Pensées diverses VII – Fragment n° 6 / 10 – Papier original : RO 17-4
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 182 p. 419 v° / C2 : p. 395
Éditions savantes : Faugère II, 181, V / Havet XXIV.97 / Brunschvicg 230 / Tourneur p. 133-1 / Le Guern 665 / Lafuma 809 (série XXIX) / Sellier 656
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Bibliographie ✍
ADAM Antoine, Théophile de Viau et la libre-pensée française en 1620, Droz, Paris, 1935 ; Genève, Slatkine reprints, 1965. CHARLES-DAUBERT Françoise, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, Presses Universitaires de France, Paris, 1998. CHEVALIER Jacques, Pascal, Paris, Plon, 1922. DESCOTES Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 509-520. DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993. DIDIOT Chanoine Jules, édition des Pensées de Pascal dans leur texte authentique et selon l’ordre voulu par l’auteur, Desclée de Brouwer, 1896. Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005. FOUCAULT Didier, Un philosophe libertin dans l’Europe baroque, Giulio Cesare Vanini (1585-1619), Paris, Champion, 2003. GARDIES Jean-Louis, Pascal entre Eudoxe et Cantor, Vrin, Paris, 1984. GARDIES Jean-Louis, Le raisonnement par l’absurde, Presses Universitaires de France, Paris, 1991. GOLDMANN Lucien, Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, NRF, Gallimard, Paris, 1955. GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Commentaires, 2e éd., Paris, Vrin, 1971. GRANT Edward, La physique au Moyen Âge, Paris, Presses Universitaires de France, 1995. KANT Emmanuel, Critique de la raison pure, éd. Tremesaygues et Pacaud, Paris, Presses Universitaires de France, 1965. KOLAKOWSKI Leszek, Dieu ne nous doit rien, Brève remarque sur la religion de Pascal et l’esprit du jansénisme, Paris, Albin Michel, 1997. LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal : les vérités de la grâce, Paris, Presses Universitaires de France, 1923. MESNARD Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1965. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008. |
✧ Éclaircissements
♦ Interprétations de ce fragment
À chacune des quatre alternatives, le chanoine Jules Didiot, auteur d’une édition des Pensées, Desclée de Brouwer, 1896, p. 130, répond en note : « Non », « Pas davantage », « Non encore », « Non toujours ». Fin de non-recevoir que ne suit aucune explication.
Mesnard Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, p. 28 sq. Les antinomies que la raison humaine ne peut pas résoudre sont pour elle un moyen de prendre conscience d’un au-delà de son domaine. « Ses forces lui permettent de poser ces antinomies, mais non de s’élever au-delà. Pourtant elle ne peut se reposer dans la contemplation des contraires qui, s’excluant l’un l’autre, appellent invinciblement un principe d’union dont seule la découverte pourrait la satisfaire. Posant une exigence à laquelle elle ne peut répondre, la raison met en évidence le fait de son inadéquation à la totalité du réel ; elle éprouve tragiquement le besoin d’une lumière venue d’En-haut » : p. 28.
♦ Rapprochement de ce texte avec les antinomies kantiennes
Havet, éd. des Pensées, 1866, II, p. 147. « Ce sont précisément les antinomies de Kant (ou lois contraires de la raison). Voir la Critique de la raison pure. »
Le rapprochement de ce fragment avec les antinomies de Kant dans la Critique de la raison pure est quasi traditionnel, quoique difficile à soutenir au vu des textes.
Chevalier Jacques, Pascal, p. 196 sq., qui consacrait son énergie à montrer la supériorité des philosophes français sur les allemands, soutient que la comparaison avec les antinomies de Kant à propos de ce fragment, tourne à l’avantage de Pascal. Kant conclut qu’il n’y a pas de solution des antinomies par la raison spéculative, ce qui le conduit selon Chevalier à une sorte de scepticisme transcendantal ; Pascal « dit au contraire : il doit y avoir une solution ; il y a une solution ; cherchons ». La vérité se dégage alors de la conformité au réel : le fait départage. Des deux séries d’incompréhensibilités, les premières tiennent à la raison humaine et à sa logique ; les secondes tiennent aux faits. Dieu est incompréhensible du fait de sa nature infinie ; mais sans l’hypothèse de Dieu, c’est la nature entière qui est incompréhensible. De même pour le péché, qui est incompréhensible parce qu’il choque la raison, mais sans lui c’est la nature humaine, telle qu’elle est et telle que nous la connaissons, qui est incompréhensible. Dans les deux cas, selon Chevalier, le premier terme doit céder devant le second, qu’imposent les faits.
Voir la note de Brunschvicg minor, Br. 230, p. 433, et de GEF XIII, p. 139, qui remarque que l’incompréhensibilité n’est pas la même du côté des thèses et du côté des antithèses. Les thèses sont intrinsèquement incompréhensibles, dans la mesure où nous ne pouvons concevoir par la raison ni l’existence de Dieu, ni l’union de l’âme et du corps, ni la création du monde, ni le péché originel. Les antithèses sont incompréhensibles de fait, parce que des effets sont donnés qui ne peuvent pas s’expliquer si l’on n’admet l’existence de Dieu, la création et le péché originel. Or, selon Brunschvicg, entre la raison et le fait, Pascal n’hésite pas et, s’appuyant sur la foi, conclut à la vérité des thèses non justifiées directement par une affirmation rationnelle, mais fondées sur une double négation. L’interprétation revient à celle de J. Chevalier.
