Pensées diverses III – Fragment n° 48 / 85 – Le papier original est perdu
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 134 p. 377 / C2 : p. 335-335 v°
Éditions de Port-Royal : Chap. III - Veritable Religion prouvée par les contrarietez : 1669 et janv. 1670 p. 39 /
1678 n° 9 p. 41-42
Éditions savantes : Faugère II, 106, XXVI / Havet XII.7 / Michaut 953 / Brunschvicg 445 / Le Guern 589 / Lafuma 695 (série XXV) / Sellier 574
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Bibliographie ✍
GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Commentaires, Vrin, Paris, 1966. GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Vrin, Paris, 1986. HELLER Lane M., “La folie dans l’Apologie pascalienne”, in Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 297-307. LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, Paris, Presses Universitaires de France, 1923. LE GUERN Michel et Marie-Rose, Les Pensées de Pascal, Paris, Larousse, 1972. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. |
✧ Éclaircissements
La doctrine du péché originel, telle que Pascal la conçoit, est clairement exposée dans les Écrits sur la grâce, dans le Traité de la prédestination, 3, Rédaction plus élaborée de la partie centrale, OC III, éd. J. Mesnard, p. 792 sq.
Le péché originel est folie devant les hommes,
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 252 sq. La transmission du péché a un caractère incompréhensible. Il ne s’agit pas d’une imputation juridique qui aurait établi Adam responsable pour tous : le péché originel n’est pas une imputation juridique à tous de la faute d’un seul. La transmission par voie de la concupiscence mauvaise se rapproche plutôt de l’idée de la contagion, à partir d’une souche mauvaise.
Heller Lane M., “La folie dans l’Apologie pascalienne”, in Méthodes chez Pascal, p. 297-307. Voir p. 305, pour l’intervention de T. Goyet. Liste des textes pascaliens sur la folie cités par Pascal : p. 303-304.
L’opposition de l’idée du péché originel à la raison tient au fait qu’il est aussi incompréhensible que les principaux dogmes sur lesquels est fondé le christianisme.
Laf. 809, Sel. 656. Incompréhensible que Dieu soit et incompréhensible qu’il ne soit pas, que l’âme soit avec le corps, que nous n’ayons point d’âme, que le monde soit créé, qu’il ne le soit pas, etc., que le péché originel soit et qu’il ne soit pas.
Selon ce fragment, il y a, sur chacun de ces sujets, des propositions contraires ou contradictoires. Mais la contradiction n’est pas de même nature dans les deux membres. La première incompréhensibilité tient à la nature même de l’idée : le péché originel est incompréhensible parce que, comme le dit Pascal ailleurs, il s’est passé dans une nature perdue qui nous est actuellement incompréhensible. Mais il est d’autre part incompréhensible qu’il ne soit pas, parce que si l’on ne l’admet pas, c’est toute la nature humaine, avec ses deux caractères de grandeur et de misère, qui devient incompréhensible.
Pascal reprend ici un sujet qu’il a traité dans l’opuscule De l’esprit géométrique, § 26-27, OC III, éd. J. Mesnard, p. 403 sq., sur la divisibilité infinie de l’espace.
« Il n’y a point de connaissance naturelle dans l’homme qui précède celles-là, et qui les surpasse en clarté. Néanmoins, afin qu’il y ait exemple de tout, on trouve des esprits, excellents en toutes autres choses, que ces infinités choquent, et qui n’y peuvent en aucune sorte consentir.
Je n’ai jamais connu personne qui ait pensé qu’un espace ne puisse être augmenté. Mais j’en ai vu quelques uns, très habiles d’ailleurs, qui ont assuré qu’un espace pouvait être divisé en deux parties indivisibles, quelque absurdité qu’il s’y rencontre.
Je me suis attaché à rechercher en eux quelle pouvait être la cause de cette obscurité, et j’ai trouvé qu’il n’y en avait qu’une principale, qui est qu’ils ne sauraient concevoir un contenu divisible à l’infini : d’où ils concluent qu’il n’y est pas divisible.
