Pensées diverses VI – Fragment n° 2 / 5 – Papier original : RO 157-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 175 p. 409 v°-411 / C2 : p. 387
Éditions de Port-Royal : Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janvier 1670 p. 330 / 1678 n° 21 p. 325
Éditions savantes : Faugère I, 186, XXV / Havet VI.49 / Brunschvicg 393 / Tourneur p. 128-1 / Le Guern 656 / Lafuma 794 (série XXVIII) / Sellier 647
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Bibliographie ✍
BOUCHILLOUX Hélène, “L’usage de la logique selon Arnauld”, in Antoine Arnauld (1612-1694) philosophe, écrivain, théologien, Chroniques de Port-Royal, 44, 1995, p. 233-243. FERREYROLLES Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1984. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 1e éd., Paris, SEDES-CDU, 1976 ; 2e éd., 1993. MOREAU Denis, “Belle occupation que de travailler à une logique”, in Sources et effets de la Logique de Port-Royal, Paris, Vrin, 2000, p. 5-9. PRIGENT Jean, “La réflexion pascalienne sur les principes”, Mélanges de littérature française offerts à M. René Pintard, Strasbourg, Centre de Philologie et de littérature romanes, Klincksieck, Paris, 1975, p. 117-128. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. SHIOKAWA Tetsuya, “La pensée”, in Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, Paris, Champion, 2012, p. 29-45. SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008. |
✧ Éclaircissements
C’est une plaisante chose à considérer de ce qu’il y a des gens dans le monde qui, ayant renoncé à toutes les lois de Dieu et de la nature, s’en sont fait eux-mêmes auxquelles ils obéissent exactement,
Considérer de ce qu’il y a : de ce qu’... est un ajout. Quoi qu’en dise Brunschvicg minor, p. 508, cette tournure n’est pas fréquente chez Pascal ; cette affirmation est du reste absente de GEF XIII, p. 301. La remarque sur la conformité de cette expression à l’usage classique ne s’appuie que sur un passage de Molière, Monsieur de Pourceaugnac, III, 2. Encore est-elle mise dans la bouche d’un provincial burlesque.
L’idée que les personnes dont il est question ont « renoncé aux lois de Dieu » s’explique par le fait que, selon Pascal, certaines lois de Dieu se sont imposées de tout temps. Dans la XIVe Provinciale, éd. Cognet, Garnier, p. 256, Pascal écrit sur l’interdiction du meurtre : « Ce commandement a été imposé aux hommes de tous les temps. L’Évangile a confirmé celui de la loi, et le Décalogue n’a fait que renouveler celui que les hommes avaient reçu de Dieu avant la loi, en la personne de Noé, dont tous les hommes devaient naître ; car dans ce renouvellement du monde, Dieu dit à ce patriarche : Je demanderai compte aux hommes [de la vie des hommes] et au frère de la vie de son frère. Quiconque versera le sang humain, son sang sera répandu ; parce que l’homme est créé à l’image de Dieu. Cette défense générale ôte aux hommes tout pouvoir sur la vie des hommes ». Si l’on suit le passage de la Genèse, IX, 5-6 cité par Pascal, il résulte que les lois et les règles qui diffèrent de la loi de Dieu sont en réalité des écarts à l’égard des lois connues depuis le « renouvellement du monde ».
Ce passage paraît avoir inspiré des contresens à quelques commentateurs, notamment de la part de Havet, généralement mieux inspiré. Son commentaire, éd. des Pensées, I, Delagrave, 1866, p. 93, tend à souligner, non sans une certaine hauteur moralisatrice, que Pascal met « sur la même ligne les hérétiques et les voleurs », comme gens « sans foi ni loi ».
En fait il n’est guère soutenable que, selon Pascal, « les hommes qui n’étaient pas de sa croyance lui paraissaient des gens, comme on dit, sans foi ni loi, qui s’écartaient de l’ordre même de la nature ». Il sait bien que les hérétiques (entendre les protestants) et les musulmans ne sont pas sans foi. Il n’est pas plus recevable d’écrire que, pour Pascal, un Turc soit « à peine un homme ». Havet passe du reste discrètement sur le cas des logiciens, auxquels il serait difficile d’adresser le reproche de renoncer aux lois de Dieu.