Expliquer les Pensées par référence à Kant a quelque chose de gênant. Des antinomies proposées dans la Critique de la raison pure, l’une porte sur la thèse le monde a un commencement dans le temps et il est aussi limité dans l’espace, la seconde sur l’idée que toute substance composée est faite de parties simples, la troisième sur l’idée que la causalité de la nature demande une causalité libre pour l’explication des phénomènes et la quatrième selon laquelle le monde implique quelque chose qui soit un être absolument nécessaire. Chacune de ces propositions comporte son antithèse. Mais de ces antinomies, la première et la quatrième seules ont un rapport avec celles de Pascal. Encore est-il plutôt vague.
L’interprétation de Chevalier est critiquable par un autre côté : il est inexact par exemple que l’expérience permette d’affirmer la création du monde, tout autant que de la nier. Aucun fait ne permet en l’occurrence de discerner entre les deux propositions contraires. Dire comme le fait Brunschvicg que « des effets nous sont donnés dans la nature qui ne peuvent s’expliquer si l’on n’admet Dieu, l’âme, la création, le péché », ou que l’on en a « des témoignages palpables », n’est guère recevable.
♦ Alternatives et les dilemmes
Sur la forme du dilemme en général, voir les commentaires du fragment Philosophes 3 (Laf. 141, Sel. 174).
On trouve des explications utiles dans Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique, III, XV, éd. D. Descotes, Champion, 2014, p. 396 sq.
Blanché Robert, La logique et son histoire d’Aristote à Russell, Paris, Colin, 1970, p. 113.
Hermogène, L’art rhétorique, De l’invention, p. 192-193, tr. Michel Patillon, L’Âge d’homme, 1997, p. 299-300.
Sur la technique pascalienne du dilemme, voir
Descotes Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, 1979, p. 509-520.
Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993.
Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008, p. 502-505. Le dilemme dans la rhétorique de Pascal.
Il y a trois propositions initiales qui portent sur l’existence de Dieu, sur l’union de l’âme et du corps, et sur la création du monde : ce sont trois questions de théologie rationnelle. La quatrième, qui est une addition, porte sur le péché originel, et relève plutôt de la théologie dogmatique.
Ces dilemmes occupent des places diverses dans les Pensées.
Le problème de la création du monde et de sa non-création (autrement dit de son éternité), est traditionnel dans l’apologétique chrétienne. Mais on ne peut pas dire que Pascal l’ait beaucoup développé dans les Pensées. Voir plus bas.
Le problème de l’existence de Dieu est abordé essentiellement dans Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680). Mais c’est pour la déclarer insoluble au bout du compte.
La question de l’union de l’âme et du corps fait l’objet d’une brève allusion dans Disproportion de l’homme, Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230) : Ce qui achève notre impuissance à connaître les choses est qu’elles sont simples en elles‑mêmes et que nous sommes composés de deux natures opposées et de divers genres, d’âme et de corps. Car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle, et quand on prétendrait que nous serions simplement corporels cela nous exclurait bien davantage de la connaissance des choses, n’y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se connaît soi‑même. Il ne nous est pas possible de connaître comment elle se connaîtrait. Et ainsi si nous so[mmes] simples matériels nous ne pouvons rien du tout connaître, et si nous sommes composés d’esprit et de matière nous ne pouvons connaître parfaitement les choses simples. Mais cette alternative ne joue pratiquement aucun rôle dans l’argumentation de Pascal. Et elle est mise de côté dans le fragment Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690) : Je n’entreprendrai pas ici de prouver par des raisons naturelles, ou l’existence de Dieu, ou la Trinité, ou l’immortalité de l’âme, ni aucune des choses de cette nature.
Le même fragment donne la raison de ce peu d’importance que Pascal affecte d’accorder à ces dilemmes : non seulement parce que je ne me sentirais pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées endurcis, mais encore parce que cette connaissance, sans Jésus-Christ, est inutile et stérile. Quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles et dépendantes d’une première vérité en qui elles subsistent, et qu’on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour son salut.
En revanche, le caractère inconcevable du péché originel et le fait que, sans lui, la nature humaine reste incompréhensible, fait l’objet de nombreux textes, notamment dans Contrariétés et A P. R. Voir plus bas. C’est donc la quatrième alternative qui tient une place importante dans l’argumentation que Pascal construisait : le péché originel est selon lui la doctrine qui donne la clé de la double nature de l’homme, et qui oblige par là à passer de l’ordre des philosophies naturelles à la recherche dans l’ordre des religions.
♦ À qui attribuer l’énoncé de ces incompréhensibilités ?
Kolakowski Leszek, Dieu ne nous doit rien, Brève remarque sur la religion de Pascal et l’esprit du jansénisme, p. 198 sq. « C’est un philosophe qui parle, avec une touche de désespoir. »
Pourquoi un philosophe ? Cela signifie sans doute que le philosophe est opposé au chrétien, dans la mesure où 1. il se préoccupe de réalités métaphysiques, 2. il refuse le recours à la foi et limite sa perspective aux données de la raison naturelle.
Pourquoi une touche de désespoir ? Sans doute à cause du caractère insoluble des dilemmes de ce texte.
En fait, ces quatre dilemmes ne peuvent pas être réduits à l’opposition des croyants et des incroyants. L’examen de chacun d’eux conduit à des conclusions beaucoup plus nuancées.
Incompréhensible que Dieu soit et incompréhensible qu’il ne soit pas ;
Sur ce dilemme, on peut renvoyer à quelques ouvrages que Pascal a peut-être connus.
Il n’est pas certain que Pascal ait lu le De l’immortalité de l’âme de Jean de Silhon, qui contient une forme élémentaire de l’argument du pari. Mais un passage de son livre suggère que l’on peut établir un lien entre les dilemmes du présent fragment et le texte Infini rien, Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680).
