Pensées diverses III – Fragment n° 25 / 85 – Papier original : RO 420-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 123 p. 371 / C2 : p. 327 v°
Éditions savantes : Faugère I, 190, XXXVII / Havet XXV.4 / Brunschvicg 124 / Tourneur p. 100-3 / Le Guern 566 / Lafuma 672 (série XXV) / Sellier 551
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Bibliographie ✍
CROQUETTE Bernard, Pascal et Montaigne. Étude des réminiscences des Essais dans l’œuvre de Pascal, Genève, Droz, 1974. MAGNARD Pierre, Nature et histoire dans l’apologétique de Pascal, Paris, Belles Lettres, 1980. MARIN Louis, La critique du discours. Sur la « Logique de Port-Royal » et les « Pensées » de Pascal, Paris, Minuit, 1975. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. MESNARD Jean, “Point de vue et perspective dans les Pensées de Pascal”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, 16, 1994, p. 3-8 ; repris in Treize études sur Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004, p. 11-24. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. SERRES Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, t. 2, Paris, Presses Universitaires de France, 1968. |
✧ Éclaircissements
Non seulement nous regardons les choses par d’autres côtés, mais avec d’autres yeux, nous n’avons garde de les trouver pareilles.
Pascal use ici d’un modèle optique qui lui est familier par ses travaux de géométrie projective avant la date. Ce modèle et l’emploi qu’en fait Pascal nous est devenu familier depuis la publication de l’ouvrage de Michel Serres, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, t. 2, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, p. 647 sq., qui consacre une étude sur le « paradigme pascalien » et le point fixe. Voir aussi Mesnard Jean, “Point de vue et perspective dans les Pensées de Pascal”, in Treize études sur Blaise Pascal, p. 11-24.
On peut aussi consulter le chapitre consacré au « point haut ou la conquête du point de vue » dans l’ouvrage de Pierre Magnard, Nature et histoire dans l’apologétique de Pascal, p. 77-90, et Louis Marin, La critique du discours. Sur la « Logique de Port-Royal » et les « Pensées » de Pascal, p. 401 sq.
Sur l’emploi des images tirées de la vision, voir Le Guern Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, p. 157 sq.
Nous regardons les choses par d’autres côtés, mais avec d’autres yeux : le changement ne touche pas les choses observées, mais les moyens de perception et la disposition de l’observateur et de la chose observée. Ce double changement explique l’inconstance des jugements que l’on fait des choses, même si la chose demeure la même.
Le fait que la chose peut demeurer inchangée est plus fortement indiqué dans le passage de Montaigne dont Pascal s’inspire sans doute ici : voir Montaigne, Essais, I, 37 (38), Comme nous pleurons et rions d’une même chose, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 240 : « il n’y a rien de changé ; mais notre âme regarde la chose d’un autre œil, et se la représente par un autre visage : car chaque chose a plusieurs biais et plusieurs lustres. »
Bernard Croquette, Pascal et Montaigne. Étude des réminiscences des Essais dans l’œuvre de Pascal, p. 63, remarque que les rapprochements proposés par l’édition Brunschvicg, GEF XIII, p. 46, ne sont guère pertinents. Cependant le renvoi à II, 12, Apologie de Raymond Sebond, p. 616, ne doit pas être entièrement exclu : « Les sujets ont divers lustres et diverses considérations : c’est de là que s’engendre principalement la diversité d’opinions. Une nation regarde un sujet par un visage, et s’arrête à celui-là : l’autre par un autre ». Le contexte montre que Pascal a exploité ce passage pour composer les fragments Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78) et Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94).
Biais : aspect.
Lustre : l’édition Balsamo explique ce mot par point de vue à la p. 240, et par apparence à la p. 616. Les deux sens ne sont guère conciliables. Le second est le plus probable.
Misère 2 (Laf. 54, Sel. 87). Inconstance. Les choses ont diverses qualités et l’âme diverses inclinations, car rien n’est simple de ce qui s’offre à l’âme, et l’âme ne s’offre jamais simple à aucun sujet. De là vient qu’on pleure et qu’on rit d’une même chose.
Voir le fragment suivant, qui donne un exemple concret du principe que Pascal énonce ici de façon générale, mais en ajoutant un élément supplémentaire, savoir le changement de la chose observée aussi bien que de l’observateur au fil du temps.
