Pensées diverses II – Fragment n° 5 / 37 – Papier original : RO 75-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 105 p. 349 v°-351  / C2 : p. 305

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 282-283 / 1678 n° 27 p. 279-280

Éditions savantes : Faugère I, 197, LVIII / Havet VI.20 / Brunschvicg 455 / Tourneur p. 84-1 / Le Guern 509 / Lafuma 597 (série XXIV) / Sellier 494

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Bibliographie

 

 

Voir des références complémentaires dans la bibliographie du dossier thématique Le moi.

 

BÉNICHOU Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948.

CARRAUD Vincent, Pascal. Des connaissances naturelles à l’étude de l’homme, Paris, Vrin, 2007.

CARRAUD Vincent, L’invention du moi, Paris, Presses Universitaires de France, 2010.

DEFRENNE Madeleine, “A propos d’une pensée de Pascal : Le moi est haïssable”, Revue des langues vivantes, XXXIV, 1968, p. 3-8.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986.

GRUBBS H.-A., Damien Mitton (1618-1690), bourgeois honnête homme, Princeton-Paris, Presses Universitaires de France, 1932.

LAFOND Jean (dir.), Moralistes du XVIIe siècle, de Pibrac à Dufresny, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1992.

LE GUERN Michel, “Pascal : le moi”, in Études sur la vie et les Pensées de Pascal, Paris, Champion, 2015, p. 73-86.

MARIN Louis, La critique du discours. Sur la “Logique de Port-Royal” et les “Pensées” de Pascal, Paris, Minuit, 1975.

MARIN Louis, Pascal et Port-Royal, Paris, Presses Universitaires de France, 1997.

McKENNA Antony, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, Paris et Oxford, Voltaire Foundation, 1993.

MERLANT Joachim, “L’ennemi du moi : Pascal”, in De Montaigne à Vauvenargues, Essais sur la vie intérieure et la culture du moi, Paris, Lecène, Oudin et cie, 1914, p. 249-284.

MESNARD Jean, “Pascal et le problème moral”, La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 355-362.

MESNARD Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, Enquêtes et synthèses, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 405-413.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

SAINTE-BEUVE, Correspondance littéraire, provenant pour la plus grande partie du fonds Lebrun de la Bibliothèque Mazarine, avec introduction et notes de Guy de la Batut, éd. Montaigne, Paris, 1929.

STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007.

THIROUIN Laurent, “Le moi haïssable, une formule équivoque”, in BEHRENS Rudolf, GIPPER Andreas, MELLINGHOFF-BOURGERIE Viviane (dir.), Croisements d’anthropologies. Pascals Pensées im Geflecht der Anthropologien, Universitätvelag, Heidelberg, 2005, p. 217-247.

TOCANNE Bernard, L’idée de nature en France dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Contribution à l’histoire de la pensée classique, Paris, Klincksieck, 1978, p. 141 sq.

 

 

Éclaircissements

 

Contrairement au fragment Laf. 688, Sel. 567, Qu’est-ce que le moi ?, qui revêt la forme d’un discours continu, celui-ci se présente comme un dialogue entre Mitton, l’ami de Pascal, et l’auteur du texte. Dialogue dont on peut se demander s’il reflète une discussion qui fut réelle, ou s’il s’agit d’un de ces dialogues imaginaires comme l’est celui du fragment Vanité 37 (Laf. 51, Sel. 84).

Jean Mesnard, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 124 sq., voit dans ce texte un « dialogue imaginaire, transposition, sans doute, de nombreux dialogues réels avec Mitton ». On se rapproche dans cette hypothèse, en moindre dimension, de l’entretien littéraire entre Pascal et M. de Sacy rapporté et mis en forme dans les Mémoires de Fontaine.

Que ce soit ou non une fiction, le fragment présente un caractère visiblement plaisant malgré son fond sérieux : il est rare en effet que, dans un dialogue, on déclare à un ami qu’il est toujours haïssable. Mais cette distance fait apparaître de manière plus forte et nette la thèse de Pascal sur l’amour propre qui se cache au fond de l’honnêteté mondaine que défend Damien Mitton.