La pointe du fragment est différente. Le paradoxe « plaisant », ou l’effet que Pascal observe, c’est que certains types d’hommes ont rejeté les lois de Dieu et de la nature, pour s’imposer par substitution des systèmes de règles tout aussi contraignantes, auxquelles ils obéissent avec le plus grand scrupule.
comme par exemple les soldats de Mahomet,
Pascal pense sans doute aux janissaires, c’est-à-dire au corps d’infanterie servant de garde au sultan. Sur les janissaires, voir L’histoire de la décadence de l’empire grec et établissement de celui des Turcs par Chalcondile Athénien, tr. Blaise de Vigenère, avec la continuation de la même histoire depuis la ruine du Péloponnèse jusques à l’an 1612, par Thomas Artus, t. I, Paris Claude Sonnius, 1650, p. 108-109 : « La Porte du Turc, qui est sa maison et suite ordinaire, est établie en cette sorte. Il y a toujours six mille hommes et aucunefois bien dix mille, dont il a accoutumé de tirer ceux qu’il envoie en garnison à la garde de ses forteresses, et en remet d’autres en leur place : Tous lesquels viennent des jeunes enfants qui sont pris et enlevés de côté et d’autre pour le service du Grand Seigneur, duquel ils sont les esclaves. » L’usage était de convertir à l’islam un cinquième des enfants chrétiens enlevés à leur famille. Ils étaient soldats à vie. Il leur était permis de se marier, mais perdaient alors le progrès de leur carrière, de sorte qu’ils n’avaient d’autres proches que leurs compagnons, et ne connaissaient d’autre préoccupation que celle de leur métier.
Voir Ricaut Paul, Histoire de l’état présent de l’empire ottoman, contenant les maximes politiques des Turcs, tr. de Briot, Livre III, Amsterdam, A. Wolgank, 1678, p. 445 sq. Les janissaires étaient recrutés parmi des enfants chrétiens enlevés à leur famille, que l’on réunissait isolés pour leur inculquer profondément l’idéologie et la religion nécessaires pour en faire des soldats entièrement dévoués à la défense du sultan, et animés par un fanatisme religieux. En temps de paix, ils partageaient leur temps entre les exercices militaires, les sermons et la prière. « En temps de guerre, les Turcs considèrent cette milice comme la plus vaillante et la mieux disciplinée de toute l’armée. C’est pourquoi quand elle marche, les janissaires sont toujours le principal corps » : p. 449-450.
L’histoire de la décadence de l’empire grec et établissement de celui des Turcs, I, p. 172, donne un exemple de « l’honnêteté des janissaires envers leurs compagnons prisonniers ». Cependant leur propension à la révolte montre que leur dévouement était tout relatif (voir les événements qui ont fourni à Racine la matière de sa tragédie Bajazet).
Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78). Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné dans son superbe Sérail, de quarante mille janissaires.
Il n’y a sans doute pas là une allusion à la guerre sainte (jihad).
Il n’y a aucune raison d’écrire, comme le fait Havet, dans son édition des Pensées, I, 1866, p. 93, qu’un Turc, aux yeux de Pascal, « est à peine un homme ». Le passage de la XIVe Provinciale, éd. Cognet, Garnier, p. 270-271, auquel il renvoie propose une gradation qui stigmatise les jésuites, dont on se demande s’ils s’expriment comme des chrétiens : « Sont-ce des religieux et des prêtres qui parlent de cette sorte ? sont-ce des chrétiens ? sont-ce des Turcs ? sont-ce des hommes ? sont-ce des démons ? » Les Turcs sont ici opposés aux chrétiens parce qu’ils diffèrent de religion ; mais la question sont-ce des hommes ? concerne les jésuites, et nullement les Turcs. Quant au fragment Commencement 1 (Laf. 150, Sel. 183), le passage Ne voyons-nous pas, disent-ils, mourir et vivre les bêtes comme les hommes, et les Turcs comme les chrétiens, c’est là aussi la différence de religion entre chrétiens et musulmans qui est marquée, les hommes étant de leur côté comparés aux bêtes ; d’autre part, Havet paraît oublier que l’incise disent-ils met la phrase au compte des « impies », et non à celui de Pascal lui-même.
les voleurs,
Saint Augustin, La cité de Dieu, t. I, Livre IV, Bibliothèque augustinienne, p. 541. Sans la justice, les royaumes sont de vastes brigandages, comme les brigandages sont de petits royaumes.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 147, renvoie à saint Augustin, Contra Faustum, V, 5, qui écrit que « les brigands, eux aussi, pratiquent entre eux ce qu’ils appellent charité ; ils se doivent d’être de fidèles complices dans le crime et l’infamie ; mais ce n’est pas là la charité que recommande l’Apôtre » (tr. Hussenot). Voir aussi le Sermon 169, De verbis Apostoli 15, 11, n. 14, où Augustin note que les brigands savent mourir sans livrer leurs complices.