Silhon Jean de, De l’immortalité de l’âme, Paris, Pierre Billaine, 1634, Livre I, Discours II, Qu’il est nécessaire de montrer qu’il y a un Dieu pour prouver l’immortalité de l’âme. Réfutation du pyrrhonisme et des raisons que Montaigne apporte pour l’établir. Divers genres de démonstration..., p. 228 sq. « Voire plus il y a des opinions qui obligent à agir tant qu’elles seront opinions, et qu’il n’y aura point de démonstration physique, ni de démonstration morale du contraire. Quand ces propositions qu’il y a un Dieu, qu’il n’y en a point ; que l’âme humaine est immortelle, et qu’elle ne l’est pas, seraient également douteuses et également ambiguës, quand l’entendement ne trouverait pas plus de jour aux unes qu’aux autres, si est-ce que la raison veut et la prudence le conseille, qu’en l’action on suive le parti le plus sûr, qu’on ait de la religion et de la piété, qu’on se préparer pour une autre vie, puisqu’en une telle élection il n’y a point de risque à courir, ni à craindre d’il n’y a point de Dieu, et si l’âme humaine est mortelle, et qu’on hasarde beaucoup dans le parti contraire, et qu’on s’expose à un dernier malheur, et à une juste punition, si tant est qu’il y ait Dieu, et que l’âme humaine soit immortelle » : p. 228-229.
On peut aussi renvoyer à Mersenne Marin, L’Impiété des déistes, athées et libertins de ce temps, combattue et renversée de point en point par raisons tirées de la philosophie, et de la théologie, ensemble la réfutation du Poème des Déistes, 2 tomes in-8°, Paris, Bilaine, 1624, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2005.
La seconde branche du dilemme, Incompréhensible que Dieu ne soit pas, peut être attribuée à un chrétien.
La première branche du dilemme, Incompréhensible que Dieu soit, peut de son côté être attribuée à un incrédule ou à un athée. L’argument que Dieu est hors de portée de la connaissance humaine a cours chez les libertins : voir Foucault Didier, Un philosophe libertin dans l’Europe baroque, Giulio Cesare Vanini (1585-1619), p. 527 sq. Idée formulée par Cardan et Vanini que le philosophe ne connaît pas Dieu et ne peut le connaître en aucune manière. Dieu est inaccessible à la raison, inconnaissable et ineffable : p. 528 sq.
Le jésuite François Garasse, grand pourfendeur de libertins, présente la pensée des esprits forts en ces termes :
Garasse François, Somme théologique, Livre I, Traité II, Des diverses espèces de l’athéisme et de leurs prétentions, Section 3 : « Je ne puis comprendre qu’il y ait un Dieu très pur et très simple, et qu’en ce Dieu, nonobstant sa très grande simplicité, il y ait trois personnes différentes : c’est une chose incompréhensible. Donc il vaut mieux dire qu’il n’y a point de Dieu : c’est-à-dire, Je ne puis pas dévider ce peloton, donc pour en venir à bout je le jetterai dans le feu. Je ne puis pas comprendre qu’un Dieu ait voulu mourir, ni croire qu’il l’ait pu faire, donc pour me délivrer de cette inquiétude, je jetterai le pinceau sur la toile, sortira ce qui pourra. Je ne puis pas comprendre que pour un péché d’un quart d’heure, Dieu puisse justement me condamner aux flammes éternelles, donc pour soulager mon esprit de cette crainte, j’étoufferais les flammes des Enfers, et renvoierai le Paradis aux fins de non recevoir ».
Toutefois, le dilemme n’est pas incompatible avec la foi : il est vrai que, pour la raison naturelle, l’existence et la non-existence de Dieu dépassent également la raison naturelle. Dans Infini rien, Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680), Pascal écrit que par la raison naturelle, nous ne connaissons ni l’existence ni la nature de Dieu, parce qu’il n’a ni étendue, ni bornes. Il concède que par la foi nous connaissons son existence, mais ce n’est que par la gloire que nous connaîtrons sa nature. Il est vrai qu’on peut bien connaître l’existence d’une chose sans connaître sa nature. Plus net encore est le passage du même fragment : S’il y a un Dieu il est infiniment incompréhensible, puisque n’ayant ni parties ni bornes, il n’a nul rapport à nous. Nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est. Cela étant qui osera entreprendre de résoudre cette question ? Ce n’est pas nous qui n’avons aucun rapport à lui.
Le mot incompréhensible doit sans doute être entendu en un sens proche de celui de Descartes, qui distingue connaître et comprendre. Connaître se limite à savoir l’existence de la chose (quod). Comprendre suppose que l’on saisisse sa nature (quid).
C’est dans l’argument du pari que Pascal montre comment on peut tenter d’échapper à cette impasse :
Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680). Nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est. Cela étant qui osera entreprendre de résoudre cette question ? Ce n’est pas nous qui n’avons aucun rapport à lui [...]. Examinons donc ce point. Et disons : Dieu est ou il n’est pas ; mais de quel côté pencherons-nous ? la raison n’y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ? par raison vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre ; par raison vous ne pouvez défendre nul des deux.
Pour dépasser cette incertitude éternelle, Pascal fait appel à la géométrie du hasard, telle qu’il l’a fondée dans l’Usage pour faire les partis du Traité du triangle arithmétique. Mais il a préalablement procédé à une translatio disputationis qui conduit à rechercher quelle est l’option la plus intéressante (au sens de l’option qui répond le mieux à notre intérêt). Voir sur ce point les analyses de Henri Gouhier dans Blaise Pascal. Commentaires, 2e éd., Paris, Vrin, 1971, p. 245 sq. et le commentaire du fragment Preuves par discours I dans la présente édition. Mais au bout du compte, du point de vue théorique, la question ne sera pas résolue. Et surtout, aucun pari n’en viendra à bout, car l’interlocuteur auquel s’adresse l’apologiste avoue au bout du compte qu’il est fait de telle sorte qu’il ne peut croire (voir le commentaire de ce texte). L’apologiste lui proposera alors de chercher à ôter les obstacles par l’action de la machine.
