Pensées diverses III – Fragment n° 7 / 85 – Papier original : RO 441-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 115 p. 367 / C2 : p. 323-323 v°
Éditions de Port-Royal : Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janvier 1670 p. 326 / 1678 n° 10 p. 321
Éditions savantes : Faugère II, 230, XXII / Havet VII.8 / Brunschvicg 833 / Tourneur p. 96 / Le Guern 548 / Lafuma 648 (série XXV) / Sellier 533
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Bibliographie ✍
GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Vrin, Paris, 1986. JOUSLIN Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007, 2 vol. LIVET Pierre, “Raisonner sur des cas”, in BOARINI Serge (dir.), La casuistique classique : genèse, formes, devenir, Presses Universitaires de Saint-Etienne, 2009, p. 173-186. NORMAN Buford, “L’idée de règle chez Pascal”, Méthodes chez Pascal, Paris, P.U.F., 1979, p. 87-100. SHIOKAWA Tetsuya, Pascal et les miracles, Nizet, Paris, 1977.
OC III, éd. Jean MESNARD, contient les documents relatifs au miracle de la sainte Épine. |
✧ Éclaircissements
♦ Existe-t-il un rapport entre les deux parties de ce texte ?
Il existe un fragment qui traite à la fois du fragment, et de la volubilité de l’esprit humain quand il s’agit de trouver un biais pour ne pas y croire.
Laf. 574, Sel. 477. Un miracle, dit-on, affermirait ma créance, on le dit quand on ne le voit pas. Les raisons qui, étant vues de loin, paraissent borner notre vue, mais quand on y est arrivé on commence à voir encore au-delà. Rien n’arrête la volubilité de notre esprit. Il n’y a point, dit-on, de règle qui n’ait quelque exception ni de vérité si générale qui n’ait quelque face par où elle manque. Il suffit qu’elle ne soit pas absolument universelle pour nous donner sujet d’appliquer l’exception au sujet présent, et de dire, cela n’est pas toujours vrai, donc il y a des cas où cela n’est pas. Il ne reste plus qu’à montrer que celui-ci en est et c’est à quoi on est bien maladroit ou bien malheureux si on ne trouve quelque jour.
Miracles.
Le peuple conclut cela de soi‑même, mais s’il vous en faut donner la raison...
La formule pourrait convenir à une réponse à un demi-habile, à qui il faut expliquer ce que le peuple comprend sans difficulté. Il manque apparemment la fin de la phrase, qui permettrait de savoir de quoi il est question. Mais la tournure correspond bien à une expression polémique : Pascal reproche à un interlocuteur d’avoir besoin de se faire expliquer ce que le peuple comprend immédiatement. Le procédé rhétorique répond à la gradation du fragment Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124). Raison des effets. Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance, les demi-habiles les méprisent disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple mais par la pensée de derrière. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne, mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre selon qu’on a de lumière.
Pascal note le mouvement rhétorique, mais non l’argument lui-même.
Le titre Miracles donne à penser que ces lignes sont postérieures au miracle de la Sainte Épine, et font partie des notes que Pascal a prises pour le défendre contre les polémistes jésuites. Pour suivre la succession des événements, on peut recourir au livre de Jouslin Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007, 2 vol., 407 sq., 464 sq., et p. 569 sq. Voir aussi Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, Nizet, Paris, 1977.
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Vrin, Paris, 1986. ✍
Le dossier des pièces relatives au miracle de la sainte Épine a été publié avec une note dans OC III, p. 800 sq. Celui de l’information sur le miracle est fourni p. 891 sq. On trouve dans OC III, éd. J. Mesnard, p. 809, une bibliographie substantielle du miracle de la sainte Épine.
Avant même que le miracle soit officiellement reconnu, la dévotion mondaine et populaire allait à reconnaître la réalité du miracle, et sa signification en faveur de Port-Royal. Le peuple, dans sa simplicité, reconnaît un vrai miracle quand il en voit un comme celui qui s’est produit à Port-Royal. Voir ce qu’en dit Jouslin Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales de Pascal, p. 408.
