Pensées diverses II – Fragment n° 31 / 37 – Papier original : RO 49-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 113 p. 359 v° / C2 : p. 317
Éditions de Port-Royal : Chap. XXIV - Vanité de l’homme : 1669 et janvier 1670 p. 184 / 1678 n° 4 p. 180
Éditions savantes : Faugère I, 209, XCVII / Havet II.2 bis et XXV.122 / Brunschvicg 153 / Tourneur p. 93-4 / Le Guern 535 / Lafuma 628 (série XXIV) / Sellier 521
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Bibliographie ✍
COUMET Ernest, “La Théorie du Hasard est-elle née par hasard ?”, Annales. Économies. Sociétés. Civilisations, mai-juin 1970, p. 574-598. MESNARD Jean, “Pascal à l’académie Le Pailleur”, in L’œuvre scientifique de Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1964, p. 7-16. STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007. THIROUIN Laurent, Le Hasard et les Règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Vrin, Paris, 1991. |
✧ Éclaircissements
Du désir d’être estimé de ceux avec qui on est.
La recherche de l’estime d’autrui est selon Pascal une conséquence de l’amour propre, qui pousse chacun à se dissimuler ses imperfections. Voir Amour propre (Laf. 978, Sel. 743).
Laf. 806, Sel. 653. Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être. Nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable.
Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). Il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris.
Pascal insiste sur l’ambiguïté de cette recherche de l’estime : c’est en effet une marque de la bassesse humaine, mais elle est aussi d’une certaine manière fondée :
Preuves par les juifs VI (Laf. 470, Sel. 707). La plus grande bassesse de l’homme est la recherche de la gloire, mais c’est cela même qui est la plus grande marque de son excellence ; car, quelque possession qu’il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait, s’il n’est dans l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que, quelque avantage qu’il ait sur la terre, s’il n’est placé avantageusement aussi dans la raison de l’homme, il n’est pas content. C’est la plus belle place du monde, rien ne le peut détourner de ce désir, et c’est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l’homme. Et ceux qui méprisent le plus les hommes, et les égalent aux bêtes, encore veulent‑ils en être admirés et crus, et se contredisent à eux‑mêmes par leur propre sentiment ; leur nature, qui est plus forte que tout, les convainquant de la grandeur de l’homme plus fortement que la raison ne les convainc de leur bassesse.
Ce grand désir d’estime se contente en revanche de peu :
Vanité 19 (Laf. 31, Sel. 65). Les villes par où on passe on ne se soucie pas d’y être estimé. Mais quand on y doit demeurer un peu de temps on s’en soucie. Combien de temps faut-il ? Un temps proportionné à notre durée vaine et chétive.
Contrariétés 2 (Laf. 120, Sel. 152). Nous sommes si présomptueux que nous voudrions être connus de toute la terre et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus. Et nous sommes si vains que l’estime de cinq ou six personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente.
Pascal pense peut-être à son expérience personnelle, non au sein du groupe de Port-Royal, mais parmi les savants, par exemple au groupe de l’académie Le Pailleur, selon les Mémoires de Marolles, abbé de Villeloin, Paris, Sommaville, 1656, p. 272 ; voir Mesnard Jean, “Pascal à l’académie Le Pailleur”, in L’œuvre scientifique de Pascal, Paris, p. 7-16. Marolles mentionne plusieurs personnes de ce cercle : « Il y avait tous les mardis une espèce d’Académie chez Mons. le Febvre, pour conférer principalement de ces choses-là, comme chez feu Mons. Le Pailleur, il y en avait une autre tous les samedis, pour parler des mathématiques, où j’ai vu Mess. Gassendi, Boulliaud, Pascal, Roberval, Desargues, Carcavy, et autres illustres en cette science ». C’est à ce groupe que Pascal a adressé la dédicace de ses travaux en 1654 ; voir OC II, éd. J. Mesnard, p. 1021 sq. Son désir de gloire s’est aussi manifesté lors du concours qu’il a lancé sur la roulette.
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L’orgueil nous tient d’une possession si naturelle au milieu de nos misères, erreur, etc.