La forme dialoguée n’est pas sans signification. Il faut rappeler que le fragment est précédé dans l’édition de Port-Royal par un avertissement en italique qui explique le terme de moi : « Le mot de MOI dont l’auteur se sert dans la pensée suivante, ne signifie que l’amour propre. C’est un terme dont il avait accoutumé de se servir avec quelques-uns de ses amis ».

Il n’est pas contestable, comme le signale V. Carraud, que ce terme de moi appartient en propre à Pascal. Cependant la note de l’édition de 1670 précise que c’est « un terme dont il avait accoutumé de se servir avec quelques-uns de ses amis », mais qui n’était pas nécessairement intelligible par des personnes extérieures à ce groupe.

La Logique de Port-Royal (éd. de 1664, III, ch. XIX, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2014, p. 463-464), témoigne que comptent parmi ces « amis » Arnauld et Nicole. Elle contient un écho précis aux Pensées consacrées au moi : « Feu Mr Pascal, qui savait autant de véritable rhétorique que personne ne ait jamais su, portait cette règle jusques à prétendre qu’un honnête homme devait éviter de se nommer, et même de se servir des mots de je, et de moi, et il avait accoutumé de dire sur ce sujet que la piété chrétienne anéantit le moi humain, et que la civilité humaine le cache et le supprime ».

Nicole reprend une idée voisine dans l’essai De la charité et de l’amour propre, ch. IV, Essais de morale, éd. L. Thirouin, Paris, P. U. F., Paris, 1999, p. 389 : « la suppression de l’amour propre est proprement ce qui fait l’honnêteté humaine, et en quoi elle consiste ; et c’est ce qui a donné lieu à un grand esprit de ce siècle de dire que la vertu chrétienne détruit et anéantit l’amour propre, et que l’honnêteté humaine le cache et le supprime ».

La famille en fait partie, comme en témoigne la présence de la même indication sur le moi dans la Vie de Pascal, 2e version, § 83, OC I, éd. J. Mesnard, p. 635.

Il est probable que, parmi les personnes avec lesquelles Pascal s’entretenait du moi figurent ceux que la tradition appelle les pascalins. Sur ce groupe et son évolution, voir les pages qui leur sont consacrées dans Mesnard Jean, Pascal et les Roannez, p. 650 sq. Origine du terme, qui est d’apparition tardive : p. 650 sq. Les pascalins appartiennent à l’entourage du duc de Roannez : celui-ci n’est jamais mentionné parmi eux, mais il en est le chef : p. 653. « Les pascalins étudient peu, de La Chaise [Filleau de la Chaise], Du Bois [Goibaud du Bois], Pascal. M. Du Bois n’a pas même de santé », selon Bridieu, d’après le Recueil de choses diverses, BN, N. a. f. 4333, f° 54 ; voir Lesaulnier Jean, Port-Royal insolite, p. 267. Ce groupe est lié à d’autres, qui ont aussi été en rapports avec Pascal : d’après Dirois, il faut mentionner Méré et Damien Mitton, nommé dans ce fragment. Le Journal de Huygens permet de voir ce groupe dans ses activités. Ce sont des gens du monde, plus que Pascal lui-même : p. 656. Les pascalins après la mort de Pascal : p. 817 sq. Les pascalins à l’œuvre pour la publication des Pensées : p. 881 sq.

 

Le moi est haïssable.

 

Mesnard Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, Enquêtes et synthèses, p. 413. Sur l’effet produit par la formule, et son apparence de simplicité. L’analyse proposée par ce fragment se situe dans la perspective de l’homme sans Dieu, et consiste surtout dans une argumentation d’ordre psychologique et rationnelle, alors que la perspective de l’homme avec Dieu entrainerait vers la théologie. Le pessimisme de Pascal à l’égard du moi est en effet d’origine théologique : il repose sur la distinction augustinienne des deux amours, de soi et de Dieu : p. 407.