La référence invoquée par Lafuma, Pensées, Luxembourg, Notes, p. 151, n’est guère recevable : Montaigne, Essais, II, 12, Apologie de Raymond Sebond, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 574. « Je connais par moi, dit saint Bernard, combien Dieu est incompréhensible, puisque, les pièces de mon être propre, je ne les puis comprendre ». Le seul rapprochement, c’est l’idée que Dieu est incompréhensible ; mais pour le reste, Montaigne propose un argument a fortiori (je ne comprends pas mon propre être, donc a fortiori je ne peux pas comprendre celui de Dieu) qui est absent de ce fragment. Du reste Pascal n’a pas besoin de Montaigne pour savoir que Dieu est incompréhensible.
Alléguer qu’il est incompréhensible que Dieu ne soit pas parce que sans cela on n’explique pas la création, se heurte au fragment Ordre 2 (Laf. 3, Sel. 38) : Et quoi ne dites-vous pas vous-même que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu ? Non. Et votre religion ne le dit-elle pas ? Non. Car encore que cela est vrai en un sens pour quelques âmes à qui Dieu donna cette lumière, néanmoins cela est faux à l’égard de la plupart.
que l’âme soit avec le corps, que nous n’ayons point d’âme ;
Cette opposition n’est ni symétrique, ni stricte : en principe, on devrait avoir que l’âme ne soit pas avec le corps. Telle quelle, l’alternative ne met pas le corps en question, sans doute parce que le fait que nous en avons un est trop évident pour être nié. Seule l’existence de l’âme, toujours associée au corps, peut être mise en doute.
L’idée que l’homme n’a pas plus d’âme qu’une bête apparaît dans les écrits « libertins ».
Le problème se présente surtout sous la forme de savoir si l’âme est ou non mortelle : voir Charles-Daubert Françoise, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, p. 77, et Adam Antoine, Théophile de Viau et la libre-pensée française en 1620, Droz, Paris, 1935 ; Genève, Slatkine reprints, 1965, p. 130, cite ces vers :
« Nous devons croire avec sagesse
Que l’âme meurt avec le corps ».
Il se pose aussi sous la forme de la négation de l’éternité de l’âme : voir Charles-Daubert Françoise, “Le “libertinage érudit” : problèmes de définition”, in Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, p. 23.
Le problème se pose sous une autre forme aux chrétiens : il s’agit pour eux de savoir comment on peut concevoir l’union de l’âme et du corps. Elle paraît incompréhensible du fait que la substance spirituelle de l’âme et la substance corporelle sont de genres différents et par conséquent incompatibles.
Pascal fait état de cette difficulté dans le fragment Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230). Et ce qui achève notre impuissance à connaître les choses est qu’elles sont simples en elles-mêmes et que nous sommes composés de deux natures opposées et de divers genres, d’âme et de corps. Car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle, et quand on prétendrait que nous serions simplement corporels cela nous exclurait bien davantage de la connaissance des choses, n’y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se connaît soi-même. Il ne nous est pas possible de connaître comment elle se connaîtrait. Et ainsi si nous [sommes] simples matériels nous ne pouvons rien du tout connaître, et si nous sommes composés d’esprit et de matière nous ne pouvons connaître parfaitement les choses simples, spirituelles ou corporelles.
Le problème se comprend par référence avec la théorie de la distinction réelle de l’âme et du corps, et de leur union selon Descartes.
Descartes pose pour règle qu’il suffit que je puisse concevoir clairement et distinctement une chose sans une autre, pour être certain que l’une est réellement distincte de l’autre. Voir Méditation VI, AT IX, p. 62, éd. Alquié, II, p. 487 sq. Cette règle s’applique à la substance pensante et à la substance étendue ; mon essence est d’être une chose qui pense, et il y a une distinction réelle entre l’âme et le corps : voir Discours de la méthode, IV, AT VI, p. 33, éd. Alquié, I, p. 604. Voir sur ce point l’éd. Gilson, p. 308 sq. : dans le Discours de la méthode, le malin génie, raison hyperbolique de douter de notre corps, n’apparaît pas ; il n’y a donc pas de preuve expresse de l’existence du monde extérieur. Dans les Méditations en revanche, une distinction réelle implique la réalité des choses distinguées ; donc si on met en doute l’existence du corps, il ne suffit plus d’avoir prouvé l’existence de la pensée, ni même son indépendance entière à l’égard du corps, pour avoir prouvé la distinction réelle de l’âme et du corps ; il faut lever le doute en prouvant l’existence du corps et le réalité du monde extérieur. Mais au terme de cette démonstration, il apparaît que l’âme serait exactement ce qu’elle est si le corps n’existait pas, de sorte que la distinction du corps et de l’âme est un pur fait, exclusif de tout droit : p. 311.
Dans les Réponses aux quatrièmes objections, adressées à Arnauld, AT IX, p. 177, éd. Alquié, II, Garnier, p. 668 sq., Descartes s’attache à montrer surtout la distinction réelle entre l’âme et le corps : « à mon jugement, ceux qui repasseront souvent dans leur esprit les choses que j’ai écrites dans ma seconde Méditation, se persuaderont aisément que l’esprit n’est pas distingué du corps par une seule fiction ou abstraction de l’entendement, mais qu’il est connu comme une chose distincte, parce qu’il est tel en effet » : éd. Alquié, II, Garnier, p. 669-670.
