Pensées diverses I – Fragment n° 2 / 37 – Papier original : RO 134

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 86 p. 327 à 329  / C2 : p. 277 à 280

Éditions de Port-Royal :

       Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janvier 1670 p. 323-324  / 1678 n° 4 p. 318

       Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 291-292  / 1678 n° 49 p. 288-289

       Un texte a été ajouté dans l’édition de 1678 : Chap. XXIX - Pensées morales : 1678 n° 51 p. 290-291

Éditions savantes : Faugère II, 130, IX ; I, 193, XLVI ; I, 173 ; I, 210, CV ; II, 54, I.VII / Havet VI.40, VI.61, VII.3, VI.54, VI.39 / Brunschvicg 325, 408, 40, 57, 105 / Tourneur p. 67 / Le Guern 469 / Lafuma 525 à 529 (série XXIII) / Sellier 454

 

 

 

Montaigne a tort. La coutume ne doit être suivie que parce qu’elle est coutume, et non parce qu’elle soit raisonnable ou juste, mais le peuple la suit par cette seule raison qu’il la croit juste. Sinon il ne la suivrait plus, quoiqu’elle fût coutume, car on ne veut être assujetti qu’à la raison ou à la justice. La coutume sans cela passerait pour tyrannie, mais l’empire de la raison et de la justice n’est non plus tyrannique que celui de la délectation. Ce sont les principes naturels à l’homme.

Il serait donc bon qu’on obéît aux lois et coutumes parce qu’elles sont lois, qu’il sût qu’il n’y en a aucune vraie et juste à introduire, que nous n’y connaissons rien et qu’ainsi il faut seulement suivre les reçues : par ce moyen on ne les quitterait jamais. Mais le peuple n’est pas susceptible de cette doctrine. Et ainsi, comme il croit que la vérité se peut trouver et qu’elle est dans les lois et coutumes, il les croit et prend leur antiquité comme une preuve de leur vérité (et non de leur seule autorité sans vérité). Ainsi il y obéit, mais il est sujet à se révolter dès qu’on lui montre qu’elles ne valent rien, ce qui se peut faire voir de toutes en les regardant d’un certain côté.

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Le mal est aisé, il y en a une infinité, le bien presque unique. Mais un certain genre de mal est aussi difficile à trouver que ce qu’on appelle bien, et souvent on fait passer pour bien à cette marque ce mal particulier. Il faut même une grandeur extraordinaire d’âme pour y arriver aussi bien qu’au bien.

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Les exemples qu’on prend pour prouver d’autres choses, si on voulait prouver les exemples on prendrait les autres choses pour en être les exemples. Car comme on croit toujours que la difficulté est à ce qu’on veut prouver, on trouve les exemples plus clairs et aidants à le montrer.

Ainsi quand on veut montrer une chose générale, il faut en donner la règle particulière d’un cas. Mais si on veut montrer un cas particulier, il faudra commencer par la règle [générale]. Car on trouve toujours obscure la chose qu’on veut prouver et claire celle qu’on emploie à la preuve. Car quand on propose une chose à prouver, d’abord on se remplit de cette imagination qu’elle est donc obscure, et au contraire que celle qui la doit prouver est claire, et ainsi on l’entend aisément.

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Je me suis mal trouvé de ces compliments : je vous ai bien donné de la peine, je crains de vous ennuyer, je crains que cela soit trop long. Ou on entraîne, ou on irrite.

 

Qu’il est difficile de proposer une chose au jugement d’un autre sans corrompre son jugement par la manière de la lui proposer. Si on dit : je le trouve beau, je le trouve obscur, ou autre chose semblable, on entraîne l’imagination à ce jugement ou on l’irrite au contraire. Il vaut mieux ne rien dire, et alors il juge selon ce qu’il est, c’est‑à‑dire selon ce qu’il est alors et selon que les autres circonstances dont on n’est pas auteur y auront mis. Mais au moins on n’y aura rien mis, si ce n’est que ce silence n’y fasse aussi son effet, selon le tour et l’interprétation qu’il sera en humeur de lui donner, ou selon qu’il le conjecturera des mouvements et air du visage, ou du ton de voix selon qu’il sera physionomiste. Tant il est difficile de ne point démonter un jugement de son assiette naturelle, ou plutôt tant il en a peu de ferme et stable.

 

 

Dans leur diversité, ces textes ont en commun de traiter des problèmes qui relèvent de la rhétorique et de la manière dont, dans la vie civile, s’acquièrent les convictions. Pascal y aborde les cas des « compliments », des exemples, de la manière de présenter les idées de manière qui ne trouble pas la communication.

 

Analyse détaillée...

 

Fragments connexes

 

Misère 2 (Laf. 54, Sel. 87). Inconstance.

Les choses ont diverses qualités et l’âme diverses inclinations, car rien n’est simple de ce qui s’offre à l’âme. Et l’âme ne s’offre jamais simple à aucun sujet. De là vient qu’on pleure et qu’on rit d’une même chose.

Misère 3 (Laf. 55, Sel. 88). Inconstance.

On croit toucher des orgues ordinaires en touchant l’homme. Ce sont des orgues à la vérité, mais bizarres, changeantes, variables. Ceux qui ne savent toucher que les ordinairesne feraient pas d’accords sur celles-là. Il faut savoir où sont les.