Nicole Pierre, De la charité et de l’amour propre, in Essais de morale, éd. L. Thirouin, p. 381 sq. Chapitre IV, Que l’amour propre suit la charité en plusieurs choses, et particulièrement en se cachant. En quoi consiste l’honnêteté humaine : p. 388 sq. Voir p. 389 : « rien n’attire tant l’aversion que l’amour propre ». Voir la note : la formule le moi est haïssable est descriptive et non prescriptive : La question n’est pas de savoir s’il faut détester l’amour propre et le moi ; le moi et sa manifestation concrète ont pour effet naturel de susciter la haine. La vraie question est de savoir comment on peut dissimuler ce moi.

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 180 sq. Pascal pratique dans ce fragment une argumentation ad hominem. La divergence entre Pascal et Mitton ne porte pas sur le caractère haïssable du moi : ils sont d’accord sur ce point. Mais ils ne s’accordent pas sur le remède à apporter à la nocivité de l’amour propre. L’honnêteté que propose Mitton est aux yeux de Pascal une pure illusion, liée au fait qu’il ignore l’enracinement de la libido dominandi dans le cœur de l’homme. Mitton propose de remédier aux inconvénients de l’amour de soi par une attitude sociale modérée qui en ôte l’incommodité ; Pascal pense que l’amour propre ne doit pas seulement être neutralisé dans ses effets, mais détruit dans son essence, car c’est son injustice même qui le rend « haïssable ».

Meurillon Christian, “Un concept problématique dans les Pensées : le moi”, Méthodes chez Pascal, p. 269-284. 

Thirouin Laurent, “Le moi haïssable, une formule équivoque”, p. 217-247.

Mesnard Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, p. 405-413. En quel sens le moi est haïssable du point de vue anthropologique : p. 406. Il est injuste, incommode parce qu’il se fait centre de tout. Les règles de l’honnêteté qui tendent à neutraliser ou au moins à modérer cette tyrannie du moi sur les autres : p. 407. Le moi se fait centre de tout en ce sens qu’il veut être aimé ; mais est-il vraiment aimable ?, p. 408. Le moi considéré par rapport à la charité : p. 411 sq. On est haïssable par sa concupiscence : p. 411. Opposition à l’amour de Dieu. Dans quelle mesure l’amour de soi est légitime : p. 412. Développement de l’apologue des membres et du corps, du corps plein de membres pensants : p. 412. Et par suite de l’image paulinienne du corps mystique : p. 412-413.

Mesnard Jean, “Pascal et le problème moral”, in La culture du XVIIe siècle, p. 355-362. Voir p. 357, sur le fait que l’idéal de l’honnête homme couvre le moi en évitant d’en faire étalage et d’en faire le centre de tout.

Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La Logique ou l’art de penser, éd. de 1664, III, ch. XIX, éd. D. Descotes, p. 463 sq. « Feu Monsieur Pascal, qui savait autant de véritable rhétorique que personne en ait jamais su, portait cette règle jusques à prétendre, qu’un honnête homme devait éviter de se nommer, et même de se servir des mots de je, et de moi, et il avait accoutumé de dire sur ce sujet, que la piété chrétienne anéantit le moi humain, et que la civilité humaine le cache et le supprime. Ce n’est pas que cette règle doive aller jusqu’au scrupule ; car il y a des rencontres, où ce serait se gêner inutilement, que de vouloir éviter ces mots : mais il est toujours bon de l’avoir en vue, pour s’éloigner de la méchante coutume de quelques personnes, qui ne parlent que d’eux-mêmes et qui se citent partout, lorsqu’il n’est point question de leur sentiment. Ce qui donne lieu à ceux qui les écoutent, de soupçonner que ce regard si fréquent vers eux-mêmes ne naisse d’une secrète complaisance qui les porte souvent vers cet objet de leur amour, et excite en eux par une suite naturelle une aversion secrète pour ces personnes et pour tout ce qu’elles en disent. C’est ce qui fait voir qu’un des caractères les plus indignes d’un honnête homme, est celui que Montaigne a affecté, de n’entretenir ses lecteurs que de ses humeurs, de ses inclinations, de ses fantaisies, de ses maladies, de ses vertus et de ses vices ; et qu’il ne naît que d’un défaut de jugement aussi bien que d’un violent amour de soi-même ».