Une certaine ironie marque ces lignes.
Le mot possession appartient au langage juridique. Le paradoxe est renforcé par l’usage du mot juridique de possession, qui désigne en général, l’action par laquelle on possède, de droit ou de fait, ou l’acte et les formalités qui justifient qu’on s’est mis en jouissance de quelque bien. Possession se prend pour le titre ou la prescription qui donne droit de posséder la chose (Furetière).
La formule a donc un sens quelque peu ironique, car elle suppose que l’orgueil gouverne légitimement le cœur de l’homme, alors que, tout plein d’erreur et de misère, l’homme devrait faire preuve d’humilité : mais il ne laisse pas d’être aussi plein d’orgueil. Cette disproportion est nettement stigmatisée dans le fragment Laf. 625, Sel. 518. L’injustice. Que la présomption soit jointe à la nécessité, c’est une extrême injustice.
Sur l’orgueil et l’amour propre, voir Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), 2007. Voir aussi le dossier thématique sur l’orgueil.
Nous perdons encore la vie avec joie, pourvu qu’on en parle.
Vanité 24 (Laf. 37, Sel. 71). Métiers. La douceur de la gloire est si grande qu’à quelque objet qu’on l’attache, même à la mort, on l’aime.
Vanité 17 (Laf. 29, Sel. 63). Ferox gens nullam esse vitam sine armis rati. Ils aiment mieux la mort que la paix, les autres aiment mieux la mort que la guerre.Toute opinion peut être préférable à la vie, dont l’amour paraît si fort et si naturel.
On peut penser à Horace de Corneille, que Pascal connaissait bien. Comme le dit le jeune Horace,
« Mourir pour le pays est un si digne sort,
Qu’on briguerait en foule une si belle mort. »
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Vanité,
Voir la liasse Vanité. Le mot vanité est-il le titre de la série de termes qui suivent, ou un des termes de la série, de même ordre que les suivants ?
jeu,
Sur la réalité des jeux, voir l’article Jeu du Dictionnaire du grand siècle de F. Bluche (dir.), Paris Fayard, 1990, p. 792-793.
Pascal ne porte pas de jugement défavorable d’ordre moral sur le jeu. C’est cependant une réaction habituelle parmi les casuistes et les moralistes. Voir sur ce point Thirouin Laurent, Le Hasard et les Règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, 1991. Voir p. 35, sur les reproches formulés par J. Dusaulx, De la passion du jeu, p. XXII, sur la résolution de Sorbonne sur le jeu du 25 juin 1697.
Coumet Ernest, “La théorie du hasard est-elle née par hasard ?”, p. 577 sq. Selon les théologiens et les juristes, le jeu est une convention illicite, car l’argent gagné l’est sans cause légitime. Le profit du jeu est condamnable au même titre que l’usure.
Pontas Jean, Dictionnaire des cas de conscience ou décisions, par ordre alphabétique, des plus considérables difficultés touchant la morale et la discipline ecclésiastique, publié par l’abbé Migne, 1847, t. 1, p. 1213 sq. Jeu.
