Pensées diverses V – Fragment n° 6 / 7 – Papier original : RO 206-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 172 p. 403 v° à 405 v° / C2 : p. 379 à 381
Éditions de Port-Royal :
Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 288-289 / 1678 n° 41 p. 286
Chap. XX - On ne connaît Dieu utilement que par Jésus-Christ : 1669 et janvier 1670 p. 150-153 / 1678 n° 1 p. 148-151
Éditions savantes : Faugère II, 27 ; II, 113, I / Havet VI.33, XXII.2 / Michaut 446 et 447 / Brunschvicg 62 et 242 / Tourneur p. 123-1 / Le Guern 653 / Lafuma 780 et 781 (série XXVII) / Sellier 644
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✧ Éclaircissements
Sommaire
Analyse du texte intitulé Préface de la première partie. Analyse du texte intitulé Préface de la seconde partie.
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Préface de la première partie.
Sellier Philippe, “Une préface « retrouvée » de l’Apologie”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., p. 157-170. ✍
Pascal comptait s’expliquer en commençant sur l’ordre à suivre dans son ouvrage. Ces deux projets de préface montrent à quel point se trompent les commentateurs qui voient en Pascal un esprit composant dans une sorte de fureur ou d’exaltation préromantique, ou frappé par l’impuissance de trouver un ordre d’exposition. En fait, non seulement le premier de ses soucis est le choix d’un ordre adéquat, mais le plus souvent, il expose en commençant les raisons qui justifient le choix de son ordre. Il procède ainsi dans certains des écrits antérieurs comme les Provinciales XI et XV, le Traité de la prédestination (Écrits sur la grâce), mais aussi dans les écrits scientifiques comme la Lettre à Carcavy dans les traités sur la roulette ou le premier chapitre de La pesanteur de la masse de l’air. Même lorsqu’il commence en produisant un effet de surprise par l’affirmation d’un principe nouveau, comme dans L’équilibre des liqueurs, il veille à ce que la perspective de l’argumentation soit clairement visible.
Dans ce texte, Pascal dessine l’organisation d’ensemble de son projet d’ouvrage sur la religion chrétienne. Il prévoit une structure en deux parties, précédée chacune d’une préface dont il indique sommairement le contenu. Il prend donc du recul par rapport à son argumentation proprement dite, et se situe pour ainsi dire dans le métadiscours de son argumentation. Voir sur ce point Suematsu Hisashi, “Les Pensées et le métatexte : essai sur le symptôme de l’écriture inachevée”, Équinoxe, Revue internationale d’études françaises, 1, 1987, p. 27-53.
Cependant si le texte confirme l’intention de Pascal de composer un livre bipartite, les deux Préfaces ne donnent pas de renseignement précis sur le contenu des parties elles-mêmes. Il esquisse aussi des rapports de contrastes et de correspondances qui marqueront la structure de l’ouvrage.
Le présent texte porte principalement sur l’ethos de l’écrivain et sur les fautes de méthode que certains auteurs ont commises.
Comme l’indique Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, p. 62, ce texte est la partie négative d’un ensemble positif constitué par la liasse Excellence de cette manière de prouver Dieu. Pascal récuse les mauvaises méthodes pour éclaircir celle qu’il compte suivre.
Le souci de l’ordre est présent dès les fragments qui composent la liasse Ordre.
Première partie : Misère de l’homme sans Dieu.
Deuxième partie : Félicité de l’homme avec Dieu.
Autrement
Première partie : Que la nature est corrompue, par la nature même.
Deuxième partie : Qu’il y a un Réparateur, par l’Écriture.
Chaque partie devait s’ouvrir sur une préface, dont la substance est indiquée par la distinction « Connaissance de l’homme » et « Connaissance de Dieu » : voir la liasse Transition.
Parler de ceux qui ont traité de la connaissance de soi‑même ;
Ouvrir une apologie de la religion sur les auteurs qui ont traité de la connaissance de soi-même peut apparaître au lecteur comme une forme de translatio quaestionis quelque peu sophistique, surtout lorsqu’il est question d’un individu comme Montaigne, dont les Essais soulignent constamment l’originalité. On attendrait plutôt des considérations sur l’homme en général. Mais Pascal a bien compris, comme le dira Voltaire dans la XXVe Lettre philosophique, qu’en se peignant « naïvement comme il a fait, [Montaigne] a peint la nature humaine ».