Ces références permettent d’aller au fond de la pensée de Pascal. Même les brigands, qui ont quitté les règles de la morale civile, n’ont réussi qu’à établir qu’une image de cette société. Mais il faut se rappeler que Pascal écrit aussi dans Grandeur 14 (Laf. 118, Sel. 150) : Grandeur de l’homme dans sa concupiscence même, d’en avoir su tirer un règlement admirable et en avoir fait un tableau de la charité. Les brigands mêmes, par la société parallèle aux lois desquelles ils obéissent, sont une image défigurée de la charité. La remarque apparemment « plaisante » du fragment rejoint ainsi une vérité fondamentale de la pensée augustinienne.
Il existe toute une littérature qui décrit le monde des truands comme une sorte de chevalerie qui suit des règles de morale et de fraternité virile. Ces personnages n’hésitent jamais à tuer leurs adversaires, mais à l’égard de leurs amis ils observent des règles de loyauté extrêmement rigoureuses. Le mythe des brigands d’honneur remonte à Robin des Bois, défenseur des pauvres et des opprimés contre les séides du roi Jean. Voir dans un genre plus récent les aventures d’Arsène Lupin, de Maurice Leblanc, et, dans la Série Noire, les romans d’Auguste Le Breton (Du rififi chez les hommes) et de José Giovanni (Le deuxième souffle, L’excommunié). D’Albert Simonin, le Dictionnaire du roman policier, Fayard, 2005, dirigé par Jean Tulard, de l’Institut, écrit que les protagonistes vivent dans « un monde parallèle, une contre-société, un univers qui a son code qui n’est pas celui des honnêtes gens, ses valeurs qui ne sont pas celles de la bonne société et un sens de l’honneur qui n’est pas sans rappeler celui d’une armée ».
On trouve une comparaison des voleurs, des libre-penseurs et des calvinistes sous la plume du P. Garasse. Mais le jésuite tourne la comparaison contre les esprits forts, en faveur des voleurs et même des calvinistes, qui au moins respectent certaines conventions, alors que les libertins n’en font rien. On constatera que le style du P. Garasse et son abondance verbale diffèrent nettement de l’expression de Pascal, qui évite toute invective.
Garasse François, La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, ou prétendus tels, contenant plusieurs maximes pernicieuses à l’État, à la Religion et aux bonnes mœurs, combattues et renversées par le P. François Garasse, de la Compagnie de Jésus, Livre 1, section 12, Sébastien Chapelet, Paris, 1623, p. 71-74.
« La maxime de nos beaux esprits dogmatisant en cachette, a été observée par toutes les factions de bélîtres qui ont troublé les états. [...] II. Outre ces bélîtres dangereux, il y a deux factions fort honorables de personnes bien qualifiées, qui tiennent la maxime de nos beaux esprits prétendus, la première est des coupeurs de bourses, la seconde des bohémiens : quant aux coupeurs de bourses je vois qu’ils ont grande convenance avec nos beaux esprits prétendus, sinon que les coupeurs de bourses semblent être plus gens de bien que nos nouveaux dogmatisants, d’autant qu’ils fréquentent pour le moins les églises ; et quand on les surprend sur le fait, ils font une partie de la pénitence, et ne portent pas tout en purgatoire : au lieu que nos beaux esprits disent par galantise que la plus haute mémoire dont ils peuvent se souvenir, c’est d’avoir prié Dieu jadis, lors qu’ils étaient encore niais et superstitieux : s’ils vont aux églises, c’est comme les chiens, pour y faire leurs ordures : s’ils se vont confesser le jour de Noël, ce sera pour aller le jour des innocents prononcer mille horribles blasphèmes dans un cabaret, comme il est arrivé à ces fêtes passées. Les coupeurs de bourses parmi leurs confusions ont quelque police, parmi leurs injustices et larcins quelque forme de justice : il est vrai qu’ils déroberaient volontiers sous le gibet, et coup de poing s’ils pouvaient la bourse au bourreau même : mais à tout le moins savons-nous qu’ils ont quelque retenue, qu’ils font des restitutions notables, qu’ils ont les articles de leur discipline secrète, aussi bien