« Le jeu, dans le sens qu’on m’entend ici, est une convention faite entre plusieurs personnes, qui, dans la vue de se récréer, consentent que ce qu’ils y mettent appartienne à celui qui gagnera. On distingue trois espèces de jeu. Le premier est celui auquel appartient l’esprit seul, ou l’adresse, a la principale part, tels que sont les échecs, les dames, la paume, etc. Le second consiste uniquement dans le hasard, comme ceux des dés, du hoca, du lansquenet, du pharaon, de l’oie et de la blanque. Le troisième, qui est mixte, dépend en partie de l’industrie, et en partie du hasard, comme le piquet, la triomphe, le trictrac, etc. Celui qui est du pure industrie est permis, pourvu qu’il ne devienne pas condamnable par quelque circonstance particulière, comme s’il mettait un homme hors d’état de payer ses dettes, ou que par un trop grand attachement il y passât un temps trop long, ou qu’il ne pût jouer sans donner du scandale à son prochain, ou que le jeu lui fît omettre les devoirs de son état, ou qu’il jouât par un motif d’avarice. Celui qu’on appelle de hasard est défendu non seulement aux ecclésiastiques, par une infinité de conciles, et surtout quand ils y jouent contre la loi du prince. Il est même des jeux d’industrie qui sont défendus aux ecclésiastiques parce qu’ils ne sont pas séants à leur état, comme ceux de la paume et du ballon. Toutes sortes de jeux, même ceux que l’on appelle mixtes, ne conviennent pas aux ecclésiastiques, et moins encore celui des cartes : c’est pourquoi ceux qui veulent donner bon exemple aux autres, ne doivent jamais s’occuper à ces sortes de jeux : 1. Parce qu’il est très rare que le jeu ne soit pas accompagné de la cupidité, et qu’il en est bien peu qui jouent avec un véritable désintéressement, et qui soient moins piqués du profit que du plaisir ; 2. Parce qu’il est très honteux qu’un ecclésiastique s’occupe au jeu, pendant que des païens, tels que les Japonais, le regardent comme un crime capital [...]. 3. Parce que le jeu a fort souvent de mauvaises suites : Nam ludus genuit strepitum, certamen et iram, dit Horace. »
Pontas ajoute quelques indications sur les aspects juridiques du problème.
Dans ses travaux sur les partis, Pascal n’a jamais considéré le jeu et le calcul des chances qui y est associé comme intrinsèquement coupables. Voir dans le Traité du triangle arithmétique, l’Usage du triangle arithmétique pour déterminer les partis qu’on doit faire entre deux joueurs qui jouent en plusieurs parties, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1308 sq. Pascal n’ignore évidemment pas que le jeu est souvent l’occasion de conduites blâmables. Voir Provinciale IV, § 30. « Que de jurements dans le jeu, que d’excès dans les débauches, que d’emportements dans le Carnaval qui ne sont point volontaires, et par conséquent ni bons, ni mauvais, pour n’être point accompagnés de ces réflexions d’esprit sur les qualités bonnes ou mauvaises de ce que l’on fait ! » Mais il prend ici le jeu comme amusement qui est preuve de vanité, c’est-à-dire une preuve du néant des activités humaines, comme le sont la plupart des divertissements.
chasse,
Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux et ceux qui font sur cela les philosophes et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères qui nous en détournent, mais la chasse nous en garantit. Et plus bas, un sanglier succède au lièvre, avec encore plus d’efficacité : D’où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique et qui accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage. L’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps‑là.
La vanité de la chasse apparaît clairement si l’on change de point de vue et si l’on abandonne les préjugés ordinaires de la société : voir Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Le gentilhomme croit sincèrement que la chasse est un plaisir grand et un plaisir royal, mais son piqueur n’est pas de ce sentiment-là. Le piqueur est un valet à cheval qui fait courir les chiens, qui est à leur queue. Les piqueurs percent les taillis pour suivre les chiens. On le dit en particulier de chacun des maîtres chasseurs qui conduit ou la meute des chiens courant, ou le relais qui est la meute du secours (Furetière).
Comme c’est toujours le cas, Pascal reconnaît à la futilité de ce divertissement un fondement très réel, par le moyen de la raison des effets.
Raisons des effets 19 (Laf. 101, Sel. 134). Le peuple a les opinions très saines. Par exemple :
1. D’avoir choisi le divertissement, et la chasse plutôt que la prise. Les demi‑savants s’en moquent et triomphent à montrer là‑dessus la folie du monde. Mais par une raison qu’ils ne pénètrent pas on a raison.
2. D’avoir distingué les hommes par le dehors, comme par la noblesse ou le bien. Le monde triomphe encore à montrer combien cela est déraisonnable. Mais cela est très raisonnable. Cannibales se rient d’un enfant roi.
3. De s’offenser pour avoir reçu un soufflet, ou de tant désirer la gloire. Mais cela est très souhaitable à cause des autres biens essentiels qui y sont joints. Et un homme qui a reçu un soufflet sans s’en ressentir, est accablé d’injures et de nécessités.
