Pensées diverses III – Fragment n° 3 / 85 – Papier original : RO 440-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 115 p. 365-365 v° / C2 : p. 321-321 v°
Le texte a été ajouté dans l’édition de 1678 : Chap. XXIX - Pensées morales : 1678 n° 25 p. 279
Éditions savantes : Faugère I, 194-195, L à LII ; I, 205, LXXXI ; I, 266, III / Havet XXV.6, 7, 92 bis ; VI.18 ; Prov. n° 440 p. 287 / Brunschvicg 182, 129, 448, 159, 910 / Tourneur p. 95 / Le Guern 544 / Lafuma 640 à 644 (série XXV) / Sellier 529 bis
______________________________________________________________________________________
Bibliographie ✍
GRUBBS Henri A., Damien Mitton (1618-1690). Bourgeois et honnête homme, Paris, Presses Universitaires de France, 1933. JOUSLIN Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, t. 1, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, p. 238 sq. LAFOND Jean, Les moralistes du XVIIe siècle de Pibrac à Dufresny, Robert Laffont, Paris, 1992. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, Paris, SEDES-CDU, 1993. MESNARD Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 405-413. PINTARD René, “Pascal et les libertins”, in Pascal présent, 1662-1962, Clermont-Ferrand, De Bussac, 1963, p. 107-130. SAINTE-BEUVE, Correspondance littéraire, provenant pour la plus grande partie du fonds Lebrun de la Bibliothèque Mazarine, avec introduction et notes de Guy de la Batut, éd. Montaigne, Paris, 1929. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007. THIROUIN Laurent, “Le moi haïssable, une formule équivoque”, in BEHRENS Rudolf, GIPPER Andreas, MELLINGHOFF-BOURGERIE Viviane (dir.), Croisements d'anthropologies. Pascals Pensées im Geflecht der Anthropologien, Universitätvelag, Heidelberg, 2005, p. 217-247.
|
✧ Éclaircissements
Ceux qui, dans de fâcheuses affaires, ont toujours bonne espérance et se réjouissent des aventures heureuses, s’ils ne s’affligent également des mauvaises, sont suspects d’être bien aises de la perte de l’affaire ; et sont ravis de trouver ces prétextes d’espérance pour montrer qu’ils s’y intéressent, et couvrir par la joie qu’ils feignent d’en concevoir celle qu’ils ont de voir l’affaire perdue.
Affaires ne doit pas s’entendre au sens économique seulement. Affaire désigne en général tout ce qui est l’objet d’un intérêt, ce qui couvre la politique et à peu près tous les domaines de l’activité sociale. Fâcheuses affaires : fâcheux peut signifier pénible, difficile, malaisé. Il semble qu’ici, le sens soit celui d’affaire qui tourne mal. Mais le texte implique que, dans ces affaires malheureuses même, certains événements paraissent favorables ou avantageuses à certaines personnes.
Aventure : accident ou chose qui est arrivée, ou qui doit arriver. Se dit aussi de ces accidents surprenants et extraordinaires qui arrivent quelquefois dans le monde et qui sont souvent de pures imaginations (dans le cas des romans comme Don Quichote par exemple). Aventure signifie aussi ce qui est au pouvoir du hasard, de la fortune (Furetière).
Il est difficile de dire si Pascal pense à un événement précis. Peut-être pense-t-il à certaines attitudes des princes durant la Fronde.
Les ruses de la conscience forment la matière des observations des moralistes. On en trouve d’autres exemples dans les Pensées :
Laf. 657, Sel. 541. Plaindre les malheureux n’est pas contre la concupiscence, au contraire, on est bien aise d’avoir à rendre ce témoignage d’amitié et à s’attirer la réputation de tendresse sans rien donner.
Laf. 764, Sel. 630. Tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne ; mais entre tous ceux que le monde a inventés, il n’y en a point qui soit plus à craindre que la comédie. C’est une représentationsi naturelle et si délicate des passions, qu’elle les émeut et les fait naître dans notre cœur, et surtout celle de l’amour ; principalement lorsqu’on le représente fort chaste et fort honnête. Car plus il paraît innocent aux âmes innocentes, plus elles sont capables d’en être touchées ; sa violence plaît à notre amour propre, qui forme aussitôt un désir de causer les mêmes effets, que l’on voit si bien représentés ; et l’on se fait au même temps une conscience fondée sur l’honnêteté des sentiments qu’on y voit, qui ôtent la crainte des âmes pures, qui s’imaginent que ce n’est pas blesser la pureté, d’aimer d’un amour qui leur semble si sage.