que les ministres de Calvin, par lesquels il leur est défendu d’être plus de cinq ou six dans une église, et quand ils voient ou la chance du dé tourné sur un cinq, ou cinq petits cailloux dans le bénitier, ils n’oseraient passer outre : au lieu que nos beaux esprits n’ont ni police, ni ordre, ni vertu, ni réformation quelconque, sinon pour reformer les blasphèmes, d’autant, disent-ils, que jusques à présent les hommes ont été sots et n’ont pas su renier le nom de Dieu, et à chaque reniement qu’on faisait, on commettait une incongruité au français, ils ont été suscités pour reformer les blasphèmes, et nous enseigner comment il faut renier Dieu sans faire de solécisme. »
les hérétiques,
Le commentaire de Havet, p. 93, sur le traitement des hérétiques dans ce passage est aussi tendancieux : « Pascal mettait intrépidement sur la même ligne les hérétiques et les voleurs ; et les hommes qui n’étaient pas de sa croyance lui paraissaient, comme on dit, sans foi ni loi, qui s’écartaient de l’ordre même de la nature ». Pascal ne dit nulle part que les hérétiques sont sans foi (les Écrits sur la grâce témoignent exactement du contraire), et il ne leur impute nulle part de transgresser, comme le font les voleurs, les lois de la nature.
Selon Pascal, les hérétiques sont des chrétiens qui ne retiennent qu’un certain nombre des vérités qui constituent la vérité chrétienne, et qui en tirent des conclusions nécessairement erronées, car, comme il l’écrit dans le fragment Géométrie-Finesse II (Laf. 512, Sel. 670), l’omission d’un principe mène à l’erreur. C’est sur cette idée que repose, dans les Écrits sur la grâce, le Traité de la prédestination, qui place de part et d’autre de la vérité (la doctrine de saint Augustin), les deux erreurs symétriques des « restes des pélagiens » et des « calvinistes » : Pascal montre comment chacune de ces deux sectes ignore une partie de la vérité, et en tire des conséquences désespérantes du côté des calvinistes, et spécieuses du côté des semi pélagiens.
Par cet aspect encore, la remarque « plaisante » rejoint les idées fondamentales de la pensée pascalienne.
etc.,
Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, p. 86-87. « La tentation constante dont [les] etc. témoignent, de ne pas fixer de limite précise à l’énumération engagée se trouve [...] confirmée par la pratique stylistique de Pascal, régulièrement enclin, en phase de relecture, à augmenter de quelques syntagmes nominaux [...] une séquence énumérative déjà constituée ». Les logiciens viennent ici s’ajouter à la liste qui précède.
et ainsi les logiciens.
Les logiciens apparaissent en dernier.
Ils disparaissent dans l’édition de 1670. Il n’y a pas lieu de s’en étonner : en 1662 et 1664, Arnauld et Nicole ont fait paraître les deux premières éditions de la Logique ou l’art de penser. Non seulement ils n’étaient pas d’accord avec Pascal sur l’intérêt intellectuel de la logique, mais ils n’ont sans doute pas été ravis de se trouver associés aux voleurs et aux hérétiques.
Pascal n’ignore pas la logique. Voir la partie barrée de Grandeur 5 (Laf. 109, Sel. 141) : en bonne logique, que des choses vraies et fausses se tirent souvent les mêmes conséquences. Dans le texte définitif, Pascal écrit d’abord qu’on tire souvent les mêmes conséquences des suppositions contraires, puis remplace contraires par différentes. Le vocabulaire de la logique lui est d’abord venu sous la plume, mais il a préféré le remplacer par un adjectif moins technique. Il ne semble toutefois pas que M. Le Guern ait raison, dans son édition de Pascal, Œuvres, II, Pléiade, p. 1172, de présenter Pascal comme le promoteur d’une logique mathématique en avance sur son siècle, et de lui attribuer les chapitres de la Logique de Port-Royal sur les conversions de propositions. Voir p. 108 sq., les chapitres que Le Guern attribue à Pascal. Voir la discussion de cette supposition dans Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique, ou l’art de penser, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2014, p. 33 sq.
