n° 11 p. 272
Éditions savantes : Faugère I, 179, VII / Havet V.14 et XXIV.37 / Michaut 465 et 466 / Brunschvicg 324 et 759 / Tourneur p. 192-1 / Le Guern 93 / Lafuma 101 et 102 / Sellier 134
Le peuple a les opinions très saines. Par exemple : 1. D’avoir choisi le divertissement, et la chasse plutôt que la prise. Les demi‑savants s’en moquent et triomphent à montrer là‑dessus la folie du monde. Mais par une raison qu’ils ne pénètrent pas on a raison. 2. D’avoir distingué les hommes par le dehors, comme par la noblesse ou le bien. Le monde triomphe encore à montrer combien cela est déraisonnable. Mais cela est très raisonnable. Cannibales se rient d’un enfant roi. 3. De s’offenser pour avoir reçu un soufflet, ou de tant désirer la gloire. Mais cela est très souhaitable à cause des autres biens essentiels qui y sont joints. Et un homme qui a reçu un soufflet sans s’en ressentir, est accablé d’injures et de nécessités. 4. Travailler pour l’incertain, aller sur la mer, passer sur une planche.
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Dans ce fragment qui concentre un nombre important de thèmes (considérations sur l’ordre social, le divertissement, la règle des partis, etc.), Pascal opère un renversement du pour au contre qui, des opinions des demi-habiles, passe à montrer que les opinions du peuple sont saines, c’est-à-dire qu’elles ont un fondement très raisonnable. La diversité des thèmes abordés fait de ce texte une sorte de modèle réduit de la partie morale des Pensées.
Fragments connexes
Liasse Divertissement (fragments Laf. 132, Sel. 165 à Laf. 139, Sel. 171).
Vanité 31 (Laf. 45, Sel. 78). Il n’a point de prise pour saisir la vérité quand elle viendrait à lui… (texte barré)
Misère 5 (Laf. 57, Sel. 90). Il n’est pas bon d’être trop libre. Il n’est pas bon d’avoir toutes les nécessités.
Textes barrés situés sur les mêmes papiers que Misère 9 (Laf. 76, Sel. 113). Il faut donc l’achever et après avoir examiné ses puissances dans leurs effets, reconnaissons‑les en elles‑mêmes. Voyons si elle a quelques forces et quelques prises capables de saisir la vérité.
Raisons des effets 12 (Laf. 93, Sel. 127). Raison des effets.
Renversement continuel du pour au contre.
Nous avons donc montré que l’homme est vain par l’estime qu’il fait des choses qui ne sont point essentielles. Et toutes ces opinions sont détruites.
Nous avons montré ensuite que toutes ces opinions sont très saines, et qu’ainsi toutes ces vanités étant très bien fondées, le peuple n’est pas si vain qu’on dit. Et ainsi nous avons détruit l’opinion qui détruisait celle du peuple.
Mais il faut détruire maintenant cette dernière proposition et montrer qu’il demeure toujours vrai que le peuple est vain, quoique ses opinions soient saines, parce qu’il n’en sent pas la vérité où elle est et que la mettant où elle n’est pas, ses opinions sont toujours très fausses et très malsaines.
Raisons des effets 13 (Laf. 94, Sel. 128). Opinions du peuple saines.
Le plus grand des maux est les guerres civiles.
Elles sont sûres si on veut récompenser les mérites, car tous diront qu’ils méritent. Le mal à craindre d’un sot qui succède par droit de naissance n’est ni si grand, ni si sûr.
Raisons des effets 14 (Laf. 95, Sel. 129). Opinions du peuple saines. Être brave n’est pas trop vain, car c’est montrer qu’un grand nombre de gens travaillent pour soi. C’est montrer par ses cheveux qu’on a un valet de chambre, un parfumeur, etc., par son rabat, le fil, le passement, etc. Or ce n’est pas une simple superficie, ni un simple harnais d’avoir plusieurs bras. Plus on a de bras, plus on est fort. Être brave c’est montrer sa force.
Raisons des effets 21 (Laf. 104, Sel. 136). Que la noblesse est un grand avantage qui dès 18 ans met un homme en passe, connu et respecté comme un autre pourrait avoir mérité à 50 ans. C’est 30 ans gagnés sans peine.
Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Dira-t-il donc au contraire qu’il possède certainement la vérité lui qui, si peu qu’on le pousse, ne peut en montrer aucun titre et est forcé de lâcher prise.
Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise.
Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Rien n’est si important à l’homme que son état ; rien ne lui est si redoutable que l’éternité. Et ainsi, qu’il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d’une éternité de misères, cela n’est point naturel. Ils sont tout autres à l’égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu’aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d’une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c’est celui-là même qui sait qu’il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. C’est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes. C’est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause.
Pensées diverses (Laf. 577, Sel. 480). S’il ne fallait rien faire que pour le certain, on ne devrait rien faire pour la religion, car elle n’est pas certaine, mais combien de choses fait-on pour l’incertain, les voyages sur mer, les batailles. Je dis donc qu’il ne faudrait rien faire du tout car rien n’est certain, et qu’il y a plus de certitude à la religion que non pas que nous voyions le jour de demain.
Car il n’est pas certain que nous voyions demain, mais il est certainement possible que nous ne le voyions pas. On n’en peut pas dire autant de la religion. Il n’est pas certain qu’elle soit mais qui osera dire qu’il est certainement possible qu’elle ne soit pas.
Or quand on travaille pour demain, et pour l’incertain, on agit avec raison, car on doit travailler pour l’incertain par la règle des partis qui est démontrée.
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Saint Augustin a vu qu’on travaille pour l’incertain sur mer, en bataille, etc. - mais il n’a pas vu la règle des partis qui démontre qu’on le doit. Montaigne a vu qu’on s’offense d’un esprit boiteux et que la coutume peut tout, mais il n’a pas vu la raison de cet effet.
Toutes ces personnes ont vu les effets mais ils n’ont pas vu les causes. Ils sont à l’égard de ceux qui ont découvert les causes comme ceux qui n’ont que les yeux à l’égard de ceux qui ont l’esprit. Car les effets sont comme sensibles et les causes sont visibles seulement à l’esprit. Et quoique ces effets-là se voient par l’esprit, cet esprit est à l’égard de l’esprit qui voit les causes comme les sens corporels à l’égard de l’esprit.
Mots-clés : Cannibale – Chasse – Divertissement – Enfant – Folie – Gloire – Homme – Incertain – Mer – Monde – Noblesse – Opinion – Peuple – Planche – Prise – Roi – Soufflet.