L’impossibilité de penser que des hétérogènes puissent s’affecter l’un l’autre est affirmée fortement par des auteurs antérieurs à Descartes. Voir Viète, Isagoge, ch. III, Opera mathematica, éd. F. Schooten, Bâle, Elzévier, 1646, p. 2. « Nam quae sunt heterogenea quomodo inter se adfecta sint, cognosci non potest, ut dicebat Adrastus. »
Voir aussi Gueroult Martial, Malebranche, I, p. 30. La commune mesure est condition sine qua non d’un rapport de causalité entre deux choses. Donc la pensée et l’étendue ne peuvent pas exercer d’action l’une sur l’autre. Voir Entretiens métaphysiques, IV, § 7.
Mais l’union de l’âme et du corps devient difficilement compréhensible, puisque deux substances sont par définitions hétérogènes l’une à l’autre. La proportion est condition de l’action réciproque de l’un sur l’autre et inversement. Descartes affirme cependant que « cette union substantielle n’empêche pas qu’on ne puisse avoir une claire et distincte idée ou concept de l’esprit, comme d’une chose complète ». Il est contraint de dire, dans la lettre à Élisabeth du 28 juin 1643, in Correspondance avec Élisabeth, éd. Beyssade, Paris, Flammarion, 1989, p. 73 sq., que la nature et la possibilité de cette union ne se comprennent pas clairement : « Les choses qui appartiennent à l’union de l’âme et du corps ne se connaissent qu’obscurément par l’entendement seul, ni même par l’entendement aidé de l’imagination ; mais elles se connaissent très clairement par les sens. D’où vient que ceux qui ne philosophent jamais, et qui ne se servent que de leurs sens, ne doutent point que l’âme ne meuve le corps, et que le corps n’agisse sur l’âme ; mais ils considèrent l’un et l’autre comme une seule chose, c’est-à-dire ils conçoivent leur union car concevoir l’union qui est entre deux choses, c’est les concevoir comme une seule. Et les pensées métaphysiques, qui exercent l’entendement pur, servent à nous rende la notion de l’âme familière ; et l’étude des mathématiques, qui exerce principalement l’imagination en la considération des figures et des mouvements, nous accoutume à former des notions du corps bien distinctes ; et enfin, c’est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer et d’étudier aux choses qui exercent l’imagination, qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps. » Descartes ne pense pas que « l’esprit humain soit capable de concevoir bien distinctement, et en même temps, la distinction d’entre l’âme et le corps, et leur union ; à cause qu’il faut, pour cela, les concevoir comme une seule chose, et ensemble les concevoir comme deux, ce qui se contrarie », ibid., p. 75. Il se contente donc d’écrire à Élisabeth qu’il faut se rapporter à « la notion de l’union que chacun éprouve toujours en soi-même sans philosopher ; à savoir, qu’il est une seule personne, qui a ensemble un corps et une pensée, lesquels sont de telle nature que cette pensée peut mouvoir le corps, et sentir les accidents qui lui arrivent ». Cela revient bien à dire que l’union de l’âme et du corps, c’est-à-dire entre deux substances hétérogènes, s’expérimente dans la vie, mais n’est pas compréhensible par l’esprit.
Les contemporains de Descartes n’ont pas manqué de remarquer que deux êtres totalement hétérogènes ne peuvent agir l’un sur l’autre : voir Rodis-Lewis Geneviève, Descartes. Textes et débats, Livre de poche, 1984, p. 370. La difficulté est résumée par J. Maritain en ces termes : « le dualisme cartésien brise l’homme en deux substances complètes, jointes on ne peut savoir comment : d’un côté le corps, qui n’est qu’étendue géométrique, de l’autre l’âme qui n’est que pensée ».
Descartes récuse ce principe dans une lettre à Clerselier, AT IX, p. 213 : « Toute la difficulté [...] ne procède que d’une supposition qui est fausse, et qui ne peut aucunement être prouvée, à savoir, que si l’âme et le corps sont deux substances de diverse nature, cela les empêche de pouvoir agir l’une contre l’autre ». Voir Gueroult Martial, Descartes selon l’ordre des raisons, II, p. 80-81 : Descartes ne pense pas que, pour agir sur une pensée, il soit nécessaire que la puissance agissante soit elle-même pensée, ni que seule une intelligence puisse agir sur une intelligence, un esprit sur des esprits. Mais cette réponse ne résout pas le problème, et les post-cartésiens seront contraints d’imaginer des solutions pour cette difficulté : les causes occasionnelles de Malebranche, le parallélisme de Spinoza, l’harmonie préétablie de Leibniz sont des doctrines qui ont été suscitées par la nécessité de résoudre cette difficulté interne du cartésianisme.
Descartes tente aussi de localiser le lieu de cette union de l’âme et du corps dans la glande pinéale, ou conarium. La glande pinéale ou épiphyse est un petit corps qui se trouve en avant du cervelet, situé à la partie supérieure du ventricule moyen du cerveau, entre les deux tubercules quadrijumeaux antérieurs. C’est un corps gros comme un pois ayant la forme d’un cône.
La démonstration de la distinction de l’âme et du corps est l’un des points sur lesquels Pascal exprime son admiration à l’égard de Descartes dans L’esprit géométrique, II, De l’Art de persuader, § 23, OC III, p. 424. « Je voudrais demander à des personnes équitables si ce principe : La matière est dans une incapacité naturelle invincible de penser, et celui-ci : je pense, donc je suis, sont en effet les mêmes dans l’esprit de Descartes et dans l’esprit de saint Augustin, qui a dit la même chose douze cents ans auparavant. En vérité je suis bien éloigné de dire que Descartes n’en soit pas le véritable auteur, quand même il ne l’aurait appris que dans la lecture de ce grand saint ; car je sais combien il y a de différence entre écrire un mot à l’aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences, qui prouve la distinction des natures matérielle et spirituelle, et en faire un principe ferme et soutenu d’une physique entière, comme Descartes a prétendu faire. Car, sans examiner s’il a réussi efficacement dans sa prétention, je suppose qu’il l’ait fait, et c’est dans cette supposition que je dis que ce mot est aussi différent dans ses écrits d’avec le même mot dans les autres qui l’ont dit en passant, qu’un homme plein de vie et de force d’avec un homme mort. » Cependant Pascal ne doit pas trouver bien claire la théorie de la glande pinéale.