Mais cette mention des logiciens dans le présent fragment fait écho à des discussions entre Pascal et ses amis, dont témoigne l’opuscule De l’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 26-30, OC III, p. 425-428.
« § 26. C’est de cette sorte que la logique a peut être emprunté les règles de la géométrie sans en comprendre la force. Et ainsi, en les mettant à l’aventure parmi celles qui lui sont propres, il ne s’ensuit pas de là qu’ils aient entré dans l’esprit de la géométrie ; et je serai bien éloigné, s’ils n’en donnent pas d’autres marques que de l’avoir dit en passant, de les mettre en parallèle avec cette science, qui apprend la véritable méthode de conduire la raison.
Mais je serai au contraire bien disposé à les en exclure, et presque sans retour. Car de l’avoir dit en passant, sans avoir pris garde que tout est renfermé là-dedans, et au lieu de suivre ces lumières, s’égarer à perte de vue après des recherches inutiles, pour courir à ce que celles-là offrent et qu’elles ne peuvent donner, c’est véritablement montrer qu’on n’est guère clairvoyant, et bien plus que si l’on n’avait manqué de les suivre parce qu’on ne les avait pas aperçues.
§ 27. La méthode de ne point errer est recherchée de tout le monde. Les logiciens font profession d’y conduire, les géomètres seuls y arrivent, et, hors de leur science et de ce qui l’imite, il n’y a point de véritables démonstrations. Et tout l’art en est renfermé dans les seuls préceptes que nous avons dits. Ils suffisent seuls. Ils prouvent seuls. Toutes les autres règles sont inutiles ou nuisibles.
Voilà ce que je sais par une longue expérience de toute sorte de livres et de personnes.
§ 28. Et sur cela je fais le même jugement de ceux qui disent que les géomètres ne leur donnent rien de nouveau par ces règles, parce qu’ils les avaient en effet, mais confondues parmi une multitude d’autres inutiles ou fausses dont ils ne pouvaient pas les discerner, que de ceux qui, cherchant un diamant de grand prix parmi un grand nombre de faux, mais qu’ils n’en sauraient pas distinguer, se vanteraient, en les tenant tous ensemble, de posséder le véritable aussi bien que celui qui, sans s’arrêter à ce vil amas, porte la main sur la pierre choisie que l’on recherche, et pour laquelle on ne jetait pas tout le reste.
Le défaut d’un raisonnement faux est une maladie qui se guérit par ces deux remèdes. On en a composé un autre d’une infinité d’herbes inutiles où les bonnes se trouvent enveloppées et où elles demeurent sans effet, par les mauvaises qualités de ce mélange.
Pour découvrir tous les sophismes et toutes les équivoques des raisonnements captieux, ils ont inventé des noms barbares qui étonnent ceux qui les entendent ; et, au lieu qu’on ne peut débrouiller tous les replis de ce nœud si embarrassé qu’en tirant l’un des bouts que les géomètres assignent, ils en ont marqué un nombre étrange d’autres où ceux-là se trouvent compris, sans qu’ils sachent lequel est le bon.
Et ainsi, en nous montrant un nombre de chemins différents, qu’ils disent nous conduire où nous tendons, quoiqu’il n’y en ait que deux qui y mènent, il faut savoir les marquer en particulier. On prétendra que la géométrie, qui les assigne exactement, ne donne que ce qu’on avait déjà des autres, parce qu’ils donnaient en effet la même chose et davantage, sans prendre garde que ce présent perdait son prix par son abondance, et qu’il ôtait en ajoutant.
§ 29. Rien n’est plus commun que les bonnes choses : il n’est question que de les discerner ; et il est certain qu’elles sont toutes naturelles et à notre portée, et même connues de tout le monde. Mais on ne sait pas les distinguer. Ceci est universel. Ce n’est pas dans les choses extraordinaires et bizarres que se trouve l’excellence de quelque genre que ce soit. On s’élève pour y arriver, et on s’en éloigne. Il faut le plus souvent s’abaisser. Les meilleurs livres sont ceux que ceux qui les lisent croient qu’ils auraient pu faire. La nature, qui seule est bonne, est toute familière et commune. »
Pascal poursuit en reprenant à Montaigne que la logique ne forme pas le jugement à la fin de L’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 30, OC III, éd. J. Mesnard, p. 428 : « Je ne fais donc pas de doute que ces règles, étant les véritables, ne doivent être simples, naïves, naturelles, comme elles le sont. Ce n’est pas barbara et baralipton qui forment le raisonnement. Il ne faut pas guinder l’esprit. Les manières tendues et pénibles le remplissent d’une sotte présomption par une élévation étrangère et par une enflure vaine et ridicule, au lieu d’une nourriture solide et vigoureuse.