4. Travailler pour l’incertain, aller sur la mer, passer sur une planche.
Sur la chasse au XVIIe siècle, et l’évolution qui a conduit d’une activité permise aux roturiers à un privilège et un divertissement aristocratique, voir l’article Chasse de L. Trenard dans le Dictionnaire du Grand Siècle de F. Bluche.
visite,
Visite : action de civilité par laquelle on se va voir réciproquement pour passer le temps, faire conversation, ou entretenir l’amitié. Il y a des visites de pure affection, d’autres de grimace, d’autres de devoir qu’on appelle en robe détroussée, en cérémonie. On rend visite aux accouchées. On fait des visites de condoléance. On dit en mauvaise part qu’une dame reçoit visite, pour dire qu’elle fait galanterie, qu’on se divertit chez elle. Visite se dit aussi en matière de dévotion. La visite des prisonniers, des pauvres malades, des hôpitaux, sont des œuvres de charité, de miséricorde. On gagne des indulgences en faisant la visite des églises ordonnées par la bulle (Furetière).
On peut se faire une idée de ce que sont les visites mondaines par les scènes du Misanthrope dans lesquelles Célimène reçoit ses amis dans son salon, mais aussi par la scène au cours de laquelle Célimène et Arsinoé s’entretiennent des ragots qu’elles prétendent entendre l’une de l’autre.
Voir aussi le discours de Dorimène à Sganarelle, dans Le mariage forcé, sc. 2 : « Je vous avoue [...] et que la solitude me désespère. J’aime le jeu, les visites, les assemblées, les cadeaux et les promenades, en un mot, toutes les choses de plaisir, et vous devez être ravi d’avoir une femme de mon humeur. »
Le procès des visites est fait dans un esprit dévot caricatural par Mme Pernelle dans Tartuffe, I, 1 :
« Ces visites, ces bals, ces conversations
Sont du malin esprit toutes inventions.
Là jamais on n’entend de pieuses paroles :
Ce sont propos oisifs, chansons et fariboles ;
Bien souvent le prochain en a sa bonne part,
Et l’on y sait médire et du tiers et du quart.
Enfin les gens sensés ont leurs têtes troublées
De la confusion de telles assemblées :
Mille caquets divers s’y font en moins de rien ;
Et comme l’autre jour un docteur dit fort bien,
C’est véritablement la tour de Babylone,
Car chacun y babille, et tout du long de l’aune. »
Le vers qui suit témoigne du reste que Mme Pernelle est la première à répandre des ragots dans des assemblées supposées pieuses...
comédies,
Pour Pascal, le théâtre est bien un divertissement. Il est donc bien une preuve de vanité.
Laf. 764, Sel. 630. Tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne ; mais entre tous ceux que le monde a inventés, il n’y en a point qui soit plus à craindre que la comédie.
Ce qui intéresse les spectateurs, au théâtre, ce sont les moments d’instabilité, qui correspondent à leur inconstance.
Laf. 773, Sel. 637. Rien ne nous plaît que le combat mais non pas la victoire. [...] Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. Ainsi dans les comédies les scènes contentes, sans crainte, ne valent rien, ni les extrêmes misères sans espérance, ni les amours brutaux, ni les sévérités âpres.
fausse perpétuité de nom.
Voir Perpétuité.
Le manuscrit porte fausses, ce qui devrait rattacher ce mot à comédies, plutôt qu’à perpétuité. Nous suivons les corrections des copies. Du reste on ne voit guère ce que voudrait dire comédies fausses.
Sur le droit relatif au nom et les règles de la transmission héréditaire des patronymes, voir l’article Nom du Dictionnaire du Grand Siècle de F. Bluche.
En quoi cette perpétuité du nom doit-elle être dite fausse ? La transmission des noms et des titres qui y sont attachés ne peut pas être considérée comme une véritable perpétuité. La perpétuité suppose une durée éternelle et continue. Or la transmission qui se fait du père au fils est nécessairement discontinue, puisqu’elle va d’un individu à un autre. La perpétuité de la Révélation est celle d’un esprit qui passe de siècle en siècle, plutôt que la succession des hommes.