Dans la lettre de la mi-janvier 1662 qu’il adresse à Mme de Sablé, Pascal montre qu’il a aussi puisé à d’autres sources : il exprime la satisfaction qu’il a eue de lire le De delirio in genere, dans le Febrium malignarum historia et curatio, suivi des Dissertationes pathologicae du médecin Antoine Menjot, qui « accorde en peu de mots l'immatérialité de l'âme avec le pouvoir qu'a la matière d'altérer ses fonctions et de causer le délire » ; voir OC IV, p. 1360 sq.
Du côté des apologistes, la question de l’existence de l’âme fait l’objet de défenses nombreuses. Parmi les ouvrages que Pascal a peut-être lus sur ce sujet, on peut citer Sirmond Antoine, De immortalitate animae demonstratio physica et aristotelica adversus Pomponatium et Asseclas, Paris, 1635. Il en existe une adaptation française, Démonstration de l’immortalité de l’âme, tirée des principes de la nature, fortifiée de ceux de l’Aristote, où plusieurs beaux secrets de la philosophie sont mis en leur jour, par le P. Antoine Sirmond, de la Compagnie de Jésus, Paris, Soly, 1637.
que le monde soit créé, qu’il ne le soit pas, etc. ;
Il faut lire qu’il ne le soit pas. Voir la transcription diplomatique. Lafuma Luxembourg commet une erreur de lecture, puisqu’il donne qu’il ne soit pas, ce qui, pris à la lettre, signifie qu’il est incompréhensible que le monde n’existe pas. Le Guern, Pléiade, II, p. 816, LG. 665, omet aussi le mot le. Pascal veut dire qu’il est incompréhensible que le monde ait commencé par une création, et non que le monde n’existe pas.
Le rapprochement avec Kant est vaguement possible. Voir Kant Emmanuel, Critique de la raison pure, Antinomies de la raison pure, éd. Tremesaygues et Pacaud, Paris, P. U. F., 1965, p. 338 sq. Thèse : le monde a un commencement dans le temps et il est aussi limité dans l’espace. Antithèse : le monde n’a ni commencement dans le temps, ni limite dans l’espace, mais il est infini aussi bien dans le temps que dans l’espace.
♦ Théologie de la création du monde
L’histoire de l’Église montre que c’est dans un cadre chrétien que l’incompréhensibilité de la création a été le plus tôt examinée.
Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 404 sq.
La création est-elle une vérité de raison ? Voir dans Thomas d’Aquin et la controverse sur l’Éternité du monde, éd. C. Michon (dir.), Paris, Garnier-Flammarion, 2004, p. 41 sq., différentes thèses sur la création du monde.
Voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, p. 262 sq. Différentes réponses à cette question. Sur la théologie de la création, voir p. 258 sq. Dieu a créé le monde en ce sens qu’il l’a tiré du néant, dans un acte éternel avec un commencement temporel : p. 265 sq. Voir le IVe Concile de Latran : p. 258-259. Le IVe concile de Latran, en 1215, a défini la création comme faite ex nihilo, à partir de rien et ab initio temporis, au commencement du temps. Voir dans les Constitutiones, art. 1, De fide catholica, in Conciliorum œcumenicorum decreta, Bologne, ed. Dehoniane, 1991, p. 230 : « « Pater generans, Filius nascens et Spiritus sanctus procedens, consubstantiales et coaequales, coomnipotentes et coaeterni, unum universorum principium, creator omnium invisibilium et visibilium, spiritualium et corporalium, qui sua omnipotenti virtute simul ab initio temporis, utramque de nihilo condidit creaturam, spiritualem et corporalem, angelicam videlicet et mundanam, ac deinde humanam quasi communem ex spiritu et corpore constitutam. » Dieu créateur et non modeleur de l’univers : p. 259.
Saint Augustin, La Genèse au sens littéral, IV, XXXIII, 51 sq., Bibliothèque augustinienne, 48, Desclée de Brouwer, 1972 : p. 359 sq. Création simultanée et en six jours : XXXIV, 53, p. 363 sq. « D’une part les œuvres mentionnées au cours de ces six jours ont été faites selon la loi de l’avant et de l’après, d’autre part tout a été fait simultanément », deux choses également « véridiques » : p. 365.
Thomas d’Aquin et la controverse sur l’Éternité du monde, éd. C. Michon (dir.), Paris, Garnier-Flammarion, 2004. Sur les positions de Thomas d’Aquin, voir p. 48 sq. Comme Bonaventure, Thomas pense que les arguments en faveur de l’éternité du monde ne sont pas concluants, car ils confondent le changement physique ou naturel, qui suppose un substrat, un changement antérieur et une durée, et le changement métaphysique que doit être la création et qui n’en réclame pas.
Thomas d’Aquin, Questions disputées sur la vérité, Question XII, La prophétie (De prophetia), éd. S. T. Bonino et J.-P. Torell, Paris, Vrin, 2006, p. 204 sq. Doctrine de saint Thomas : la création du monde est de la part de Dieu un acte libre et réfléchi ; elle n’est le fait d’aucune nécessité de nature, d’aucun émanatisme.