Et l’une des raisons principales qui éloignent autant ceux qui entrent dans ces connaissances du véritable chemin qu’ils doivent suivre est l’imagination qu’on prend d’abord que les bonnes choses sont inaccessibles, en leur donnant le nom de grandes, hautes, élevées, sublimes. Cela perd tout. Je les voudrais nommer basses, communes, familières : ces noms-là leur conviennent mieux ; je hais ces mots d’enflure... »
Il n’y a pas de raison de suivre l’interprétation de Brunschvicg, GEF XIII, p. 301-302, qui écrit que les logiciens qui sont envisagés dans ce passage « sont les sceptiques qui sont des raisonneurs à outrance : seulement s’ils acceptent les lois du raisonnement, c’est provisoirement afin de montrer que tout raisonnement supposant des principes admis sans démonstration est arbitraire et incertain ». La critique touche les logiciens en général, qui sont aussi mis en cause à la fin de l’opuscule De l’esprit géométrique, II, De l’art de persuader. Pascal ne reproche pas aux logiciens leur scepticisme, mais la manière dont ils construisent une science purement formelle et dénuée de rapport avec la pensée naturelle.
Bouchilloux Hélène, “L’usage de la logique selon Arnauld”, in Antoine Arnauld (1612-1694) philosophe, écrivain, théologien, Chroniques de Port-Royal, 44, p. 235 sq. Pascal sur la logique comme témoin de la dénaturation de l’homme.
Voir la Note sur la Logique de Port-Royal citée dans OC I, éd. J. Mesnard, p. 1156-1157. « Voilà une belle occupation pour M. Arnauld que de travailler à une logique ! Les besoins de l’Église demandent tout son travail. »Propos rapporté par l’abbé Pascal, recueilli dans le Premier recueil Guerrier, BN, Ms. F. fr. 12 988, p. 336.
Moreau Denis, “Belle occupation que de travailler à une logique”, in Sources et effets de la Logique de Port-Royal, Paris, Vrin, 2000, p. 5-9.
Les auteurs de la Logique de Port-Royal consacrent le Discours introductif à la défense de l’utilité de la logique. Voir éd. D. Descotes, Champion, 2014, p. 59 sq. Pascal et Montaigne sont particulièrement réfutés p. 72, sur les « railleries assez froides » qu’ils font sur les figures de syllogismes baroco et baralipton.
Mais ce que Pascal dit contre la logique, les auteurs de la Logique de Port-Royal le disent contre la dialectique et la théorie des lieux rhétoriques, III, XVI (éd. de 1664), éd. D. Descotes, Champion, 2014, p. 407 : « Rien n’étouffe plus les bonnes semences que l’abondance des mauvaises herbes... »
Le refus de la logique, chez Pascal, tient à plusieurs raisons. Dans ses propres argumentations, il évite de ramener les raisonnements difficiles à des syllogismes, comme le font Arnauld et Nicole. Quand il le fait, comme dans la lettre au P. Noël, OC II, éd. J. Mesnard, p. 521, c’est dans une intention parodique.
Il s’inspire de Montaigne, Essais, I, 25, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 167 : « c’est Baroco et Baralipton qui rendent leurs suppôts ainsi crottés et enfumés ; ce n’est pas elle (la sagesse) ; ils ne la connaissent que par ouï-dire » ; voir aussi II, 5.
Autre raison : la logique est un agrégat artificiel de règles empruntées un peu partout, notamment à la géométrie, engendrant une confusion dans laquelle il est impossible de discerner les bonnes règles. Les logiciens se forgent des règles artificielles qu’ils s’imposent et respectent strictement malgré leur nombre et leur complication. Mais ce ne sont pas des règles naturelles.
Pascal rejoint sur ce point les idées exprimées par Gassendi Pierre, Exercitationes paradoxicae adversus aristoteleos (Dissertation en forme de paradoxes contre les aristotéliciens), éd. Rochot, p. 234. Il y a un trop grand nombre de préceptes dans la dialectique ; il vaudrait mieux un petit nombre de règles restreintes à peu de paroles. Cela rend la dialectique inutile : p. 236.