Ainsi l’on s’en va de la comédie le cœur si rempli de toutes les beautés et de toutes les douceurs de l’amour, et l’âme et l’esprit si persuadés de son innocence, qu’on est tout préparé à recevoir ses premières impressions, ou plutôt à chercher l’occasion de les faire naître dans le cœur de quelqu’un, pour recevoir les mêmes plaisirs et les mêmes sacrifices que l’on a vus si bien dépeints dans la comédie.
-------
Notre nature est dans le mouvement, le repos entier est la mort.
Cette maxime doit être entendue au sens moral plutôt que physique. Notre nature est dans le mouvement, au sens où le divertissement nous agite continuellement, à la recherche de biens illusoires auxquels nous attachons notre désir. Le repos entier implique la suppression du désir, ce qui revient au désespoir, qui conduit au suicide. Bernard Croquette, Pascal et Montaigne, p. 60-61, ne signale pas de passage des Essais qui annoncent cette remarque de Pascal. On peut cependant suggérer deux rapprochements.
Montaigne, Essais, III, 13, De l’expérience, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 1144. « Notre vie n’est que mouvement ». Voir aussi II, 8, De l’affection des pères aux enfants, éd. cit., p. 405. « Être consiste en mouvement et action ».
-------
M[i]ton voit bien que la nature est corrompue et que les hommes sont contraires à l’honnêteté, mais il ne sait pas pourquoi ils ne peuvent voler plus haut.
Voir dans le fragment Laf. 597, Sel. 494 les indications sur Damien Mitton. Nous ne donnons ici que les indications qui répondent au sens du passage.
Pintard René, “Pascal et les libertins”, in Pascal présent, 1662-1962, p. 123 sq. ✍
Sur l’histoire de la graphie Marton et les hésitations qu’elle a suscitées, voir Sainte-Beuve, Correspondance littéraire, provenant pour la plus grande partie du fonds Lebrun de la Bibliothèque Mazarine, avec introduction et notes de Guy de la Batut, éd. Montaigne, Paris, 1929, p. 100-101. L'édition des Pensées par Faugère, p. 195, porte : « Marton voit bien que la nature est corrompue... » Sainte-Beuve lui écrit, le 9 janvier d'une année non précisée : « Une question dont l'idée m'est venue en cherchant Miton ; le Marton qui se trouve à deux pages de là (p. 195, tome 1) ne serait-ce pas Mitton écrit avec deux tt et qui aurait été copié inexactement ? C'est à vous de résoudre ce petit problème, vous en avez résolu de bien plus graves ». Voir les notes sur les difficultés d'identification.
Lafond Jean, Les moralistes du XVIIe siècle de Pibrac à Dufresny, Robert Laffont, Paris, 1992, p. 82-90. Les Pensées sur l’honnêteté de Mitton sont précédées dans cette édition d’une brève synthèse sur Damien Mitton et l’honnêteté. Voir p. 85. Les Pensées sur l’honnêteté : « Tous les hommes veulent être heureux. Ce désir ne nous quitte point pendant tout le cours de notre vie. C’est une vérité dont tout le monde demeure d’accord ». Mitton poursuit par une observation qui justifie l’idéal de l’honnête homme : « Mais pour se rendre heureux avec moins de peine, et pour l’être avec sûreté, sans crainte d’être troublé dans son bonheur, il faut faire en sorte que les autres le soient avec nous. Car si l’on prétend songer seulement à soi, on trouve des oppositions continuelles, et quand nous ne voulons être heureux qu’à condition que les autres le soient en même temps, tous les obstacles sont levés et tout le monde nous prête la main. C’est ce ménagement de bonheur pour nous et pour les autres que l’on doit appeler l’honnêteté, qui n’est, à le bien prendre, que l’amour propre bien réglé ».