Dieu a créé le monde seul et sans aucune aide : voir Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, II, éd. C. Michon, Garnier Flammarion, p. 108 sq. Chapitre 21, Créer est le propre de Dieu seul. Voir aussi Jansénius Cornelius, Pentateuchus sive commentarius in quinque libros Moysis, Rouen, ap. Nicolaum et Petrum Le Boucher, 1704, p. 4 : noms des auteurs qui ont pensé le contraire, et pensé que le monde a été créé par les anges, ou selon les gnostiques par les Éons : p. 4-5.
Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, II, éd. C. Michon, Garnier Flammarion, p. 108 sq. Chapitre 18, Comment on résout les objections contre la création.
Voir Gilson Étienne, Le thomisme. Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, 6e éd., Paris, Vrin, 1997, p. 196 sq. Arguments classiques contre l’éternité du monde avec la démonstration de leur insuffisance.
Saint Augustin, La cité de Dieu, XI, 5. Il n’y a pas eu de temps avant le monde, comme il n’y a pas de lieu hors du monde. Les incrédules imaginent avant le monde des espaces infinis de temps, mais sans raison. Chapitre 6, Le monde et le temps ont été créés ensemble. Il n’y aurait pas de temps s’il n’y avait quelque créature dont les mouvements successifs changent quelques parties. On ne peut donc pas dire que Dieu a créé le monde après le temps, à moins de vouloir dire qu’avant le monde, il y avait déjà quelque créature dont les mouvements mesuraient le temps. Avant le monde, il ne pouvait y avoir aucun temps passé, puisqu’il n’y avait pas de créature par les mouvements de laquelle il s’écoulât.
♦ Arguments des partisans de l’éternité du monde
Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, p. 265 sq. Platon et Aristote ont posé l’éternité du monde, mais pas de la même façon : p. 265 sq. Platon affirme l’éternité d’une matière chaotique informe, qui fut modelée par un démiurge. Pour Aristote, le premier moteur immobile se trouve en face d’une matière éternelle ; Dieu a constitué le monde de toute éternité avec la nécessité de son être : p. 266. Le monde existe éternellement dans sa forme actuelle. Pour la théologie catholique, un monde éternel semble une contradiction interne : p. 265 sq. Il en va autrement si l’on part de l’acte créateur éternel de Dieu : il semble alors logiquement nécessaire d’admettre l’éternité du monde, aussi bien que d’admettre l’éternité de l’acte qui l’a produit. Les théologiens ne sont pas d’accord. Bonaventure considère un monde éternel comme une contradiction interne. Thomas d’Aquin et son école estiment que le commencement du monde est philosophiquement indémontrable : p. 265. Duns Scot ne décide pas.
Voir Thomas d’Aquin et la controverse sur l’Éternité du monde, éd. C. Michon (dir.), Paris, Garnier-Flammarion, 2004, p. 35 sq. Les différentes époques auxquelles la question de l’éternité du monde a été controversée. La querelle de la première moitié du XIIIe siècle : p. 41 sq. Comment, après le concile de Latran, le commencement du monde ex nihilo ayant été posé en dogme dans l’Église catholique, le problème se déplace de la question de savoir si le monde est éternel à la question de savoir s’il aurait pu être éternel, ou si Dieu aurait pu créer un monde éternel : p. 42 sq. Sur l’usage des textes aristotéliciens dans les controverses, voir p. 43 sq.
Thomas d’Aquin, Commentaire des Sentences, II, d. 1, q. 1, a. 5, cité in Thomas d’Aquin et la controverse sur l’Éternité du monde, éd. C. Michon (dir.), p. 69 sq. Thomas relève les arguments en faveur de l’éternité du monde : la substance du ciel est inengendrée et incorruptible, donc elle a toujours été et sera toujours ; le monde est donc inengendré : p. 70-71.
Voir Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, II, éd. C. Michon, Garnier Flammarion, p. 108 sq. Chapitre 32, Arguments de ceux qui veulent prouver l’éternité du monde, 1. Pris du côté de Dieu, p. 151 sq. : récuser la création et affirmer l’éternité du monde n’exclut pas l’existence de Dieu. Les arguments que Thomas d’Aquin rassemble en faveur de l’éternité du monde reposent tous sur l’affirmation de l’existence de Dieu.
On trouvera des indications utiles et accessibles dans l’article de Putallaz François-Xavier, “Un concept d’éternité entre foi et science”, in La science au Moyen Âge, Dossier Pour la Science, 37, octobre-janvier 2003, p. 54-55. À partir de 1255, la faculté des arts de Paris décide d’inscrire à son programme l’ensemble des œuvres d’Aristote. Il faut affronter la thèse aristotélicienne de l’éternité du monde. Bonaventure reproche aux philosophes d’exposer cette doctrine incompatible avec la foi, puis de la laisser sans réfutation : cela donne libre cours aux doutes sur la foi. Pour Bonaventure, la raison, fondée sur les principes de la foi, et la science, qui doit rester sous le contrôle strict de la foi, stipulent l’impossibilité de l’éternité du monde. La position de saint Thomas d’Aquin est différente : pour lui, être créé ne veut pas dire avoir un commencement, mais dépendre d’un autre dans son être : p. 55. Il ajoute que la raison, assurée du fait de la création demeure incapable par elle-même de connaître avec certitude les modalités du début du monde ; pour elle éternité et commencement sont des probabilités seulement. Il faut que la foi invite à admettre que le monde a commencé d’être. Elle tranche ce que la raison ne peut décider. Les philosophes physiciens tendent en revanche, en s’appuyant sur Aristote et sur l’idée de l’enchaînement des causes, concluent que le monde n’a pas commencé. La théorie de la double vérité vise à résoudre cette difficulté.