C’est une maladie naturelle à l’homme de croire qu’il possède la vérité directement ; et de là vient qu’il est toujours disposé à nier tout ce qui lui est incompréhensible ; au lieu qu’en effet il ne connaît naturellement que le mensonge, et qu’il ne doit prendre pour véritables que les choses dont le contraire lui paraît faux.
Et c’est pourquoi, toutes les fois qu’une proposition est inconcevable, il faut en suspendre le jugement et ne pas la nier à cette marque, mais en examiner le contraire ; et si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment affirmer la première, tout incompréhensible qu’elle est. Appliquons cette règle à notre sujet.
27. Il n’y a point de géomètre qui ne croie l’espace divisible à l’infini. On ne peut non plus l’être sans ce principe qu’être homme sans âme. Et néanmoins il n’y en a point qui comprenne une division infinie ; et l’on ne s’assure de cette vérité que par cette seule raison, mais qui est certainement suffisante, qu’on comprend parfaitement qu’il est faux qu’en divisant un espace on puisse arriver à une partie indivisible, c’est à dire qui n’ait aucune étendue.
Car qu’y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu’en divisant toujours un espace, on arrive enfin à une division, telle qu’en la divisant en deux, chacune des moitiés reste indivisible et sans aucune étendue, et qu’ainsi ces deux néants d’étendue fissent ensemble une étendue ? Car je voudrais demander à ceux qui ont cette idée, s’ils conçoivent nettement que deux indivisibles se touchent : si c’est partout, ils ne sont qu’une même chose, et partant les deux ensembles sont indivisibles ; et si ce n’est pas partout, ce n’est donc qu’en une partie : donc ils ont des parties, donc ils ne sont pas indivisibles. Que s’ils confessent, comme en effet ils l’avouent quand on les presse, que leur proposition est aussi inconcevable que l’autre, qu’ils reconnaissent que ce n’est pas par notre capacité à concevoir ces choses que nous devons juger de leur vérité, puisque ces deux contraires étant tous deux inconcevables, il est néanmoins nécessairement certain que l’un des deux est véritable. »
Dans le cas présent, la première incompréhensibilité doit céder devant la seconde : il faut accepter de ne pas comprendre le péché originel, pour pouvoir comprendre grâce à lui, toutes les contrariétés de la nature humaine. Mais si l’on accepte d’en passer par là, il devient logique de professer qu’on admet la doctrine du péché originel malgré la raison (sinon contre elle).
Preuves par discours II (Laf. 431, Sel. 683). Nous ne concevons ni l’état glorieux d’Adam, ni la nature de son péché, ni la transmission qui s’en est faite en nous. Ce sont choses qui se sont passées dans l’état d’une nature toute différente de la nôtre et qui passent l’état de notre capacité présente. Tout cela nous serait inutile à savoir pour en sortir ; et tout ce qu’il nous importe de connaître est que nous sommes misérables, corrompus, séparés de Dieu, mais rachetés par Jésus‑Christ ; et c’est de quoi nous avons des preuves admirables sur la terre. Ainsi, les deux preuves de la corruption et de la rédemption se tirent des impies, qui vivent dans l’indifférence de la religion, et des Juifs, qui en sont les ennemis irréconciliables.
Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, p. 96 sq. Le péché héréditaire demeure une énigme : p. 106. Nous savons pourtant que cette communication du péché doit mettre en nous quelque chose qui nous constitue effectivement pécheurs. C’est le « pli indélébile » que le péché a laissé dans la volonté, « la détermination immuable que le libre arbitre a, du premier coup, contractée, à ne plus se complaire que dans la jouissance des créatures ». C’est une disposition de « consentement habituel à la concupiscence » : p. 107.
mais on le donne pour tel.
Voir Le Guern Michel et Marie-Rose, Les Pensées de Pascal, p. 45 sq., sur le caractère irrationnel que le christianisme se reconnaît à lui-même.
Voir plus bas les passages de l’Écriture qui affirment cette idée.
Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison.
Pascal esquisse ici un dialogue. L’édition de Port-Royal le supprime.