Pascal ne reproche pas seulement à Mitton un certain manque de clairvoyance à l’égard de la raison des effets, mais aussi une certaine passivité qui lui fait négliger la recherche. Voir Miracles II (Laf. 853, Sel. 433) : Reprocher à Miton de ne point se remuer quand Dieu le reprochera. Il lui reproche aussi de couvrir le moi au lieu de l’ôter véritablement : voir Laf. 597, Sel. 494 : Le moi est haïssable. Vous, Mitton, le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable. Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde, on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fasse centre de tout, je le haïrai toujours.
Sur ce sujet, voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 122 sq. ✍
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 239. Comparaison de Mitton avec Cicéron.
Damien Mitton est présenté ici comme un demi-habile, qui voit seulement la moitié de ce qu’il faudrait voir pour saisir la réalité dans toute sa complexité.
Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 180 sq. Pascal ne reproche pas à Mitton de méconnaître le fait que le moi est haïssable, puisqu’il s’accorde avec lui sur ce point. Pour Mitton, l’honnêteté doit transformer cette donnée pour rendre la société humaine plus viable et agréable ; en revanche Pascal conteste le fait que l’honnêteté soit vraiment efficace pour rendre le moi aimable. Il reproche à Mitton de ne pas comprendre que l’on ne peut échapper à la libido dominandi : p. 18. L’honnêteté n’est un remède à la guerre de tous contre tous qu’en apparence.
Pascal marque son estime pour la manière dont l’esprit libre de Mitton est assez lucide pour connaître les misères et la corruption de la nature de l’homme, que la plupart des gens ignorent. Mais il reconnaît aussi que Pascal n’est pas assez fort pour discerner la raison de cet effet. Voir des remarques sur ce point dans Lafond Jean, Les moralistes du XVIIe siècle de Pibrac à Dufresny, p. 84. Le reproche adressé à Mitton de « ne point se remuer » signifie qu’il ne cherche pas assez scrupuleusement la « raison des effets ».
Mesnard Jean, Pascal et les Roannez, I, p. 376 sq. Pascal reconnaît dans l'honnêteté une forme d'amour des hommes, dont il tente d'établir le rapport avec la charité chrétienne. L'effacement du moi dans l’idéal de l’honnêteté est considéré comme incomplet et illusoire. Une conception insuffisante de l'homme est la cause de cette imperfection.
Voir, pour une analyse de fond : ✍
Mesnard Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, p. 405-413.
Thirouin Laurent, “Le moi haïssable, une formule équivoque”, p. 217-247.
-------
Les belles actions cachées sont les plus estimables. Quand j’en vois quelques‑unes dans l’histoire, comme page 184, elles me plaisent fort ; mais enfin elles n’ont pas été tout à fait cachées puisqu’elles ont été sues et, quoiqu’on ait fait ce qu’on ait pu pour les cacher, ce peu par où elles ont paru gâte tout, car c’est là le plus beau de les avoir voulu cacher.
Page 184 : référence à Montaigne, Essais, I, 40 (41), Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l'opinion que nous en avons, dans l’édition de 1652, p. 184 ; éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 267-268. Montaigne donne plusieurs exemples dans lesquels une personne, malgré son mérite propre, fait le sacrifice de son honneur pour préserver celui d’autrui. Il est difficile de dire si Pascal pensait à l’un de ces exemples, ou à tous collectivement. « Outre tant de garces qui dérobent tous les jours leurs enfants en la génération comme en la conception, cette belle et noble femme de Sabinus, patricien romain, pour l'intérêt d'autrui porta seule et sans secours et sans voix et gémissements l'enfantement de deux jumeaux. Un simple garçonnet de Lacédémone, ayant dérobé un renard (car ils craignaient encore plus la honte de leur sottise au larcin, que nous ne craignons la peine de notre malice) et l'ayant mis sous sa cape, endura plutôt qu'il lui eût rongé le ventre, que de se découvrir. Et un autre, donnant de l'encens à un sacrifice, se laissa brûler jusques à l'os, par un charbon tombé dans sa manche, pour ne troubler le mystère. Et s'en est vu un grand nombre pour le seul essai de vertu, suivant leur institution, qui ont souffert en l'âge de sept ans, d'être fouettés jusques à la mort, sans altérer leur visage. Et Cicéron les a vus se battre à troupes : de poings, de pieds et de dents, jusques à s'évanouir avant que d'avouer être vaincus ».