Le parti jésuite a soutenu d’abord que le miracle de la Sainte Épine n’était pas un vrai miracle. Voir Le Maître Antoine ou Pontchâteau (?), Réponse à un écrit publié sur le sujet des miracles qu’il a plu à Dieu de faire à Port-Royal depuis quelques temps par une sainte Épine de la couronne de Notre Seigneur, Paris, fin septembre 1656, p. 6. On a voulu dire que la guérison de Marguerite Périer n’était pas réelle, que c’était une fourbe, que la malade n’était pas guérie, qu’on produisait sa sœur aînée à sa place, que la maladie guérie sur l’œil était passée aux parties nobles du corps et que la malade était à quia ; à quoi les médecins ont répondu à chaque fois.
Les médecins ont en effet déposé le 14 avril 1656 ; voir OC III, éd. J. Mesnard, p. 981 ; et Racine Jean, Abrégé de l’histoire de Port-Royal, éd. J. Lesaulnier, Paris, Champion, 2012, p. 155.
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, p. 140. Nature de l’intervention respective de chaque chirurgien.
La question est alors de savoir si le miracle de la Sainte Épine est ou non un vrai miracle.
Mais le miracle ayant été officiellement reconnu en octobre 1656, le parti jésuite a trouvé une autre position pour le récuser, en soutenant qu’il était destiné à avertir les religieuses de Port-Royal de rejoindre l’orthodoxie catholique au lieu de s’enfoncer dans l’hérésie. Le débat porte alors non plus sur la réalité du miracle, mais sur sa signification, savoir s’il est destiné à garantir la sainteté des religieuses de Port-Royal, ou au contraire, comme l’ont soutenu le P. Annat et ses confrères, pour les pousser à renoncer au « jansénisme ». Il ne s’agit plus d’une question de fait, mais d’une question théorique, qui enferme une doctrine générale du miracle.
La question est traitée de manière très claire par Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 89-116, qui marque sur quels points la polémique s’est déplacée à partir du moment où le P. François Annat a publié son Rabat-joie des Jansénistes ou observations nécessaires sur ce qu’on dit être arrivé au Port-Royal au sujet de la Sainte Épine par un Docteur de l’Église catholique, slnd (23 août 1656).
Port-Royal a répondu par l’ouvrage attribué à Antoine Le Maître, Réponse à un écrit publié sur le sujet des miracles qu’il a plu à Dieu de faire à Port-Royal depuis quelques temps par une sainte Épine de la couronne de Notre Seigneur, Paris, fin septembre 1656.
Pascal dit que, dans sa naïveté et son bon sens, le peuple voit immédiatement que la guérison opérée par la sainte Épine est un vrai miracle, et que ce miracle est destiné à montrer de quel côté est la vérité dans les controverses sur la grâce.
Cependant le peuple n’est pas en mesure de connaître la raison des effets. Il faut que des personnes plus savantes dans la doctrine montrent qu’il ne se trompe pas. On trouve dans la liasse Conclusion une argumentation du même ordre, appliquée à la vérité de la religion chrétienne en général.
Conclusion 6 (Laf. 382, Sel. 414). Ceux que nous voyons chrétiens sans la connaissance des prophéties et des preuves ne laissent pas d’en juger aussi bien que ceux qui ont cette connaissance. Ils en jugent par le cœur comme les autres en jugent par l’esprit. C’est Dieu lui-même qui les incline à croire et ainsi ils sont très efficacement persuadés. [...] J’avoue bien qu’un de ces chrétiens qui croient sans preuves n’aura peut-être pas de quoi convaincre un infidèle, qui en dira autant de soi, mais ceux qui savent les preuves de la religion prouveront sans difficulté que ce fidèle est véritablement inspiré de Dieu, quoiqu’il ne peut le prouver lui-même.
C’est pourquoi Pascal écrit qu’il faut démontrer, contre les polémistes jésuites, qu’il est nécessaire de montrer pourquoi le peuple, malgré sa naïveté, a raison de croire au miracle.