La Préface de la seconde partie présente un paradoxe semblable : il s’agit encore de parler de ceux qui ont traité une certaine matière, en l’occurrence Dieu. Dans les deux cas, il s’agit de montrer que les prédécesseurs de Pascal se sont trompés dans leur manière d’aborder le problème, à la fois sur le style et sur les fondements théoriques, non par accident, mais par système. Pour les moralistes, c’est en cherchant à parler de soi, et pour les apologistes, c’est à parler de Dieu par la nature. Dans un cas, c’est de la sottise, dans l’autre, une hardiesse maladroite.
Pascal invoque deux auteurs qui ne sont pas en odeur de sainteté parmi les dévots, Charron dont la Sagesse a été vivement attaquée par Mersenne et Garasse, et Montaigne qui ne plaisait guère aux jansénistes. Ce n’est cependant pas sur leur scepticisme qu’il les reprend, mais sur leur rhétorique. Montaigne et Charron représentent deux excès contraires : Charron accumule les divisions au point de susciter l’ennui, et Montaigne pousse la variété à tel point qu’il sombre dans la confusion. Mais Pascal ne précise pas encore clairement quelle voie constituera le milieu par lequel il conciliera l’ordre et la variété.
Pascal ne met pas en cause la justesse de la manière dont Montaigne a parlé de soi. Voir Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007, p. 172 sq.
des divisions de Charron qui attristent et ennuient ;
Le premier livre de La sagesse de Charron a pour sous-titre Qui est de la connaissance de soi et de l’humaine condition.
Le reproche d’ennuyer et d’attrister le lecteur est en addition ; de manière analogue, le reproche que Pascal adresse à Montaigne de mal faire volontairement se trouve aussi en addition. Pascal précise là deux aspects d’une idée unique : ces auteurs manquent au véritable art de persuader.
La technique rhétorique de la division a fait l’objet d’analyses dès l’Antiquité.
Sur la division platonicienne, voir Platon, Phèdre, 265-266, in Œuvres complètes, II, éd. Robin, Pléiade, Paris, Gallimard, 1950, p. 62. Méthode dichotomique consistant à fendre une essence unique en deux, selon les espèces, en suivant les articulations naturelles. Voir aussi Platon, Le sophiste, 218-219, Œuvres, II, éd. Robin, p. 260 sq., la division du pêcheur à la ligne : p. 261 sq., et 221 sq., le résumé de la méthode de division et son application au sophiste : p. 264 sq.
Aristote, Analytiques I, I 31, éd. Tricot, Paris, Vrin, 1971, p. 159 sq. Voir la note 1 sur la διαίρεσις platonicienne. La division par dichotomie consiste pour Platon à diviser les genres en espèces par leurs différences opposées, de façon à expliquer les relations entre les idées. On part d’une idée comme composée et par une division méthodique et exhaustive, on reconstruit rationnellement le réel. Cette marche synthétique s’opère à l’aide de dichotomies successives, et par éliminations renouvelées aboutit à une définition ou à une classification. Aristote reproche à cette méthode de ne pas établir une liaison analytique entre les notions, et de ne pas s’attacher à la découverte du moyen terme, si bien que la conclusion ne présente aucun caractère de nécessité.
En revanche, certains auteurs bien connus de Pascal considèrent la division comme un outil intellectuel efficace.
Stevin Simon, Le premier livre de la géographie, in Les Œuvres mathématiques de Simon Stevin de Bruges, où sont insérées les Mémoires mathématiques. Revu, corrigé et augmenté par Albert Girard Samielois, mathématicien, Elzevier, Leyde, 1634, p. 126 sq. De la dichotomie. La dichotomie était en usage au « siècle sage ». Elle permet d’expliquer « avec grande certitude toutes les parties d’un tout, ou les espèces d’un genre que l’on veut décrire ». La dichotomie est la plus nette et plus compréhensible ; la trisection, comme les autres sortes de divisions, se ramène à la dichotomie. On doit prendre la précaution que la division soit dans l’esprit et non dans la lettre, autrement dit qu’on n’y ajoute pas de fausses fenêtres : « Aussi il advient que d’aucun écrivent des définitions, et propositions seulement pour parfaire la dichotomie, combien qu’elles soient inutiles à l’affaire, même cela ne semble être nécessaire : puisque la matière n’est pas écrite, afin qu’il y ait une dichotomie, mais on a égard à la dichotomie, à celle fin de parvenir en une description méthodique de la matière. Tellement que si quelqu’un pour parfaire la dichotomie y aurait colloqué des choses inutiles ou connues, l’on pourrait dire là-dessus par bonne raison, que les mêmes n’étant nécessaires, ni inconnues, n’auront besoin d’être écrites, ni déclarées conséquemment ».