La thèse de l’éternité du monde se trouve chez les penseurs libertins. Voir Cyrano de Bergerac, Les États et empires de la Lune, M. éd. Alcover, Paris, Champion, 2004, p. 123-124. Si l’on admet une matière éternelle « alors il ne sera plus besoin d’admettre un Dieu » : p. 124.
Voir Foucault Didier, Un philosophe libertin dans l’Europe baroque, Giulio Cesare Vanini (1585-1619), p. 185 sq. Voir Commentaire sur le douzième livre de la Métaphysique. Thèse en opposition avec l’idée d’une genèse comme création divine ex nihilo et avec l’idée platonicienne de la mise en ordre du chaos primordial : p. 186. Contre les idées de la fin des temps, la théologie apocalyptique et la résurrection des corps.
Jean Boucher, Les triomphes de la religion chrétienne, contenant les résolutions de trois cent soixante et dix questions sur le sujet de la foi, de l’Écriture sainte, de la création du monde, de la rédemption du genre humain, de la divine providence, et de l’immortalité de l’âme, proposées par Typhon, maître des impies et libertins de ce temps et répondues par Dulithée, Paris, Charles Roulliard, 1628, p. 279 sq., consacre plusieurs pages à la réfutation de l’éternité du monde, contre les arguments des esprits forts. Voir la Question quatrième, p. 279, sur les « arguments et signes sensibles pour connaître que le monde n’est pas éternel », la Question cinquième, pour savoir si l’éternité du monde ne serait pas glorieuse à Dieu, p. 281 sq., la sixième, p. 284, si l’éternité du monde ne serait pas avantageuse pour les espèces, sinon pour les individus, jusqu’à la neuvième.
que le péché originel soit et qu’il ne soit pas.
Ce point est celui que Pascal traite la plus amplement dans les Pensées.
Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Car enfin, si l’homme n’avait jamais été corrompu, il jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité avec assurance. Et si l’homme n’avait jamais été que corrompu, il n’aurait aucune idée ni de la vérité, ni de la béatitude. Mais, malheureux que nous sommes, et plus que s’il n’y avait point de grandeur dans notre condition, nous avons une idée du bonheur et ne pouvons y arriver, nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le mensonge, incapables d’ignorer absolument et de savoir certainement, tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus. Chose étonnante cependant que le mystère le plus éloigné de notre connaissance, qui est celui de la transmission du péché, soit une chose sans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance de nous‑mêmes ! Car il est sans doute qu’il n’y a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui, étant si éloignés de cette source, semblent incapables d’y participer. Cet écoulement ne nous paraît pas seulement impossible, il nous semble même très injuste. Car qu’y a‑t‑il de plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté pour un péché où il paraît avoir si peu de part qu’il est commis six mille ans avant qu’il fût en être. Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant, sans ce mystère le plus incompréhensible de tous nous sommes incompréhensibles à nous‑mêmes. Le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme. De sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n’est inconcevable à l’homme.
Pascal ne cherche pas à affaiblir la gravité de la blessure que le péché originel a infligée à la nature humaine. L’argument de la damnation des enfants morts sans baptême est de ceux qui choquent le plus violemment la raison et le sens de la justice.
Laf. 695, Sel. 574. Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, sapientius est hominibus. Car, sans cela, que dira‑t‑on qu’est l’homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et comment s’en fût‑il aperçu par sa raison, puisque c’est une chose contre sa raison, et que sa raison, bien loin de l’inventer par ses voies, s’en éloigne quand on le lui présente ?
Preuves par discours II (Laf. 431, Sel. 683). Nous ne concevons ni l’état glorieux d’Adam, ni la nature de son péché, ni la transmission qui s’en est faite en nous. Ce sont choses qui se sont passées dans l’état d’une nature toute différente de la nôtre et qui passent l’état de notre capacité présente. Tout cela nous serait inutile à savoir pour en sortir ; et tout ce qu’il nous importe de connaître est que nous sommes misérables, corrompus, séparés de Dieu, mais rachetés par Jésus‑Christ ; et c’est de quoi nous avons des preuves admirables sur la terre.
La Genèse, tr. Sacy, p. 222 sq. Sur la difficulté qu’on trouve à comprendre la transmission de la concupiscence. Métaphore de la maladie : p. 222-223. Comment la religion explique, par cette doctrine, les observations qui ont arrêté les plus sages des païens : p. 227.
Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, I, p. 96 sq. Le péché héréditaire. L’argument de la nécessité du baptême est de ceux que les Pères invoquent pour établir, contre les pélagiens, la transmission du péché d’Adam à toute sa descendance. Cela demeure une énigme : p. 106. Mais nous savons que cette communication doit mettre en nous quelque chose qui nous constitue effectivement pécheurs. C’est le « pli indélébile » que le péché a laissé dans la volonté, « la détermination immuable que le libre arbitre a, du premier coup, contractée, à ne plus se complaire que dans la jouissance des créatures », p. 106-107.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 252 sq. Le mystère et le caractère incompréhensible de la transmission du péché. Il ne s’agit pas d’un pacte qui aurait établi Adam responsable pour tous ; le péché originel n’est pas une imputation juridique à tous de la faute d’un seul : p. 253. Idée de la contagion, à partir d’une souche mauvaise : p. 253. Transmission par voie de la concupiscence mauvaise : p. 253. Voir p. 271-272. La sagesse du jugement de Dieu demeure cachée en cette vie, sur le destin des enfants morts sans baptême. Saint Augustin écrit qu’après la mort, l’homme comprendra : voir Enchiridion, 95, « Tunc non latebit quid nunc latet, cum de duobus parvulis unus esset assumendus per misericordiam, alius per judicium relinquendus. »
Une réponse est donnée à ces dilemmes dans le fragment Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230). Qui suivra ces étonnantes démarches ? L’auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne le peut faire.