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Il est fâcheux d’être dans l’exception de la règle. Il faut même être sévère et contraire à l’exception, mais néanmoins comme il est certain qu’il y a des exceptions de la règle il en faut juger sévèrement, mais justement.
Cette note paraît liée aux problèmes que Pascal a dû traiter sur la casuistique, dans les Provinciales.
Le raisonnement est le suivant. La règle impose qu’on lui obéisse. Il faut donc être sévère à l’égard de ceux qui ne la respectent pas et se trouvent en exception. Mais toute règle a ses exceptions. Par conséquent, tout en demeurant sévère à l’égard de ceux qui font exception, il faut être juste, c’est-à-dire voir si l’exception n’est pas une de ces exceptions légitimes ou naturelles.
Sur la notion de règle, voir Norman Buford, “L’idée de règle chez Pascal”, Méthodes chez Pascal, p. 87-100.
Lalande André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, art. Règle, donne pour définition « formule indiquant ou prescrivant ce qui doit être fait dans un cas déterminé : précepte moral ou logique, formule donnant un procédé de calcul, conditions admises comme obligatoires dans un genre artistique. « Il est important de bien conserver à ce mot son sens prescriptif où il ne peut être remplacé par aucun autre ». Le mot règle enferme donc l’idée de nécessité à laquelle il est impératif de se conformer pour obtenir un résultat recherché.
Dans la théorie ou la science, règle peut avoir des sens assez différents.
Elle peut servir à trouver un résultat particulier. Dans OC II, p. 1271, J. Mesnard traduit par règle le mot canon. Voir le Potestatum numericarum summa, où il donne d’abord un canon qui « permet d’obtenir la somme d’une progression arithmétique naturelle commençant par un nombre quelconque » (OC II, éd. J. Mesnard, p. 1270). Après quoi il passe à la « quantité continue » et propose 1. un canon generalis ad progressionem naturalem quae ab unitate sumit exordium, c’est-à-dire une règle générale, puis 2. des canones ad naturalem progressionem quae ab unitate sumit exordium, qui s’appliquent aux sommes de puissances particulières, et conduisent à des rapports numériques particuliers :
« La somme de plusieurs lignes est au carré de la plus grande comme 1 à 2.
La somme de leurs carrés est au cube de la plus grande comme 1 à 3.
La somme de leurs cubes est au 4e degré de la plus grande comme 1 à 4. »
Il s’agit bien de donner une procédure pour obtenir le résultat particulier d’un rapport, au terme d’une opération arithmétique. Ce sens du mot règle est proche de celui que revêt le mot algorithme pour nous.
En physique, dans L’équilibre des liqueurs, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1046, Pascal fournit une règle pour évaluer la force qu’exerce un piston sur les parties d’un vaisseau plein d’eau : « chaque partie large d’un pouce, comme l’ouverture, souffre autant que si elle était poussée par le poids d’une livre [...], parce que le poids d’une livre presse le piston qui est à l’ouverture, et chaque portion du vaisseau plus ou moins grande souffre précisément plus ou moins à proportion de sa grandeur ».
Il arrive que ce mot prenne un sens plus abstrait.
Dans la lettre au P. Noël, OC II, éd. J. Mesnard, p. 525, Pascal l’emploie pour désigner un principe naturel fondamental auquel obéissent toutes les lois physiques, censées être conformes, comme la proportionnalité de la grandeur d’un corps et des effets qu’il induit, que l’on ne saurait transgresser sans tomber dans des erreurs : « puisque toutes les parties de cet air intérieur et extérieur », savoir de l’air à l’intérieur et à l’extérieur d’un tube, sont censées selon le P. Noël avoir une « qualité attractive, il est constant, par toutes les règles de la mécanique, que leur quantité, augmentée à même mesure que l’espace, doit nécessairement augmenter leur effet, comme une grande éponge pressée attire plus d’eau qu’une petite ». D’où se tirent des conclusions qui vont contre les théories du P. Noël.