Descartes, Discours, II, AT VI, p. 18, Alquié I, p. 586, tient pour règle de diviser chacune des difficultés, en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre. Dans la Géométrie, Livre I, AT. VI, p. 374, § 2, il recommande de se servir de toutes les divisions possibles pour trouver les plus simples termes.
Voir Kibedi-Varga Aron, Rhétorique et littérature, Paris, Didier, 1970, p. 69. La division donne leur force aux raisons.
Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La Logique ou l’art de penser, II, XI (éd. de 1664), éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2014, p. 285-291. Sur la division, « partage d’un tout en ce qu’il contient », et ses règles. On distingue
1. pour le tout composé de parties réellement distinctes, en latin totum, dont les parties sont dites parties intégrantes, la division s’appelle proprement partition ;
2. pour le tout dit en latin omne, qui est un terme commun et qui a des parties subjectives ou inférieures comprises dans son étendue, on parle de division proprement dite. Dans cette seconde division, on distingue quatre formes :
. la division du genre en espèces : toute substance est corps ou esprit
. la division du genre par ses différences : tout animal est raisonnable ou privé de raison
. la division d’un sujet commun en accidents dont il est capable : tout astre est lumineux par soi-même ou par réflexion
. la division d’un accident en ses divers sujets : les biens se divisent en biens de l’esprit et biens du corps.
Busson Henri, La pensée religieuse française de Charron à Pascal, Paris, Vrin, 1933, p. 565 sq. Charron est pris comme type des apologistes scolastiques procédant par enchaînement de syllogismes, divisions, etc.
Pascal s’en prend pourtant aux divisions de Charron, comme celle dont on trouve un exemple dans De la sagesse, I, ch. XLI sq. Divisions des caractères humains
selon la diverse assiette du monde
selon la subtilité des esprits et la capacité des hommes
selon les états, degrés, charges, etc.
Cela donne lieu à des tableaux contenant des divisions qui vont s’affinant, selon les conditions (mariage, parents et enfants, seigneurs et esclaves, maîtres et serviteurs). Voir aussi les professions et conditions de la vie, les distinctions des faveurs et défaveurs de la nature et de la fortune. Ce que Pascal reproche aux divisions de Charron, c’est sans doute leur caractère cumulatif et leur confusion, qui ne contribuent guère à éclaircir les idées : au fond, quoique pour des raisons différentes, le reproche de confusion est commun à Montaigne et à Charron.
Sabrié Jean-Baptiste, De l’humanisme au rationalisme. Pierre Charron (1541-1603). L’homme, l’œuvre et l’influence, Paris, Alcan, 1913. Charron connaît les techniques du prêche scolastique : prêcher « par étymologies et distinctions du nom et de la chose, définitions, divisions, subdivisions, causes, effets, accidents ». Il ne juge pas cette méthode bonne pour la chaire, mais pour l’enseignement des écoliers : p. 173-174. En revanche, la structure de ses sermons est toujours solide, mais lourde et chargée : p. 179. Voir sur Charron la critique de la scolastique, p. 297 sq.
Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, p. 254 sq. En même temps que Charron, Pascal critique Descartes, comme l’atteste cette occurrence du mot méthode, unique dans les Pensées. Critique du précepte cartésien de la division et de celui de la conduite des pensées par ordre en commençant par les plus simples : p. 129-130.
Thirouin Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, p. 59 sq. Le refus des divisions va contre le deuxième principe de la méthode de Descartes, « diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre ».