En admettant le péché originel qui n’est pas le produit de la raison, le chrétien renonce en un sens à agir rationnellement. Mais dans la mesure où l’affirmation du péché originel lui permet de rétablir la cohérence interne de sa pensée, il se montre, sinon rationnel, du moins raisonnable. Il l’est de deux manières complémentaires : d’une part, en ce que l’idée du péché originel rend compte des observations que l’homme fait sur sa propre nature, et d’autre part, en ce qu’il ne dissimule pas que la doctrine qu’il admet n’est pas le produit de la raison. Il substitue à la rationalité théorique du premier degré une rationalité pratique du second degré, qui porte sur la cohérence de son attitude.
Ce point a été expliqué de manière très claire par Henri Gouhier dans Blaise Pascal. Commentaires, p. 257 sq.
Le même argument réapparaît sous une forme différente dans l’argument du pari. Voir Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680). Parlons maintenant selon les lumières naturelles. S’il y a un Dieu il est infiniment incompréhensible, puisque n’ayant ni parties ni bornes, il n’a nul rapport à nous. Nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est. Cela étant qui osera entreprendre de résoudre cette question ? ce n’est pas nous qui n’avons aucun rapport à lui. Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison ; ils déclarent en l’exposant au monde que c’est une sottise, stultitiam, et puis vous vous plaignez de ce qu’ils ne la prouvent pas. S’ils la prouvaient ils ne tiendraient pas parole. C’est en manquant de preuve qu’ils ne manquent pas de sens.
On retrouve le même procédé appliqué aux prophéties, mais pour ce qui est de la clarté :
Fondement 5 (Laf. 228, Sel. 260). Que disent les prophètes de Jésus-Christ ? Qu’il sera évidemment Dieu ? non mais qu’il est un Dieu véritablement caché, qu’il sera méconnu, qu’on ne pensera point que ce soit lui, qu’il sera une pierre d’achoppement, à laquelle plusieurs heurteront etc. Qu’on ne nous reproche donc plus le manque de clarté puisque nous en faisons profession. Mais, dit-on, il y a des obscurités et sans cela on ne serait pas aheurté à Jésus-Christ Et c’est un des desseins formels des prophètes : excaeca.
♦ Contre l’argument de Pascal
Voltaire, Lettres philosophiques, XXV, § XVIII, éd. Ferret et McKenna, Paris, Garnier, 2010, p. 175. « Qu’on ne nous reproche donc plus le manque de clarté, puisque nous en faisons profession ; mais que l’on reconnaisse la vérité de la religion dans l’obscurité même de la religion, dans le peu de lumière que nous en avons, et dans l’indifférence que nous avons de la connaître. »
Voilà d’étranges marques de vérité qu’apporte Pascal ! Quelles autres marques a donc le mensonge ? Quoi ! il suffirait, pour être cru, de dire : Je suis obscur, je suis inintelligible ! Il serait bien plus sensé de ne présenter aux yeux que les lumières de la foi, au lieu de ces ténèbres d’érudition.
Voltaire, Dictionnaire philosophique, éd. Étiemble, Garnier, p. 387-388. « Ce que ma secte enseigne est obscur, je l’avoue, dit un fanatique ; et c’est en vertu de cette obscurité qu’il faut la croire ; car elle dit elle-même qu’elle est pleine d’obscurités. Ma secte est extravagante, donc elle est divine ; car comment ce qui paraît si fou aurait-il été embrassé par tant de peuples, s’il n’y avait pas du divin ? C’est précisément comme l’Alcoran, que les Sonnites disent avoir un visage d’ange et un visage de bête ; ne soyez pas scandalisé du mufle de la bête, et révérez la face de l’ange ». Ainsi parle cet insensé ; mais un fanatique d’une autre secte répond à ce fanatique : « c’est toi qui es la bête, et c’est moi qui suis l’ange. » Or qui jugera ce procès ? Qui décidera entre ces deux énergumènes ? L’homme raisonnable, impartial, savant d’une science qui n’est pas celle des mots ; l’homme dégagé des préjugés et amateur de la vérité et de la justice ; l’homme enfin qui n’est pas bête, et qui ne croit point être ange ».
Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes,
Heller Lane M., “La folie dans l’Apologie pascalienne”, in Méthodes chez Pascal, p. 297-307. La folie chrétienne est plus sage que toute la sagesse des hommes.
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 90 sq., sur la sagesse et la folie de la religion. Il faut faire une différence entre les deux sagesses de l’homme et de Dieu : p. 90. Ce qui est folie pour l’homme est sagesse pour Dieu et inversement. L’idée de la folie est liée à l’idée que Pascal se fait de la conversion : p. 92. Du point de vue humain, dans la langue commune, le mot folie signifie l’absence de la sagesse surnaturelle ; mais dans le langage chrétien il désigne le manque de sagesse surnaturelle : p. 93. Si la vraie sagesse est folie, celui qui ne cherche pas est fou de n’être pas fou : p. 93.
Ernst Pol, Approches pascaliennes. L’unité et le mouvement, le sens et la fonction de chacune des 27 liasses titrées, p. 422. Seule la folie de la Croix peut tourner l’homme vers Dieu.
C’est la folie de la prédication, stultitiam praedicationis, qui sauve les hommes : voir Excellence 1 (Laf. 189, Sel. 221). Dieu par J.-C. [...] Quia non cognovit per sapientiam, placuit Deo per stultitiam predicationis salvos facere.
Cette folie n’est pas pour autant déraisonnable :
Preuves de Moïse 2 (Laf. 291, Sel. 323). Cette religion si grande en miracles, saints, purs, irréprochables, savants et grands témoins, martyrs ; rois - David - établis ; Isaïe prince du sang ; si grande en science après avoir étalé tous ses miracles et toute sa sagesse, elle réprouve tout cela et dit qu’elle n’a ni sagesse, ni signe, mais la croix et la folie. Car ceux qui par ces signes et cette sagesse ont mérité votre créance et qui vous ont prouvé leur caractère, vous déclarent que rien de tout cela ne peut nous changer et nous rendre capables de connaître et aimer Dieu que la vertu de la folie de la croix, sans sagesse ni signe et point non les signes sans cette vertu. Ainsi notre religion est folle en regardant à la cause efficace et sage en regardant à la sagesse qui y prépare.
Pascal renvoie ici à Saint Paul, Cor. I, I, 17-25. « Jésus-Christ ne m’a pas envoyé pour baptiser, mais pour prêcher l’Évangile, et le prêcher sans y employer la sagesse de la parole, pour ne pas anéantir la croix de Jésus-Christ. 18. Car la parole de la croix est une folie pour ceux qui se perdent ; mais pour ceux qui se sauvent, c’est-à-dire, pour nous, elle est la vertu et la puissance de Dieu. 19. C’est pourquoi il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, et je rejetterai la science des savants. 20. Que sont devenus les sages ? Que sont devenus les docteurs de la loi ? Que sont devenus ces esprits curieux des sciences de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde ? 21. Car Dieu voyant que le monde avec la sagesse humaine, ne l’avait point connu dans les ouvrages de la sagesse divine, il lui a plu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui. 22. Les Juifs demandent des miracles, et, les gentils cherchent la sagesse. 23. Et pour nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié, qui est un scandale aux Juifs, et une folie aux gentils ; 24. Mais qui est la force de Dieu et la sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, soit Juifs ou gentils, 25. Parce que ce qui paraît en Dieu une folie est plus sage que la sagesse de tous les hommes, et que ce qui paraît en Dieu une faiblesse est plus fort que la force de tous les hommes. »
Miracles II (Laf. 842, Sel. 427). Notre religion est sage et folle, sage parce que c’est la plus savante et la plus fondée en miracles, prophéties, etc., folle parce que ce n’est point tout cela qui fait qu’on en est. Cela fait bien condamner ceux qui n’en sont pas, mais non pas croire ceux qui en sont. Ce qui les fait croire est la croix - ne evacuata sit crux. Et ainsi saint Paul qui est venu en sagesse et signes dit qu’il n’est venu ni en sagesse ni en signes, car il venait pour convertir, mais ceux qui ne viennent que pour convaincre peuvent dire qu’ils viennent en sagesse et signes.