Le mot désigne parfois des indications techniques que doit suivre un artiste ou un artisan dans un art. On parle des règles de la tragédie, qui sont des préceptes particuliers censés permettre de composer de bonnes pièces. Il en va de même d’un talon de soulier, par exemple, que l’artisan produit en appliquant des procédés techniques qu’il connaît (Voir Vanité 22 - Laf. 35, Sel. 69).
Dans le domaine de l’action, règle désigne une norme, loi ou commandement, selon que cette nécessité est imposée par la société ou par un individu, qui permet de choisir une conduite et d’en exclure d’autres.
La règle peut être une norme imposée par l’habitude ou la coutume d’un groupe social. Cette norme peut être imposée concrètement par une autorité supérieure, comme l’Église ou le pouvoir politique. Auquel cas il s’agit de lois.
Raisons des effets 5 (Laf. 86, Sel. 120). Veri juris. Nousn’en avons plus. Si nous en avions nous ne prendrions pas pour règle de justice de suivre les mœurs de son pays. C’est là que ne pouvant trouver le juste on a trouvé le fort, etc. Règle désigne ici un principe général (suivre les mœurs de son pays) qui permet de choisir une conduite pratique.
Fausseté 9 (Laf. 211, Sel. 244). On a fondé et tiré de la concupiscence des règles admirables de police, de morale, et de justice. Mais dans le fond, ce vilain fond de l’homme, ce figmentum malum n’est que couvert. Il n’est pas ôté.
Pascal emploie règle dans le même sens pour désigner le critère qui permet d’acquérir des idées :
Règle de la créance 1 (Laf. 505, Sel. 672). L’autorité. Tant s’en faut que d’avoir ouï dire une chose soit la règle de votre créance, que vous ne devez rien croire sans vous mettre en l’état comme si jamais vous ne l’aviez ouï. C’est le consentement de vous à vous-même et la voix constante de votre raison et non des autres qui vous doit faire croire.
Une règle peut avoir été imposée par une personne qui se trouve en état de commander. Il y a enfin des règles que l’on accepte de soi-même. Dans ce cas, les classiques emploient souvent le mot maxime.
Dans ces différents cas, l’idée du résultat à obtenir n’est pas aussi marquée que dans les précédents. On peut dire cependant que la règle sociale, par exemple celle qui consiste à ne pas tuer ni voler a pour but de vivre en harmonie avec les membres du même groupe social.
Une règle doit être constante, faute de quoi elle ne remplit pas son office :
Laf. 530, Sel. 455. Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. Mais la fantaisie est semblable et contraire au sentiment ; de sorte qu’on ne peut distinguer entre ces contraires. L’un dit que mon sentiment est fantaisie, l’autre que sa fantaisie est sentiment. Il faudrait avoir une règle. La raison s’offre mais elle est ployable à tous sens. Et ainsi il n’y en a point.
Dans la cinquième Provinciale, éd. Cognet et Ferreyrolles, Garnier, p. 78, Pascal proteste contre l’idée que la règle doive être soumise à la volonté, toujours variable et diverse, de ceux qui doivent au contraire lui obéir, « comme si c’était à la règle à se fléchir pour convenir au sujet qui doit lui être conforme », au lieu que « la loi du Seigneur, qui est sans tache et toute sainte, est celle qui doit convertir les âmes ».
La question des exceptions qui doivent être apportées à la règle dans le domaine moral et social relève de la casuistique. Les Provinciales en traitent en plusieurs endroits.
Sur les raisonnements qui traitent des exceptions, voir Livet Pierre, “Raisonner sur des cas”, in Boarini Serge, La casuistique classique : genèse, formes, devenir, p. 173-186, particulièrement la section de la p. 177 sq.
Pascal dit dans plusieurs fragments qu’il ne connaît pas de domaine où la règle ne souffre pas d’exception.