Misère 6 (Laf. 58, Sel. 91). Tyrannie.

La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites, devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science.

On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste d’en demander d’autres.

Ainsi ces discours sont faux, et tyranniques : je suis beau, donc on doit me craindre, je suis fort donc on doit m’aimer, je suis... Et c’est de même être faux et tyrannique de dire : il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas, il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas.

Misère 7 (Laf. 58, Sel. 92). La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre.

Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94). La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue. C’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramènera à son principe l’anéantit. Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes. Qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi. Elle est toute ramassée en soi. Elle est loi et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger que s’il n’est accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination humaine, il admirera qu’un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence.

Misère 15 (Laf. 66, Sel. 100). Injustice.

Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela et que proprement c’est la définition de la justice.

Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181). L’exemple nous instruit peu. Il n’est jamais si parfaitement semblable qu’il n’y ait quelque délicate différence et c’est de là que nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre, et ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l’expérience nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort qui en est un comble éternel.

Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230). L’homme par exemple a rapport à tout ce qu’il connaît. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d’éléments pour le composer de chaleur et d’aliments pour se nourrir, d’air pour respirer. Il voit la lumière, il sent les corps, enfin tout tombe sous son alliance. Il faut donc pour connaître l’homme savoir d’où vient qu’il a besoin d’air pour subsister et pour connaître l’air, savoir par où il a ce rapport à la vie de l’homme, etc.

La flamme ne subsiste point sans l’air ; donc pour connaître l’un il faut connaître l’autre.

Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties.

Loi figurative 13 (Laf. 257, Sel. 289). On ne peut faire une bonne physionomie qu’en accordant toutes nos contrariétés et il ne suffit pas de suivre une suite de qualités accordantes sans accorder les contraires.

Morale chrétienne 9 (Laf. 359, Sel. 391). Les exemples des morts généreuses des lacédémoniens et autres, ne nous touchent guère, car qu’est-ce que cela nous apporte.

Mais l’exemple de la mort des martyrs nous touche car ce sont nos membres. Nous avons un lien commun avec eux. Leur résolution peut former la nôtre, non seulement par l’exemple, mais parce qu’elle a peut-être mérité la nôtre.

Il n’est rien de cela aux exemples des païens. Nous n’avons point de liaison à eux. Comme on ne devient pas riche pour voir un étranger qui l’est, mais bien pour voir son père ou son mari qui le soient.

Preuves par discours I (Laf. 423, Sel. 680). Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ; on le sait en mille choses.

Je dis que le cœur aime l’être universel naturellement et soi-même naturellement, selon qu’il s’y adonne, et il se durcit contre l’un ou l’autre à son choix. Vous avez rejeté l’un et conservé l’autre ; est-ce par raison que vous vous aimez ?

Pensées diverses (Laf. 770, Sel. 635). L’exemple de la chasteté d’Alexandre n’a pas tant fait de continents que celui de son ivrognerie a fait d’intempérants. Il n’est pas honteux de n’être pas aussi vertueux que lui, et il semble excusable de n’être pas plus vicieux que lui. On croit n’être pas tout à fait dans les vices du commun des hommes quand on se voit dans les vices de ces grands hommes. Et cependant on ne prend pas garde qu’ils sont en cela du commun des hommes. On tient à eux par le bout par où ils tiennent au peuple. Car quelque élevés qu’ils soient si sont-ils unis aux moindres des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l’air t abstraits de notre société. Non, non s’ils sont plus grands que nous c’est qu’ils ont la tête plus élevée, mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils sont tous à même niveau et s’appuient sur la même terre, et par cette extrémité ils sont aussi abaissés que nous que les plus petits, que les enfants, que les bêtes.

Pensées diverses (Laf. 805, Sel. 653). En sachant la passion dominante de chacun on est sûr de lui plaire, et néanmoins chacun a ses fantaisies contraires à son propre bien dans l’idée même qu’il a du bien, et c’est une bizarrerie qui met hors de gamme.

Miracles III (Laf. 905, Sel. 450). Pyrrhonisme.

Chaque chose est ici vraie en partie, fausse en partie. La vérité essentielle n’est point ainsi, elle est toute pure et toute vraie. Ce mélange la détruit et l’anéantit. Rien n’est purement vrai et ainsi rien n’est vrai en l’entendant du pur vrai. On dira qu’il est vrai que l’homicide est mauvais : oui, car nous connaissons bien le mal et le faux. Mais que dira-t-on qui soit bon ? La chasteté ? Je dis que non, car le monde finirait. Le mariage ? non, la continence vaut mieux. De ne point tuer ? non, car les désordres seraient horribles, et les méchants tueraient tous les bons. De tuer ? non, car cela détruit la nature. Nous n’avons ni vrai, ni bien que en partie, et mêlé de mal et de faux.

 

2e ms Guerrier (Laf. 983, Sel. 804). M. de Roannez disait : « Les raisons me viennent après, mais d’abord la chose m’agrée ou me choque, sans en savoir la raison, et cependant cela me choque par cette raison que je ne découvre qu’ensuite. » Mais je crois, non pas que cela choquait par ces raisons qu’on trouve après, mais qu’on ne trouve ces raisons que parce que cela choque.

 

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