McKenna Antony, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, p. 55 sq. Rapprochement des Pensées et de la Logique sur le moi haïssable.

Mitton Damien, Pensées sur l’honnêteté, n° 5, in Moralistes du XVIIe siècle, p. 87. « Les hommes se haïssent et se méprisent les uns les autres. Si au contraire ils songeaient à se servir et à s’aimer, ils en seraient bien plus heureux ».

Méré, Discours, Des agréments, éd. Boudhors, p. 32-33. L’honnêteté, une façon de vivre qui consiste à n’être incommode à personne et à laisser les choses comme elles sont.

Mesnard Jean, « Pascal et le problème moral », in La culture du XVIIe siècle, p. 357. Effacement purement apparent de l’amour propre dans l’honnête homme. Le moi qui se fait centre de tout est couvert par l’honnêteté, et non pas supprimé.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 49 sq. Le fragment sur le moi haïssable : p. 51 sq. Le moi est haïssable parce que depuis le péché originel il est livré à la concupiscence qui détourne à son profit un amour dont Dieu était l’unique fin. Il s’agit de la relation du moi à Dieu et non du moi aux autres ; mais quand le moi se fait centre de tout, il fait tourner les autres moi autour de lui, et il est incommode en tant qu’il veut les asservir : p. 52. Le moi reste haïssable en tant qu’il mérite la colère de Dieu : p. 53. Haïr le moi injuste n’empêche pas d’aimer le moi tel que Dieu l’a voulu ; voir Morale chrétienne.

Marin Louis, Pascal et Port-Royal, p. 98 sq. La tyrannie du moi. Représentation du moi : p. 221 sq.

 

Vous, Mitton,

 

La lecture Mitton ne s’est pas imposée immédiatement. Voir Sainte-Beuve, Correspondance littéraire, provenant pour la plus grande partie du fonds Lebrun de la Bibliothèque Mazarine, avec introduction et notes de Guy de la Batut, éd. Montaigne, Paris, 1929, p. 100-101. L’édition des Pensées par Faugère, p. 195 (Laf. 642, Sel. 529 bis), porte : « Marton voit bien que la nature est corrompue... » Sainte-Beuve lui écrit, le 9 janvier d’une année non précisée : « Une question dont l’idée m’est venue en cherchant Miton ; le Marton qui se trouve à deux pages de là (p. 195, tome 1) ne serait-ce pas Mitton écrit avec deux tt et qui aurait été copié inexactement ? C’est à vous de résoudre ce petit problème, vous en avez résolu de bien plus graves ». Voir les notes sur les difficultés d’identification.

Sur Damien Mitton (1618-1690), voir Grubbs H.-A., Damien Mitton (1618-1690), bourgeois honnête homme, 1932.

Damien Mitton exerce une charge de trésorier, et appartient à la catégorie des bourgeois riches et cultivés. Il a composé un Traité de l’immortalité de l’âme, dont il disait qu’il l’était de la mortalité. Ses Pensées sur l’honnêteté sont reproduites dans le recueil de Moralistes du XVIIe siècle mentionné ci-dessus, p. 85-90. Leibniz l’estime « un des plus spirituels et agréables hommes que j’aie connus », grand compagnon de Méré « d’esprit, de science et de jeu » ; cité par J. Mesnard, Pascal et les Roannez, I, p. 376, d’après Leibnizbreife, 70, p. 22 v°, Bibliothèque de Hanovre.

Voir Mesnard Jean, Pascal et les Roannez, I, p. 376 sq., sur les rapports entre Mitton et Pascal, et la signification du présent fragment.

Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. Adam, II, Pléiade, p. 33, le dit « grand joueur » dans l’article qu’il consacre à Des Barreaux.

Voir les brèves notices sur Mitton dans Pascal, Œuvres complètes, L’Intégrale, p. 658, et de Lafond Jean (dir.), Moralistes du XVIIe siècle, de Pibrac à Dufresny, coll. Bouquins, p. 82 sq.