Voir Vanité 2 (Laf. 14, Sel. 48). Les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins, non pas qu’ils respectent les folies, mais l’ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies. Omnis creatura subjecta est vanitati, liberabitur. Ainsi saint Thomas explique le lieu de saint Jacques pour la préférence des riches, que s’ils ne le font dans la vue de Dieu ils sortent de l’ordre de la religion.
sapientius est hominibus.
La citation est complétée dans l’édition de Port-Royal.
Saint Paul, Première épître aux Corinthiens, I, 25. « Quia quod stultum est Dei sapientius est hominibus et quod infirmum est Dei fortius est hominibus ». Tr. de Port-Royal : « Parce que ce qui paraît en Dieu une folie est plus sage que la sagesse de tous les hommes ».
Commentaire de Port-Royal : « Parce que : c’est-à-dire : Car quoiqu’il semble aux incrédules que cette prédication de Jésus-Christ crucifié soit une folie et une faiblesse, voyez verset 23. Cette folie néanmoins et cette faiblesse prétendue dont Dieu même est l’auteur, surpasse en sagesse et en force, la sagesse et la force de tous les hommes ; ainsi ce n’est pas sans sujet que les fidèles ont tant d’estime pour cette prédication, et que bien loin de l’estimer une folie, comme les incrédules, ils la considèrent comme un chef d’œuvre de la sagesse et de la force toute-puissante de Dieu.
Ce qui paraît en Dieu une folie, etc., c’est-à-dire : cette prédication d’un Dieu crucifié que les Gentils incrédules tiennent pour une folie, et qui les rebute de l’Évangile, doit être attribué à Dieu, puisque c’est lui-même qui nous a envoyés pour le prêcher aux hommes, et que c’est lui-même qui a livré son Fils à la croix pour nos péchés. Ce qui fait bien voir qu’elle n’est rien moins qu’une véritable folie ».
Car sans cela que dira‑t‑on qu’est l’homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible.
Tout son état dépend de ce point imperceptible : l’état de l’homme tel qu’il est actuellement ne se comprend que par l’idée du péché originel, qui explique la coexistence, dans sa nature, de caractères contradictoires de grandeur et de misère.
Et comment s’en fût‑il aperçu par sa raison, puisque c’est une chose contre sa raison, et que sa raison, bien loin de l’inventer par ses voies, s’en éloigne quand on le lui présente ?
Contre sa raison : l’édition de Port-Royal donne « au-dessus de sa raison ». On peut avoir l’impression que les éditeurs affaiblissent le sens de Pascal. Sans doute ont-ils voulu reprendre l’idée du fragment Soumission 20 (Laf. 185, Sel. 217). La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais non pas le contraire de ce qu’ils voient ; elle est au-dessus, et non pas contre. Mais être contre la raison n’est pas identique à être contre les sens.
Inventer a ici le sens classique de trouver, découvrir, et non pas le sens actuel de créer une idée ou une chose.
Le péché originel ne se connaît pas par la raison, et a fortiori il ne se démontre pas par la raison. C’est une idée que la révélation apporte à l’homme, qu’il n’aurait certainement jamais trouvée par sa raison, mais qui lui permet de concilier les contrariétés qui entrent dans sa nature. C’est en ce sens que la folie apparente du christianisme est une véritable sagesse : elle permet à la pensée de résoudre les contradictions de la nature qui empêchent l’homme de se comprendre lui-même, et de rompre ainsi le cercle vicieux résumé dans le fragment Contrariétés 13 (Laf. 130, Sel. 163) :
S’il se vante je l’abaisse.
S’il s’abaisse je le vante.
Et le contredis toujours
Jusqu’à ce qu’il comprenne
Qu’il est un monstre incompréhensible.