Shiokawa Tetsuya, “La pensée”, in Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, Paris, Champion, 2012, p. 29-45. Pascal ne nie pas qu’il y ait des écrits de logique qui contiennent des idées proches des siennes, mais le problème est de savoir si elles s’enracinent vraiment dans l’esprit des auteurs, ou si elles ne sont que des constructions abstraites et artificielles.
Prigent Jean, “La réflexion pascalienne sur les principes”, Mélanges de littérature française offerts à M. René Pintard, Strasbourg, Centre de Philologie et de littérature romanes, Klincksieck, Paris, 1975, p. 117-128. Voir notamment p. 121-122.
C’est déjà la position de Ramus : voir Robinet-Bruyère Nelly, “La Logique face à la dialectique”, p. 13 sq. Peu de règles suffisent, et brèves, faciles à comprendre et à appliquer.
Voir aussi Descartes, Discours de la méthode, II, 6, éd. Alquié, I, p. 585, AT VI, p. 17. « J’avais un peu étudié, étant plus jeune, entre les parties de la philosophie, à la logique, et, entre les mathématiques, à l’analyse des géomètres et à l’algèbre, trois arts ou sciences qui semblaient devoir contribuer quelque chose à mon dessein. Mais, en les examinant, je pris garde que, pour la logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres instructions servent plutôt à expliquer à autrui les choses qu’on sait, ou même, comme l’art de Lulle, à parler sans jugement de celles qu’on ignore, qu’à les apprendre ; et bien qu’elle contienne en effet beaucoup de préceptes très vrais et très bons, il y en a toutefois tant d’autres mêlés parmi, qui sont ou nuisibles ou superflus qu’il est presque aussi malaisé de les en séparer, que de tirer une Diane ou une Minerve hors d’un bloc de marbre qui n’est point encore ébauché. »
Noter que ce reproche adressé à la logique va dans le même sens que celui que les Provinciales adressent au casuistes : les casuistes font des classifications débridées de péchés, mais cette activité aboutit à une confusion qui fait perdre de vue les principes de la vérité morale.
Il semble que leur licence doive être sans aucunes bornes ni barrières, voyant qu’ils en ont franchi tant de si justes et de si saintes.
Borne : marque d’une limite. Barrière : ce qui empêche de transgresser la limite.
Pascal porte à peu de chose près le même jugement sur les casuistes et les jésuites, mais avec beaucoup plus de sévérité.
Voir Ferreyrolles Gérard, Pascal et la raison du politique, p. 52 sq., les jésuites et la subversion qu’ils imposent à l’ordre établi. Ce n’est pas seulement la morale chrétienne que les jésuites pervertissent, mais même la nature qui est renversée « chaque fois que les jésuites autorisent ce que les païens interdisent » : p. 60. La société « est alors touchée non dans ses règlements arbitraires et susceptibles de variations, mais dans les principes mêmes qui gouvernent son existence », c’est-à-dire dans ce que Domat appelle les lois naturelles.
C’est ce que Pascal déclare dans la XIVe Provinciale, qu’il adresse aux jésuites, éd. Cognet, p. 256 : « vous avez besoin qu’on vous remette dans les principes les plus simples de la religion et du sens commun ; car qu’y a-t-il de plus naturel que ce sentiment qu’un particulier n’a pas droit sur la vie d’un autre ? Nous en sommes tellement instruits de nous-mêmes, dit saint Chrysostome, que, quand Dieu a établi le précepte de ne point tuer, il n’a pas ajouté que c’est à cause que l’homicide est un mal ; parce, dit ce Père, que la loi suppose qu’on a déjà appris cette vérité de la nature. »
L’effet produit par la campagne des Provinciales confirme cette remarque : la simple exposition des maximes des casuistes a suscité une réaction de rejet de la part du monde, qui a compris que les casuistes avaient dépassé les bornes de la saine morale.
Voir les conséquences p. 77 sq., sur l’échec de la politique des jésuites. Les jésuites récoltent l’hostilité de la société par la manière dont leurs maximes, conçues pour contenter tout le monde, aboutissent à mécontenter tout le monde.
2e ms Guerrier (Laf. 989, Sel. 809). Les jésuites ont voulu joindre Dieu au monde, et n’ont gagné que le mépris de Dieu et du monde.