Les fragments Miracles II (Laf. 853, Sel. 433) et Laf. 642, Sel. 529 bis mentionnent Mitton.

 

le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable.

 

Sur ce texte, voir Mesnard Jean, Pascal et les Roannez, I, p. 378-379. Pascal reconnaît chez Mitton un idéal élevé de l’honnêteté. Il y voit même une forme d’amour des hommes, et cherche à en faire la comparaison avec l’amour chrétien du prochain. Mais cet idéal de l’honnêteté, fondé sur l’amour propre, est insuffisant, et entraîne une imperfection : Laf. 642, Sel. 529 bisMiton voit bien que la nature est corrompue et que les hommes sont contraires à l’honnêteté, mais il ne sait pas pourquoi ils ne peuvent voler plus haut. 

Thirouin Laurent, “Le moi haïssable, une formule équivoque”, in Behrens Rudolf, Gipper Andreas, Mellinghoff-Bourgerie Viviane (dir.), Croisements d’anthropologies. Pascals Pensées im Geflecht der Anthropologien, p. 217-247. Sur le sens du mot couvrir dans ce fragment : p. 227 sq. Le comportement qui consiste à couvrir ses défauts ressemble au maquillage, s’il n’est pas directement inspiré par une attitude magique de suppression.

Voir les Essais de Nicole, l’opuscule De la charité et de l’amour propre, sur la manière dont l’amour propre déguise les défauts. La logique note aussi que la piété humaine anéantit le moi, la civilité humaine le cache et le supprime.

Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère ; il veut être grand, et il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie.

 

Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde, on n’a plus sujet de nous haïr.

 

Obligeant : civil, courtois, prêt à faire plaisir, à rendre office (Furetière).

Voir la maxime de Mitton, in Moralistes du XVIIe siècle, p. 85 : « L’honnêteté doit donc être considérée comme le désir d’être heureux, mais de manière que les autres le soient aussi ».

Mitton écrit aussi, p. 86 : « L’honnête homme remplit tous les devoirs. Il est bon sujet, bon mari, bon père, bon ami, bon citoyen, bon maître. Il est indulgent, humain, secourable et sensible aux malheurs des autres. Il est circonspect, il est modeste, il ne fait point l’homme de conséquence ni le précieux. Il est discret, il remarque les défauts d’autrui, mais il n’en parle jamais, et ne fait pas semblant de les voir. Il n’est point intéressé, mais comme il connaît les besoins de la vie, sa conduite est toujours réglée et jamais il ne vit dans le désordre. Il n’est touché que du vrai mérite [...]. L’honnête homme enfin ne dit et ne fait rien qui ne soit agréable, juste, raisonnable, et qui ne tende à faire que tous les hommes soient heureux ».

Ce passage montre à quel point la réponse de Pascal est précisément adaptée à la pensée de son interlocuteur.

Agir obligeamment pour tout le monde : l’honnêteté consiste à modérer son amour propre pour se mettre au service des autres au lieu de les gêner et de les tyranniser. En d’autres termes, l’honnêteté mondaine vise à ne pas donner à autrui des raisons de nous haïr par des actions gênantes ou désagréables.

Cependant, il est clair qu’en cherchant à modérer son amour propre pour ne pas froisser celui des autres, on vise toujours à ne pas subir de leur part des traitements incommodes : autrement dit, c’est par amour propre et pour satisfaire son amour propre qu’on impose des limites à ses effets. L’honnêteté n’échappe donc à l’amour propre qu’en apparence. Le marché commun des flatteries qu’il engendre dans la société est décrit dans le texte Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). Il arrive de là que, si l’on a quelque intérêt d’être aimé de nous, on s’éloigne de nous rendre un office qu’on sait nous être désagréable ; on nous traite comme nous voulons être traités : nous haïssons la vérité, on nous la cache ; nous voulons être flattés, on nous flatte ; nous aimons à être trompés, on nous trompe.