On l’observe dans les phénomènes naturels. Voir Laf. 660, Sel. 544. Spongia Solis. Quand nous voyons un effet arriver toujours de même nous en concluons une nécessité naturelle, comme qu’il sera demain jour, etc. mais souvent la nature nous dément et ne s’assujettit pas à ses propres règles. C’est vrai aussi dans les arts. Voir Laf. 515, Sel. 452. Quand dans un discours se trouvent des mots répétés et qu’essayant de les corriger on les trouve si propres qu’on gâterait le discours il les faut laisser, c’en est la marque. Et c’est là la part de l’envie qui est aveugle et qui ne sait pas que cette répétition n’est pas faute en cet endroit, car il n’y a point de règle générale.
Il admet la légitimité de ces exceptions.
Par définition, l’exception déroge à la règle. Elle suppose qu’un cas ou plusieurs particuliers ajoutent des conditions qui n’y sont pas contenues, et conduisent à former une règle qui complète la principale. Elle peut correspondre à une suspension justifiée de la règle, comme c’est le cas du droit à la légitime défense. Pascal envisage un tel cas dans la Provinciale XIV, éd. Cognet et Ferreyrolles, p. 256-258, sur l’exemple du droit de l’homicide, qui montre clairement comment il conçoit en général le rapport de la règle et de l’exception.
Pascal part du commandement qui interdit aux hommes de commettre un homicide : « ce commandement a été imposé aux hommes dans tous les temps : l’Évangile a confirmé celui de la Loi ; et le décalogue n’a fait que renouveler celui que les hommes avaient reçu de Dieu avant la loi en la personne de Noé, dont tous les hommes devaient naître. Car dans ce renouvellement du monde, Dieu dit à ce patriarche : Je demanderai compte aux hommes de la vie des hommes et au frère de la vie de son frère. Quiconque versera le sang humain, son sang sera répandu, parce que l’homme est créé à l’image de Dieu.
Cette défense générale ôte aux hommes tout pouvoir sur la vie des hommes. Et Dieu se l’est tellement réservé à lui seul, que selon la vérité chrétienne, opposée en cela aux fausses maximes du paganisme, l’homme n’a pas même pouvoir sur sa propre vie ».
C’est en ce sens que Pascal entend qu’il faut être sévère et contraire à l’exception.
La Provinciale XIV introduit alors une considération particulière, celle de la conservation de l’ordre social :
« Mais parce qu’il a plu à sa providence de conserver les sociétés des hommes, et de punir les méchants qui les troublent, il a établi lui-même des lois pour ôter la vie aux criminels : et ainsi ces meurtres, qui seraient des attentats punissables sans son ordre, deviennent des punitions louables par son ordre, hors duquel il n’y a rien que d’injuste. C’est ce que S. Augustin a représenté admirablement au I. l. de la Cité de Dieu, ch. 21. Dieu, dit-il, a fait lui-même quelques exceptions à cette défense générale de tuer, soit par les lois qu’il a établies pour faire mourir les criminels, soit par les ordres particuliers qu’il a donnés quelquefois pour faire mourir quelques personnes. Et quand on tue en ces cas-là, ce n’est pas l’homme qui tue, mais Dieu, dont l’homme n’est que l’instrument, comme une épée entre les mains de celui qui s’en sert. Mais si on excepte ces cas, quiconque tue se rend coupable d’homicide. » L’exception faite à la loi qui interdit l’homicide n’est donc pas contraire à la loi de Dieu, puisqu’elle est elle-même partie de la loi divine.
De ce principe découle une application faite aux souverains qui représentent l’autorité de Dieu parmi les hommes.