Pourtant Pascal est loin de récuser toujours la technique de la division. Il en use dans certains textes, comme dans le Scolie de la Generatio conisectionum dans lequel il définit les différentes sections coniques, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1110-1111. « Un plan et une surface conique peuvent se rencontrer en six manières. Ou bien le plan rencontrera la surface conique au seul point sommet : la conique est alors un point ; ou bien le plan passe par le sommet et touche la surface conique suivant une des verticales : une telle conique est une ligne droite ; ou bien il passe par le sommet et partage la surface entière en deux parties égales : une telle conique est un angle rectiligne ; ou bien il ne passe pas par le sommet et n’est parallèle à aucune des verticales : une telle conique est une antobole, car elle revient sur elle-même ; ou bien, de nouveau, il ne passe pas par le sommet et est parallèle à une seule des verticales : une telle conique se nommera parabole ; ou bien il ne passe pas encore par le sommet et est parallèle à deux des verticales, et cette section se nommera hyperbole. Il y a donc six espèces de coniques : le point, la ligne droite, l’angle rectiligne, l’antobole, la parabole, l’hyperbole. »
On peut aussi mentionner la liste des chapitres de L’équilibre des liqueurs, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1051-1058, ordonnés selon des divisions successives :
IV. De l’équilibre d’une liqueur avec un corps solide
V. Des corps qui sont tout enfoncés dans l’eau
VI. Des corps compressibles qui sont dans l’eau
VII. Des animaux qui sont dans l’eau.
Un texte comme la XIe Provinciale repose entièrement sur une dichotomie ; voir éd. Cognet, Garnier, p. 195 : « En vérité, mes Pères, il y a bien de la différence entre rire de la religion, et rire de ceux qui la profanent par leurs opinions extravagantes. Ce serait une impiété de manquer de respect pour les vérités que l’esprit de Dieu a révélées : mais ce serait une autre impiété de manquer de mépris pour les faussetés que l’esprit de l’homme leur oppose ».
Laf. 684, Sel. 563. Ordre. La nature a mis toutes ses vérités chacune en soi-même. Notre art les renferme les unes dans les autres, mais cela n’est pas naturel. Chacune tient sa place.
Laf. 694, Sel. 573. Ordre. J’aurais bien pris ce discours d’ordre comme celui-ci, pour montrer la vanité de toutes sortes de conditions, montrer la vanité des vies communes, et puis la vanité des vies philosophiques, pyrrhoniennes, stoïques. Mais l’ordre n’y serait pas gardé. Je sais un peu ce que c’est, et combien peu de gens l’entendent. Nulle science humaine ne le peut garder. Saint Thomas ne l’a pas gardé. La mathématique le garde, mais elle est inutile en sa profondeur.
Laf. 683, Sel. 562. Ordre. Pourquoi prendrai-je plutôt à diviser ma morale en quatre qu’en six ? Pourquoi établirai-je plutôt la vertu en quatre, en deux, en un ? Pourquoi en abstine et sustine plutôt qu’en suivre nature ou faire ses affaires particulières sans injustice comme Platon, ou autre chose ? Mais voilà, direz-vous, tout renfermé en un mot. Oui, mais cela est inutile si on ne l’explique. Et quand on vient à l’expliquer, dès qu’on ouvre ce précepte qui contient tous les autres, ils en sortent en la première confusion que vous vouliez éviter. Ainsi quand ils sont tous renfermés en un, ils y sont cachés et inutiles comme en un coffre, et ne paraissent jamais qu’en leur confusion naturelle. La nature les a tous établis sans renfermer l’un en l’autre.
de la confusion de Montaigne, qu’il avait bien senti le défaut [d’une droite] méthode,
Le manuscrit porte du droit de méthode. Les Copies ne corrigent pas.
Sur le défaut d’une droite méthode, voir Thirouin Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, p. 53 sq. Nuance d’ironie dans la formule : la droite méthode constitue un défaut. Problème du sens du mot défaut : p. 55. Pascal loue Montaigne d’avoir compris les dangers d’une dispositio méthodique. Mais la « confusion » de Montaigne ne peut pas tenir lieu d’idéal rhétorique. Pascal lui reproche de demeurer court et désemparé au moment de traduire en acte son rejet de la méthode : p. 56. Le souci de ne pas ennuyer le lecteur, le refus de la méthode tient de l’indifférence à la vérité.
Sève Bernard, “Le « génie tout libre » de « l’incomparable auteur de l’Art de conférer »”, in Pascal a-t-il écrit les Pensées ?, p. 93-110. L’écriture de Montaigne est une « manière » libératrice pour la pensée : p. 95 sq. Le défaut de sauter de sujet en sujet : p. 96. Écrire ses pensées sans ordre et suivre le véritable ordre : p. 97. Ce que Montaigne a de bon, savoir l’esprit de finesse et l’art de persuader, ne peut être acquis que difficilement : p. 101.
qu’il l’évitait en sautant de sujet en sujet, qu’il cherchait le bon air.