Pascal lui-même pratique cette règle. Voir dans OC I, p. 591, § 58 (Voir p. 629, deuxième version), Vie de Pascal, l’histoire de la jeune mendiante que Pascal fait mettre en une bonne condition sans dévoiler son nom. « Il lui arriva une rencontre, environ trois mois avant sa mort, qui en est une preuve bien sensible, et qui fait voir en même temps la grandeur de sa charité. Comme il revenait un jour de la messe de Saint-Sulpice, il vint à lui une jeune fille âgée d’environ quinze ans, fort belle, qui lui demanda l’aumône. Il fut touché de voir cette personne exposée à un danger si évident. Il lui demanda qui elle était, et ce qui l’obligeait de demander ainsi l’aumône ; et ayant su qu’elle était de la campagne, que son père était mort, et que sa mère étant tombée malade, on l’avait portée à l’Hôtel-Dieu ce jour-là même, il crut que Dieu la lui avait envoyée aussitôt qu’elle avait été dans le besoin ; de sorte que dès l’heure même il la mena au séminaire, où il la mit entre les mains d’un bon prêtre à qui il donna de l’argent, et le pria d’en prendre soin, et de la mettre en quelque condition où elle pût recevoir conduite à cause de sa grande jeunesse, et où elle fût en sûreté de sa personne. Et pour le soulager dans ce soin-là, il lui dit qu’il lui enverrait le lendemain une femme pour lui acheter des habits, et tout ce qui serait nécessaire pour la mettre en état de pouvoir servir une maîtresse. Le lendemain, il lui envoya une femme qui travailla si bien avec ce bon prêtre, qu’après l’avoir fait habiller, ils la mirent dans une très bonne condition. Et ce bon ecclésiastique ayant demandé à cette femme le nom de celui qui faisait cette grande charité, elle lui dit qu’elle n’avait pas charge de le lui dire, mais qu’elle viendrait le voir de temps en temps pour pourvoir avec lui aux besoins de cette jeune fille. Il lui dit sur cela : « Je vous supplie d’obtenir de lui la permission de me dire son nom. Je vous promets que je n’en parlerai jamais durant sa vie ; mais si Dieu permettait qu’il mourût avant moi, j’aurais une grande consolation de publier cette action ; car je la trouve si belle, que je ne puis souffrir qu’elle demeure dans l’oubli. » Ainsi, par cette seule rencontre, ce bon ecclésiastique, sans le connaître, jugeait combien il avait de charité et d’amour pour la pureté ».
L’exemple le plus clair d’un pareil héroïsme est celui du Christ, comme le souligne Le mystère de Jésus (Laf. 919, Sel. 749). Jésus est seul dans la terre non seulement qui ressente et partage sa peine, mais qui la sache. Le ciel et lui sont seuls dans cette connaissance.
Voir Mesnard Jean, “Le double Mystère de Jésus”, in Descotes Dominique, McKenna Antony et Thirouin Laurent (éd.), Le rayonnement de Port-Royal, Mélanges en l’honneur de Philippe Sellier, Paris, Champion, 2001, p. 283. Dans le Mystère de Jésus, l’accent est mis sur la solitude de Jésus, du côté de Dieu et du côté des hommes, au moment même où il sauve l’humanité.
Voir Sellier Philippe, “Pascal et l’agonie du Christ à Gethsémani”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, 37, 2015, p. 7-20.
La Rochefoucauld, Maximes, 216. « La parfaite valeur est de faire sans témoins ce qu’on serait capable de faire devant tout le monde ».
La littérature offre aussi des exemples qui ne manquent pas de susciter l’émotion chez le lecteur.
Pascal connaissait le Nicomède de Corneille, dans lequel le prince Attale sauve anonymement son frère Nicomède de la captivité à Rome, sans révéler son identité, afin de lui permettre de donner libre cours à sa générosité. Mais il a peut-être été déçu de voir Attale tomber le masque à la fin de la pièce.
Dans la littérature ultérieure, on pourrait aussi penser à l’action de Jean Valjean, sauvant Marius de la mort sur les barricades et le ramenant chez lui sans révéler l’affaire. Mais Hugo n’a pas résisté à la tentation de consacrer un très long chapitre au moment où Thénardier révèle la vérité à Marius, et un autre où avec Cosette, celui-ci apporte à Jean Valjean la reconnaissance qu’il mérite.