« Il est donc certain, mes Pères, que Dieu seul a le droit d’ôter la vie, et que néanmoins ayant établi des lois pour faire mourir les criminels, il a rendu les Rois ou les Républiques dépositaires de ce pouvoir. Et c’est ce que S. Paul nous apprend, lorsque parlant du droit que les souverains ont de faire mourir les hommes, il le fait descendre du ciel en disant Que ce n’est pas en vain qu’ils portent l’épée, parce qu’ils sont ministres de Dieu pour exécuter ses vengeances contre les coupables. »
Cependant, cette exception même doit être jugée sévèrement et justement :
« Mais comme c’est Dieu qui leur a donné ce droit, il les oblige à l’exercer ainsi qu’il le ferait lui-même, c’est-à-dire avec justice, selon cette parole de S. Paul au même lieu : Les princes ne sont pas établis pour se rendre terribles aux bons, mais aux méchants. Qui veut n’avoir point sujet de redouter leur puissance n’a qu’à bien faire ; car ils sont ministres de Dieu pour le bien. »
Ce qui entraîne des clauses qui imposent au pouvoir des souverains, qui sont hommes et faillibles, des limites modératrices : on a dû « établir dans leurs États des juges auxquels ils ont communiqué ce pouvoir, afin que cette autorité que Dieu leur a donnée ne soit employée que pour la fin pour laquelle ils l’ont reçue ».
La synthèse intègre l’exception dans la règle : « Concevez donc, mes Pères, que, pour être exempts d’homicide, il faut agir tout ensemble et par l’autorité de Dieu, et selon la justice de Dieu ; et que, si des deux conditions ne sont jointes, on pèche, soit en tuant avec son autorité, mais sans justice ; soit en tuant avec justice, mais sans son autorité. De la nécessité de cette union il arrive, selon S. Augustin, que celui qui, sans autorité tue un criminel, se rend criminel lui-même, par cette raison principale qu’il usurpe une autorité que Dieu ne lui a pas donnée ; et les juges au contraire qui ont cette autorité, sont néanmoins homicides, s’ils font mourir un innocent contre les lois qu’ils doivent suivre ».
Pascal récuse les cas où l’exception se substitue à la règle initiale, la transformant elle-même en exception. Poussé à l’extrême, cela aboutit à supprimer la règle, même comme exception.
Laf. 727, Sel. 608. Ils [sc. les casuistes et les jésuites] font de l’exception la règle. Les anciens ont donné l’absolution avant la pénitence ? Faites-le en esprit d’exception. Mais de l’exception vous faites une règle sans exception ; en sorte que vous ne voulez plus même que la règle soit en exception.
C’est ce que font les casuistes. Pascal reproche aux casuistes corrompus de détruire non pas les lois, mais le fondement des lois, ce qui détruit les notions mêmes de règle et d’exception.
Voir le Factum pour les curés de Paris, § 3, in Les Provinciales, éd. Cognet et Ferreyrolles, Garnier, p. 405. « Ce qu’il y a de plus pernicieux dans ces nouvelles morales, est qu’elles ne vont pas seulement à corrompre les mœurs, mais à corrompre la règle des mœurs ; ce qui est d’une importance tout autrement considérable. Car c’est un mal bien moins dangereux et bien moins général d’introduire des dérèglements, en laissant subsister les lois qui les défendent, que de pervertir les lois et de justifier les dérèglements... »
Laf. 679, Sel. 558. Prov. Ceux qui aiment l’Église se plaignent de voir corrompre les mœurs ; mais au moins les lois subsistent. Mais ceux-ci corrompent les lois : le modèle est gâté.
On trouve dans les notes de Nicole des réflexions sur le sujet des lois et des exceptions, qui tendent à montrer que ce n’est pas parce que les lois ne mentionnent pas toutes les exceptions que les casuistes ont le droit d’en apporter sans aucun fondement sérieux. Voir Wendrock, Lettres Provinciales, II, Note sur la quatorzième lettre, Dissertation théologique sur l’homicide, Section première, § IV, IIe conséquence, éd. de 1700, p. 309. Quand on apporte une loi générale, on n’est point obligé d’en apporter de spéciales contre les exceptions particulières, puisqu’elles sont censées être toutes comprises dans la loi générale, dès qu’elles n’ont pas été exceptées expressément par le législateur. Il suffit donc de citer la règle : vous ne tuerez pas. C’est à l’appui des exceptions qu’il faut des garants. Voir p. 304-305 : Dieu donne une loi générale ; les Jésuites l’éludent en y ajoutant la clause « sans cause légitime ». Ce qui laisse le jugement de la légitimité de la clause à la seule raison.