En sautant de sujet en sujet : sur l’opposition de Montaigne avec la pensée systématique, voir Friedrich Hugo, Montaigne, Paris, Gallimard, 1968, p. 30, et p. 360 sur la liberté de composition.
Le bon air : air signifie, selon Furetière, manière d’agir, de parler, de vivre, soit en bonne, ou en mauvaise part. Il a bon air, bonne grâce à parler, à danser.
Thirouin Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, p. 57 sq. Le bon air s’attache plus à séduire qu’à progresser dans la connaissance de soi.
Pascal précise le fragment Laf. 532, Sel. 457 le domaine dans lequel il veut imiter Montaigne, comme c’est le cas dans Imagination, Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78), par exemple : Pyrr[honisme]. J’écrirai ici mes pensées sans ordre et non pas peut-être dans une confusion sans dessein. C’est le véritable ordre et qui marquera toujours mon objet par le désordre même. Je ferais trop d’honneur à mon sujet si je le traitais avec ordre puisque je veux montrer qu’il en est incapable. La même imitation, qui est justifiée lorsqu’il s’agit des mœurs et des opinions soumises au doute ne s’impose évidemment pas dans la partie qui touche les prophéties, les preuves historiques, la loi figurative et la perpétuité.
Le sot projet qu’il a de se peindre !
Sur le mot sottise, voir Laf. 768, Sel. 633.
Friedrich Hugo, Montaigne, p. 238 sq. La question de savoir si on peut se peindre, dans l’Antiquité, relève de la rhétorique ; la réponse est généralement négative ; parler de soi donne lieu au soupçon de vanité. La question est abordée par Plutarque, Comment on se peut louer soi-même sans encourir envie ni répréhension, in Œuvres morales et philosophiques, éd. Amyot, Claude Morel, 1518, f°. 138 v°-143 r°. Voir aussi Quintilien, Institution oratoire, IV, 1, éd. J. Cousin, t. 3, Paris, Belles Lettres, 1976, p. 33 et 192 : « L’orateur ne doit pas mettre moins de soin à éviter, dans cette partie, de se rendre suspect, et, pour cela, dans l’exorde, il ne faut pas du tout laisser s’étaler le travail de préparation, parce qu’alors tout l’art de l’orateur donne l’impression d’être dirigé contre le juge. Éviter cet étalage est en soi-même d’un très grand art ; c’est là d’ailleurs sans conteste un excellent conseil qui a été donné par tous les théoriciens, mais l’application varie, en quelque mesure, suivant les époques... »
Aristote, Rhétorique, III, 17, 1418 b, éd. A. Wartelle, Paris, Belles Lettres, 1973, p. 93. L’orateur ne peut parler de soi sans exciter l’envie ; il doit faire parler une autre personne. « En ce qui concerne le caractère moral, puisque l’orateur ne peut donner quelques détails sur lui-même sans exciter l’envie, ou paraître trop long, ou provoquer la contradiction, et puisque mal parler d’autrui est diffamatoire ou grossier, il doit faire parler une autre personne... »
Ce second reproche, qui touche à la matière des Essais, est distinct du précédent qui était d’ordre rhétorique. Mais le lien entre les deux aspects est assuré par l’esprit de liberté de Montaigne ; voir Fumaroli Marc, “Les Essais de Montaigne : l’éloquence du for intérieur”, in La diplomatie de l’esprit. De Montaigne à La Fontaine, p. 125-163.
Montaigne avertit dans son Avis au lecteur, « c’est moi que je peins ». On lit aussi dans les Essais, II, 6, De l’exercitation, éd. Balsamo et alii, p. 397. « Il y a plusieurs années que je n’ai que moi pour visée à mes pensées, et que je ne contrerolle et étudie que moi ; et si j’étudie autre chose, c’est pour soudain le coucher sur moi, ou en moi, pour mieux dire ». Puis : « la coutume a fait le parler de soi vicieux, et le prohibe obstinément en haine de la ventance qui semble toujours être attachée aux propres témoignages ». Montaigne compare cela à l’erreur qu’il y aurait à interdire le vin parce que certains s’enivrent.
Fumaroli Marc, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et “res literaria” de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Droz, Genève, 1980, p. 490. Montaigne et la première personne. Voir p. 491, n. 151 : Pasquier contre l’égotisme et l’absence d’art de Montaigne. Contradiction avec le style de Parlement, qui implique une ascèse dont le je de Montaigne est incapable.