Mesnard Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, Enquêtes et synthèses, p. 407, associe l’amour de soi à l’ordre du corps. Mais « doué de raison », l’homme « cherche les moyens de surmonter cet état de guerre et d’établir une harmonie par l’élimination des menaces que chaque moi représente pour les autres. C’est ainsi que se constitue la société politique. C’est ainsi que, dans les rapports privés [...], des règles s’instaurent visant à rendre le moi, non plus haïssable, mais aimable. Ce sont les règles de la politesse ».

 

Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fasse centre de tout, je le haïrai toujours.

 

Thirouin Laurent, “Le moi haïssable, une formule équivoque”, in Behrens Rudolf, Gipper Andreas, Mellinghoff-Bourgerie Viviane (dir.), Croisements d’anthropologies. Pascals Pensées im Geflecht der Anthropologien, p. 217-247. Sur la distinction que ce fragment introduit entre injustice et incommodité : p. 235 sq.

Mesnard Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, Enquêtes et synthèses, p. 405-413. Incommode s’oppose à aimable : c’est le propre du moi d’exciter l’aversion. Chaque moi tend à s’imposer aux dépens d’autrui et à l’utiliser à ses propres fins. L’injustice du moi survit à son incommodité, parce qu’il se fait centre de tout : p. 408.

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 181 sq. L’injustice vient de la revendication par le moi d’être aimé alors qu’il n’a nulle qualité qui mérite d’être pris pour fin des autres personnes.

Injuste : voir plus bas Dossier de travail (Laf. 396, Sel. 15), et Preuves par discours I (Laf. 421, Sel. 680).

 

En un mot le moi a deux qualités : il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité mais non pas l’injustice.

 

Thirouin Laurent, “Le moi haïssable, une formule équivoque”, p. 235 sq. Sur la distinction que ce fragment introduit entre injustice et incommodité.

Marin Louis, Pascal et Port-Royal, p. 98 sq. La tyrannie du moi. Rapport du double caractère haïssable du moi avec la définition de la tyrannie.

 

Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.

 

Les mots à qui ont été barrés. D’autre part, Pascal paraît avoir pensé d’abord écrire vous ne le rendez aimable qu’à ceux qui en haïssent l’injustice, ce qui aurait été contre sa pensée ; l’addition de pas dans l’interligne et la suppression de qu’à rétablissent le sens juste, vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice (voir la transcription diplomatique). Mais il faut suppléer le à qui a été biffé. Pascal complète ensuite le développement en écrivant, comme il le fait souvent, la proposition positive qui précise le sens de la négative qui précède : Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes.

Le passage du fait au droit dans ces lignes est signalé par Mesnard Jean, “Pascal et le moi haïssable”, p. 408. Le droit s’ajoute au fait : le moi n’est pas seulement haïssable de fait, par l’incommodité qu’il engendre : il mérite d’être haï en raison de son injustice.

Injuste : le mot est à prendre au sens précis, ce qui est fait contre le droit. Voir Dossier de travail (Laf. 396, Sel. 15). Il est injuste qu’on s’attache à moi quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j’en ferai naître le désir, car je ne suis la fin de personne et n’ai pas de quoi les satisfaire. Ne suis-je pas prêt à mourir et ainsi l’objet de leur attachement mourra. Donc comme je serais coupable de faire croire une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, et qu’on la crût avec plaisir et qu’en cela on me fît plaisir, de même je suis coupable de me faire aimer. Et si j’attire les gens à s’attacher à moi, je dois avertir ceux qui seraient prêts à consentir au mensonge, qu’ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui m’en revînt ; et de même qu’ils ne doivent pas s’attacher à moi, car il faut qu’ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu ou à le chercher. Voir sur ce fragment Mesnard Jean, “Pascal et le moi haïssable”, p. 408.

Preuves par discours I (Laf. 421, Sel. 680). Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables et indifférents, et connaissant nous et les autres, nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté. Nous naissons pourtant avec elle, nous naissons donc injustes. Car tout tend à soi. Cela est contre tout ordre. Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l’homme. La volonté est donc dépravée. Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés ellesmêmes doivent tendre à un autre corps plus général dont elles sont membres. L’on doit donc tendre au général. Nous naissons donc injustes et dépravés.