-------
Peut‑ce être autre chose que la complaisance du monde qui vous fasse trouver les choses probables ? Nous ferez‑vous accroire que ce soit la vérité et que, si la mode du duel n’était point, vous trouveriez probable qu’on se peut battre en regardant la chose en elle-même.
Sur l’histoire du duel en France au XVIIe siècle, on peut lire l’ouvrage de Cuénin Micheline, Presses de la Renaissance, 1982, Le duel sous l'ancien régime, qui explique pour quelles raisons l’extirpation du duel a été si difficile, et quelle a été l’évolution des idées et des mœurs dans ce domaine.
Bély Lucien, Dictionnaire Louis XIV, article Duel, Paris, Robert Laffont, 2015, p. 426-429. ✍
Pontas, Dictionnaire des cas de conscience ou décisions, par ordre alphabétique, des plus considérables difficultés touchant la morale et la discipline ecclésiastique, publié par l’abbé Migne, 1847, t. 1, p. 705 sq. Casuistique du duel.
Le Dictionnaire de théologie catholique, IV, contient un article “Duel”, col. 1845-1856. ✍
Le problème du cas de conscience posé par le duel est traité par Pascal dans la VIIe Provinciale.
Provinciale VII, 9.
« Ô mon Père ! lui dis-je, voilà un beau fruit de la direction d'intention ! Je vois bien qu'elle est de grande étendue : Mais néanmoins il y a de certains cas dont la résolution serait encore difficile, quoique fort nécessaire pour les Gentilshommes. Proposez-les pour voir, dit le Père. Montrez-moi, lui dis-je, avec toute cette direction d'intention, qu'il soit permis de se battre en duel. Notre grand Hurtado de Mendoza, dit le Père, vous y satisfera sur l'heure, dans ce passage que Diana rapporte p. 5. tr. 14, r. 99. Si un gentilhomme qui est appelé en duel est connu pour n'être pas dévot, et que les péchés qu'on lui voit commettre à toute heure sans scrupule fassent aisément juger, que s'il refuse le duel, ce n'est pas par la crainte de Dieu, mais par timidité ; et qu'ainsi on dise de lui que c'est une poule et non pas un homme, gallina et non vir, il peut, pour conserver son honneur, se trouver au lieu assigné, non pas véritablement avec l'intention expresse de se battre en duel, mais seulement avec celle de se défendre si celui qui l'a appelé l'y vient attaquer injustement. Et son action sera toute indifférente d'elle-même. Car quel mal y a-t-il d'aller dans un champ, de s'y promener en attendant un homme, et de défendre si on l'y vient attaquer ? Et ainsi il ne pèche en aucune manière, puisque ce n'est point du tout accepter un duel ayant l'intention dirigée à d'autres circonstances. Car l'acceptation du duel consiste en l'intention expresse de se battre, laquelle celui-ci n'a pas.