À Port-Royal, on considère que parler de soi est d’abord un problème moral.
Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La Logique ou l’art de penser, III, XIX, a, 6 (éd. de 1664), éd. D. Descotes, 2e éd., p. 463 sq.
« Feu Monsieur Pascal, qui savait autant de véritable rhétorique que personne en ait jamais su, portait cette règle jusques à prétendre, qu’un honnête homme devait éviter de se nommer, et même de se servir des mots de je, et de moi, et il avait accoutumé de dire sur ce sujet, que la piété chrétienne anéantit le moi humain, et que la civilité humaine le cache et le supprime. Ce n’est pas que cette règle doive aller jusqu’au scrupule ; car il y a des rencontres, où ce serait se gêner inutilement, que de vouloir éviter ces mots : mais il est toujours bon de l’avoir en vue, pour s’éloigner de la méchante coutume de quelques personnes, qui ne parlent que d’eux-mêmes et qui se citent partout, lorsqu’il n’est point question de leur sentiment. Ce qui donne lieu à ceux qui les écoutent, de soupçonner que ce regard si fréquent vers eux-mêmes ne naisse d’une secrète complaisance qui les porte souvent vers cet objet de leur amour, et excite en eux par une suite naturelle une aversion secrète pour ces personnes et pour tout ce qu’elles en disent. C’est ce qui fait voir qu’un des caractères les plus indignes d’un honnête homme, est celui que Montaigne a affecté, de n’entretenir ses lecteurs que de ses humeurs, de ses inclinations, de ses fantaisies, de ses maladies, de ses vertus et de ses vices ; et qu’il ne naît que d’un défaut de jugement aussi bien que d’un violent amour de soi-même. Il est vrai qu’il tâche autant qu’il peut d’éloigner de lui le soupçonne d’une vanité basse et populaire en parlant librement de ses défauts, aussi bien que de ses bonnes qualités ; ce qui a quelque chose d’aimable, par une apparence de sincérité ; mais il est facile de voir que tout cela n’est qu’un jeu et un artifice qui le doit rendre encore plus odieux. Il parle de ses vices pour les faire connaître, et non pour les faire détester ; il ne prétend pas qu’on l’en doive moins estimer : il les regarde comme des choses à peu près indifférentes, et plutôt galantes, que honteuses : s’il les découvre, c’est qu’il s’en soucie peu, et qu’il croit qu’il n’en sera pas plus vil ni plus méprisable : mais quand il appréhende que quelque chose le rabaisse un peu, il est aussi adroit que personne à le cacher, c’est pourquoi un auteur célèbre de ce temps remarqua agréablement, qu’ayant eu soin fort inutilement de nous avertir en deux endroits de son livre, qu’il avait un page, qui était un officier assez peu utile en la maison d’un gentilhomme de six mille livres de rente, il n’avait pas eu le même soin de nous dire qu’il avait eu aussi un clerc, ayant été Conseiller du parlement de Bordeaux : cette charge, quoique très honorable en soi, ne satisfaisant pas assez la vanité qu’il avait de faire paraître partout son humeur de gentilhomme et de cavalier, et un éloignement de la robe, et des procès ».
Voltaire, Lettres philosophiques, XXV, n° XL, éd. Naves, p. 167. Idée précisée p. 271, n. 197 : si Nicole avait parlé de lui, il n’aurait intéressé personne (en quoi Voltaire n’a probablement pas tort). Mais Montaigne, sage et philosophe dans un siècle d’ignorance et de fanatisme, « et qui peint sous son nom nos faiblesses et nos folies, est un homme qui sera toujours aimé ». Sous-entendu : Nicole et alii étaient des fanatiques dans un siècle qui commençait seulement à être philosophe. Voir éd. Ferret et McKenna, p. 183.
Vinet Alexandre, Études sur Blaise Pascal, p. 22. C’est sans doute de ce fragment entre autres qu’est née l’idée que Pascal pratique une apologétique immanente : la méthode consiste à attirer l’attention sur nous-mêmes, et à aller non de la religion à l’homme, mais de l’homme à la religion.
Et cela non pas en passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir, mais par ses propres maximes et par un dessein premier et principal. Car de dire des sottises par hasard et par faiblesse c’est un mal ordinaire, mais d’en dire par dessein c’est ce qui n’est pas supportable. Et d’en dire de telles que celles‑ci...
Variation comique sur le thème Errare humanum est, perseverare diabolicum.