Ce n’est donc pas l’honnêteté qui rend à la fois aimable et juste : Morale chrétienne 7 (Laf. 357, Sel. 389). Nul n’est heureux comme un vrai chrétien, ni raisonnable, ni vertueux, ni aimable.

L’impossibilité d’échapper à cette impasse est montrée dans le fragment Fausseté 8 (Laf. 210, Sel. 243). Tous les hommes se haïssent naturellement l’un l’autre. On s’est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public. Mais ce n’est que feindre et une fausse image de la charité, car au fond ce n’est que haine. L’honnêteté née de l’amour de soi ne permet pas d’échapper à l’amour de soi.

Voir sur le sens littéral du mot ennemi Loi figurative 30 (Laf. 275, Sel. 306) : La vie ordinaire des hommes est semblable à celle des saints. Ils recherchent tous leur satisfaction et ne diffèrent qu’en l’objet où ils la placent. Ils appellent leurs ennemis ceux qui les en empêchent, etc. Sur le sens figuré que reçoit ce mot, voir le fragment Loi figurative 24 (Laf. 269, Sel. 300).

Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, p. 262. Le mot d’ennemi est de ces termes comme roi, ami, médecin, malade, etc., dont parle la Logique de Port-Royal, qui passent pour des substantifs en grammaire et qui sont des adjectifs : ils marquent, dans un sujet, une manière d’être ou un mode : par exemple roi signifie homme qui règne, ennemi signifie homme hostile. Le substantif n’y est représenté que confusément, de sorte que l’on peut sans difficulté transférer son référent d’un objet à un autre, et remplacer homme par un autre substantif. En revanche, l’idée de la manière d’être est exprimée clairement, et elle subsiste dans la transformation par interprétation. Ainsi, ennemi peut être entendu au sens littéral d’un homme malfaisant, mais au sens figuré de ce qui s’oppose aux désirs du cœur.

Fausseté 18 (Laf. 220, Sel. 253). Nulle autre religion n’a proposé de se haïr, nulle autre religion ne peut donc plaire à ceux qui se haïssent et qui cherchent un être véritablement aimable. Et ceux-là s’ils n’avaient jamais ouï parler de la religion d’un Dieu humilié l’embrasseraient incontinent.

 

Le dépassement possible du moi injuste

 

Mesnard Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, Enquêtes et synthèses, p. 409-411. À partir du moment où, comme c’est le cas de Montaigne, le moi peut être l’objet d’une réflexion qui prend pour principe la reconnaissance de la vanité et de la misère de l’homme, il peut engendrer une réflexion sur sa condition universelle et conduire de l’ordre des esprits à l’ordre de la charité. Le moi s’identifie alors à l’universel.

Laf. 564, Sel. 471. La vraie et unique vertu est donc de se haïr, car on est haïssable par sa concupiscence, et de chercher un être véritablement aimable pour l’aimer. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or il n’y a que l’être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous. Le bien universel est en nous, est nous-même et n’est pas nous.

Il existe une forme d’amour de soi qui n’est pas mauvaise. Voir sur ce point la liasse Morale chrétienne, sur la place que peut tenir le moi dans le corps mystique de l’Église. Voir Mesnard Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, Enquêtes et synthèses, p. 412. Dès qu’un ordre véritable met chaque être à sa place, un certain amour de soi devient légitime, par la conciliation de l’individuel et de l’universel.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 49 sq. La haine de soi signe de la vraie religion : p. 51.

Marion Jean-Luc, Sur le prisme métaphysique de Descartes, p. 348 sq. Que signifie haïr le moi ? Dans la haine de soi se révèle par contraste l’amour de Dieu.

Sur les prolongements de cet aspect de la pensée de Pascal, voir Frigo Alberto, “Pascal et les « membres pensants » : penser l’Église, régler l’amour”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 32, 2010, p. 56-60.

Voir Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 184 sq.