Laf. 673, Sel. 552. Il n’aime plus cette personne qu’il aimait il y a dix ans. Je crois bien : elle n’est plus la même ni lui non plus. Il était jeune et elle aussi ; elle est tout autre. Il l’aimerait peut-être encore telle qu’elle était alors.
Laf. 802, Sel. 653. Le temps guérit les douleurs et les querelles parce qu’on change. On n’est plus la même personne ; ni l’offensant, ni l’offensé ne sont plus eux-mêmes. C’est comme un peuple qu’on a irrité et qu’on reverrait après deux générations. Ce sont encore les français mais non les mêmes.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 197 sq. L’inconstance n’est que la diversité saisie dans le temps. Si l’homme pouvait trouver satisfaction dans quelque objet, il s’y tiendrait sans plus en chercher d’autres ; mais comme tout le déçoit, il passe sans cesse d’objet en objet, dans l’illusion de pouvoir en trouver un qui le satisfasse.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 33 sq. Inconstance.
Mais avec d’autres yeux : il s’agit naturellement d’une métaphore. La manière dont on juge des choses est modifiée par ce que Pascal appelle dans Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78) les « puissances trompeuses », l’imagination, la maladie, les impressions anciennes, le charme de la nouveauté, l’intérêt propre.
La volonté elle-même contribue à modifier le jugement que l’on porte sur les choses.
Laf. 539, Sel. 458. La volonté est un des principaux organes de la créance, non qu’elle forme la créance, mais parce que les choses sont vraies ou fausses selon la face par où on les regarde. La volonté qui se plaît à l’une plus qu’à l’autre détourne l’esprit de considérer les qualités de celle qu’elle n’aime pas à voir, et ainsi l’esprit marchant d’une pièce avec la volonté s’arrête à regarder la face qu’elle aime et ainsi il en juge par ce qu’il y voit.
C’est de ce principe que découle la règle rhétorique que Pascal formule dans le fragment Laf. 701, Sel. 579. Quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu’il se trompe il faut observer par quel côté il envisage la chose car elle est vraie ordinairement de ce côté-là et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse. Il se contente de cela car il voit qu’il ne se trompait pas et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés. Or on ne se fâche pas de ne pas tout voir, mais on ne veut pas être trompé, et peut-être que cela vient de ce que naturellement l’homme ne peut tout voir, et de ce que naturellement il ne se peut tromper dans le côté qu’il envisage, comme les appréhensions des sens sont toujours vraies. Il s’agit bien de déplacer le point de vue de l’interlocuteur de telle manière que sa sensibilité ne soit pas désagréablement affectée.
L’opuscule De l’Esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 7-1, OC III, éd. J. Mesnard, p. 415-417, dit que ce qui rend l’art d’agréer difficile, c’est d’une part la différence des individus, d’autre part qu’un même homme change d’un moment à l’autre.
Pascal use aussi de l’image des instruments de musique : voir Misère 3 (Laf. 55, Sel. 88). Inconstance. On croit toucher des orgues ordinaires en touchant l’homme. Ce sont des orgues à la vérité, mais bizarres, changeantes, variables. Ceux qui ne savent toucher que les ordinairesne feraient pas d’accords sur celles-là. Il faut savoir où sont les [...].
Enfin, le fragment Laf. 529, Sel. 454 souligne que la manière même dont on présente un discours contribue à changer la disposition de celui à qui on l’adresse : Qu’il est difficile de proposer une chose au jugement d’un autre sans corrompre son jugement par la manière de la lui proposer. Si on dit : je le trouve beau, je le trouve obscur ou autre chose semblable, on entraîne l’imagination à ce jugement ou on l’irrite au contraire. Il vaut mieux ne rien dire et alors il juge selon ce qu’il est, c’est-à-dire selon ce qu’il est alors, et selon que les autres circonstances dont on n’est pas auteur y auront mis. Mais au moins on n’y aura rien mis, si ce n’est que ce silence n’y fasse aussi son effet, selon le tour et l’interprétation qu’il sera en humeur de lui donner, ou selon qu’il le conjecturera des mouvements et air du visage, ou du ton de voix selon qu’il sera physionomiste, tant il est difficile de ne point démonter un jugement de son assiette naturelle, ou plutôt tant il en a peu de ferme et stable.