10. Vous ne m'avez pas tenu parole, mon Père. Ce n'est pas là proprement permettre le duel. Au contraire, il évite de dire que c’en soit un, pour rendre la chose permise, tant il la croit défendue. Ho, ho, dit le Père, vous commencez à pénétrer, j'en suis ravi. Je pourrais dire néanmoins qu'il permet en cela tout ce que demandent ceux qui se battent en duel. Mais puisqu'il faut vous répondre juste, notre Père Layman le fera pour moi en permettant le duel en mots propres, pourvu qu'on dirige son intention à l'accepter seulement pour conserver son honneur, ou sa fortune. C'est au l. 3. p. 3, c. 3. n. 2. etc. Si un soldat à l'armée, ou un Gentilhomme à la Cour, se trouve en état de perdre son honneur, ou sa fortune, s'il n'accepte un duel, je ne vois pas que l'on puisse condamner celui qui le reçoit pour se défendre. Petrus Hurtado dit la même chose au rapport de notre célèbre Escobar, au tr. I, ex. 7, n. 96, et au n. 98. Il ajoute ces paroles de Hurtado : Qu'on peut se battre en duel pour défendre même son bien, s'il n'y a que ce moyen de le conserver ; parce que chacun a le droit de défendre son bien, et même par la mort de ses ennemis. J'admirai sur ces passages de voir que la piété du Roi emploie sa puissance à défendre et à abolir le duel dans ses États ; et que la piété des Jésuites occupe leur subtilité à le permettre et à l'autoriser dans l'Église. Mais le bon Père était si en train, qu'on lui eût fait tort de l'arrêter, de sorte qu'il poursuivit ainsi. Enfin, dit-il, Sanchez, voyez un peu quels gens je vous cite, fait plus. Car il permet non seulement de recevoir, mais encore d'offrir le duel, en dirigeant bien son intention. Et notre Escobar le suit en cela au même lieu n. 97. Mon Père, lui dis-je, je le quitte, si cela est ; mais je ne croirai jamais qu'il l'ait écrit, si je ne le vois. Lisez-le donc vous-même, me dit-il ; et je lus en effet ces mots dans la Théologie mor. de Sanchez, l. 2. c. 39, n. 7. Il est bien raisonnable de dire, qu'un homme peut se battre en duel pour sauver sa vie, son honneur, ou son bien en une quantité considérable, lorsqu'il est constant qu'on les lui veut ravir injustement, par des procès et des chicaneries, et qu'il n'y a que ce seul moyen de les conserver ». Et Navarrus dit fort bien qu'en cette occasion « il est permis d'accepter et d'offrir le duel ; licet acceptare et offerre duellum ». Et aussi « qu'on peut tuer en cachette son ennemi : Et même, en ces rencontres-là on ne doit point user de la voie du duel, si on peut tuer en cachette son homme, et sortir par là d'affaire. Car par ce moyen on évitera tout ensemble, et d'exposer sa vie dans un combat, et de participer au péché que notre ennemi commettait par un duel. ».
Laf. 722, Sel. 602. Oserez-vous ainsi, vous, vous jouer des édits du roi ? ainsi en disant que ce n'est pas se battre en duel que d'aller dans un champ en attendant un homme.
Laf. 722, Sel. 604. Que l'Église a bien défendu le duel, mais non pas de se promener.
Jouslin Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, t. 1, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, p. 238 sq. État des idées à l’époque sur le duel et la pratique mondaine du duel.
Sur la complaisance du monde pour le duel, voir Constant Jean-Marie, Les conjurateurs : le premier libéralisme politique sous Richelieu, Paris, Hachette, 1987, p. 43 sq. Le duel comme symbole de la liberté nobiliaire.
La Bruyère, Caractères, De la mode, 3 (I). « Le duel est le triomphe de la mode, et l'endroit où elle a exercé sa tyrannie avec plus d'éclat. Cet usage n'a pas laissé au poltron la liberté de vivre ; il l'a mené se faire tuer par un plus brave que soi, et l'a confondu avec un homme de cœur ; il a attaché de l'honneur et de la gloire à une action folle et extravagante ; il a été approuvé par la présence des rois ; il y a eu quelquefois une espèce de religion à le pratiquer ; il a décidé de l'innocence des hommes, des accusations fausses ou véritables sur des crimes capitaux ; il s'était enfin si profondément enraciné dans l'opinion de peuples ; et s'était si fort saisi de leur cœur et de leur esprit ; qu'un des plus beaux endroits de la vie d'un très grand roi a été de les guérir de cette folie ».
L’abbé Maynard tente de défendre les opinions des casuistes en invoquant aussi la faveur de la société pour le duel : voir Les Provinciales ou les lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial et aux révérends pères jésuites, publiées sur la dernière édition revue par Pascal, avec les variantes des éditions précédentes, et leur réfutation consistant en introductions et nombreuses notes historiques, littéraires, philosophiques et théologiques, par M. l’abbé Maynard, chanoine honoraire de Poitiers, Paris, Didot, 1851, 307 sq. Les maximes des casuistes sur le duel datent d’une époque où l’esprit médiéval est encore très vivant, avec la dureté de mœurs qui y dominait.
Ce fragment implique que les casuistes trouvent dans la complaisance du monde à l’égard du duel une complicité qui les encourage dans leur relâchement. Mais la société est aussi coupable qu’eux. Le Projet de mandement insiste fermement sur ce point.